3. William

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Le Mur de Memphis n'avait pas changé depuis la dernière fois. Ses briques blanches sales portaient les marques des noms des années antérieures. On voyait encore le A d' Alphonse, un étudiant de troisième année qui, après avoir refusé de se mettre avec Élisa, avait été percuté par une voiture un mois avant les résultats des examens. Quant à Élisa, elle avait quitté la ville et plus personne n'avait entendu parler d'elle. William y reconnut aussi le S de Sapho, une fille qui, un soir où elle avait trop bu, était montée sur le toit de du chalet où elle et ses amis faisaient la fête pour faire une chute mortelle. Le désigné était un garçon et elle était lesbienne. La malédiction du Mur ne l'avait pas épargnée, contrairement à ce qu'elle prétendait.

D'autres avaient été plus intelligents et s'étaient mis ensemble pour se séparer quelques mois plus tard. D'autres encore étaient restés en couple, fous amoureux l'un de l'autre. Mais leurs noms ne restaientt pas. Pour une raison qu'il ignorait, on oubliait toujours les noms de ceux qui finissaient bien.

— Tu espères être nommé ?

Alexandre arriva à sa hauteur, ses deux mains sur les henses de son sac. Ses cheveux roux lui tombaient devant les yeux de manière adorable. Ce qu'il aimait chez lui, c'était que pas un seul détail de son physique donnait à penser qu'il était millionnaire. C'était le genre de gars qui respirait la petite maison du pré, sous un soleil d'été, des pissenlits dans le jardin, un livre à la main et une mélodie de Schubert en fond. Parler avec lui, c'était comme atterrir dans un roman de Pagnol.

— Non, répondit-il avec un air catégorique. J'ai pas envie de mourir tout de suite.

— Si c'est Emma l'autre désignée, tu ne mourras pas.

— Qu'est-ce qui te fais dire ça ?

— Tu sortiras avec elle.

— Elle est ma meilleure amie.

— Oui, c'est ça.

William sortit une cigarette et un briquet de sa poche, échappant un rire du style "si tu veux pas me croire, tant pis pour toi". Il l'alluma sous le regard insistant d'Alexandre. À l'instant où il la portait à ses lèvres, Emma fit son apparition à l'entrée, son sac Chanel sous le bras, talons et mini jupe blanche. Plusieurs garçons se retournèrent à son passage. Parmi eux, Simon Beaulait lui jeta un regard dévoreur. Déjà à la fête, il lui tournait autour. S'il touchait un seul de ses cheveux, il lui promettait de lui faire la peau.

— Mon Willy ! s'exclama-t-elle en le voyant.

Son baiser laissa une trace de rouge à lèvres sur sa peau. Alexandre eut droit au même. Puis elle lui vola la cigarette, inspirant une longue gorgée de fumée tandis que le roux s'essuyait la joue.

— Depuis quand tu fumes ?

— Depuis maintenant, sourit-elle en lui rendant le papier blanc. Où est Erwin ?

— Il n'a pas cours ce matin.

— Cette chance. J'aurais bien dormi une petite heure de plus.

— T'as quoi comme cours ? s'enquit Alexandre.

— Fondamentaux du management, fit-elle en levant les yeux au ciel. Que du divertissement.

Leur première heure, pour William et Alexandre, était la gestion d'entreprise. Ce dernier prit note de chaque mot prononcé par l'enseignant, soulignant des phrases, annotant le coin des feuilles. Il écrivait à une vitesse impressionnante. William optait pour la tablette portable, même si sa page Word ne se remplissait pas très vite.

— Aussi, l'entrepreneur doit assurer un meilleur suivi des comptes de la facturation au recouvrement des créances. Par exemple, la facturation des clients doit se faire rapidement à l'issue du service réalisé ou à la livraison des marchandises. Cela permet d'assurer une échéance rapide pour un impact immédiat à la trésorerie.

Ses mains se suspendirent au-dessus du clavier. Comment expliquer ça avec ses propres mots ? À peine commença-t-il à y réfléchir que Mr Légat passa à la surveillance des stocks. Son résumé de l'année passée était bien, si seulement William se souvenait de ce qu'il avait étudié.

— T'écris plus ? s'étonna Alexandre qui avait déjà rempli sa troisième feuille.

— Je suis paumé.

— Je te passerai mes notes si tu veux.

L'espoir avec lequel il le regarda fut si grand que Alexandre éclata de rire.

— En échange, tu dois venir à mon concert la semaine prochaine.

— Sans problème.

William serait prêt à tout pour avoir ses notes. De plus, il n'avait jamais vraiment entendu Alexandre jouer. Le jeune homme gardait secret sa musique, et il n'avait commencé à jouer en concert que pendant l'été. Peut-être que les mots de Leila dans sa dernière lettre l'avaient décidé.

— Merci mec.

— De rien, fit-il en haussant simplement les épaules.

Après avoir passé les deux heures à écouter attentivement, par faute d'écrire, ils sortirent de la salle pour se diriger vers la cafétéria. Madden les attendait déjà, des lunettes de soleil larges posées sur son nez, recouvrant une partie de sa joue. William comprit instantanément pourquoi et sa son poing se contracta sous la colère. S'il croisait Lucas dans les couloirs, il lui ferait payer son geste.

— Salut princesse, lâcha-t-il en arrivant à la table où elle était assise.

Il déposa son sac pour se plaça derrière sa chaise, avançant ses mains vers ses lunettes pour les lui ôter.

— Non, William ! Laisse ça ! s'exclama-t-elle en le chassant.

— T'as aucune honte à avoir.

— Les gens vont penser que mon père me bats et j'ai horreur de subir leur regard énigmatique. Non, je suis sérieuse.

Il abandonna avec une moue. Lucas Layne n'avait définitivement pas intérêt à croiser son chemin.

— Je vais commander les cafés, fit Alexandre, puis il partit.

— Simon organise une autre soirée ce soir, annonça Madden non sans une grimace de mépris. Je dis ça parce que Emma est susceptible d'y aller.

— Et tu veux que je fasse quoi au juste ? L'en empêcher ?

Elle haussa les épaules.

— Pourquoi pas.

— Elle a vingt ans, elle est assez grande pour savoir ce qu'elle fait, marmonna-t-il.

— Plus le temps avance, et plus je me dis que l'histoire de Leila l'a rendue malade. Mais vraiment malade. Chaque occasion est bonne pour boire. Si elle va là-bas, c'est pour les cocktails, pas pour la musique.

— Je ne suis pas un baby-sitter Mad'. T'as qu'à fermer la porte de l'appartement à clef, comme ça elle ne sortira pas.

— Elle est capable de sauter par la fenêtre.

La moitié de son visage était caché par les lunettes, mais l'autre moitié se décomposa à la vue d'une personne à la porte. Erwin se tenait immobile devant l'entrée, hésitant entre s'asseoir à la même table que son ex ou s'enfuir. Alexandre revint au même moment avec deux cafés, lui lançant une oeillade curieuse. Le temps qu'il ramène le troisième, Erwin ne s'était toujours pas décidé.

— C'est quand tu veux, lui lança William sans s'empêcher de rire intérieurement.

Il fallait avouer, c'était quand même drôle.

— Connard, murmura Madden.

Il ne sut si c'était destiné à lui où à Erwin. Ce dernier se décida enfin et prit une chaise, à l'opposé de Madden. Elle s'était pétrifiée.

— Ton café, lui tendit Alexandre.

Elle ne le prit pas. Erwin en profita et se l'appropria. Les conversations des autres élèves agissaient tel un bruit de fond derrière eux. Table du coin, devant les baies vitrées et les fleurs du parterre, leur place habituelle. La lumière vive du soleil chauffait le siège en cuir. Les chaises étaient épargnées.

— Fais voir ton bleu, dit Erwin après avoir bu la moitié de sa tasse.

— Non.

William cacha son rire dans une gorgée de la boisson.

— J'ai acheté de la crème à la pharmacie.

— Comme c'est aimable, fit-elle avec un certain sarcasme.

— Tu devrais la mettre. Sinon tu vas devoir porter ces lunettes pendant au moins deux semaines.

— Il n'est pas si gros.

— Mais assez pour qu'il se voie à travers le fond de teint.

Il la connaissait trop bien. Quatre ans de relation portaient leurs fruits.

— Non. C'est juste que j'ai plus de fond teint.

Pas aussi bien alors, finalement.

— Madden, s'il te plaît, soupira-t-il d'exaspération.

— Passe-moi la crème, coupa William.

Dans le fond, Madden la voulait, mais le fait de savoir Erwin à moins de trente centimètres d'elle la mettait dans tous ses états. Dépité, Erwin la lui donna. William réussit finalement à lui faire enlever ses lunettes de soleil, ce qui prit dix bonnes minutes (il lui assurait que personne ne la verrait tournée comme elle était, elle affirmait le contraire) pour ensuite appliquer le produit. Le bleu était léger, après tout une gifle ne pouvait pas faire plus, mais il se voyait quand même. Dès l'instant où il lui toucha la joue, elle sursauta.

— Tu commençais pas à quatorze heures ? s'interrogea alors Alexandre.

Erwin fixa William.

— On doit récupérer son costume au tailleur.

— Il est enfin prêt ? Après deux mois d'attente ? maugréa-t-il.

— Il a beaucoup de travail.

L'excuse de nombreuses personnes chez les riches. Dans l'univers du luxe, même le temps se payait.

Erwin et lui sortirent donc les premiers puisqu'il n'avait qu'une heure de libre avant le cours de droit. La voiture d'Erwin attendait sur le parking. Ils prirent la route le long de la côte, avec la plage en paysage défilant. Des filles en bikini posaient devant un photographe. Un couple de personnes âgées profitaient des beaux jours de Septembre. Un enfant courait en criant dans la rue, une glace à la main. Des klaxons résonnèrent des mètres plus loin. Le trafic se fit plus dense.

— C'est quoi ce bordel, pourquoi ça n'avance pas ? râla Erwin.

Ça avançait, mais lentement. Des gyrophares d'ambulances clignotaient. Des gendarmes étaient postés tout autour, certains montrant la voie de gauche comme issue, bloquant la route d'en face. Erwin contourna les voitures des autorités, suivant la file de véhicules qui attendait. William tourna la tête pour voir de quoi il s'agissait.

Une Mercedes qui s'était enfoncée dans l'arrière d'une camionnette. Le capot n'était que miettes. Et quand il regarda dans l'habitacle, les klaxons ne devinrent qu'un bruit lointain. Du sang coulant le long du visage. Les yeux encore grands ouverts d'une femme, sa bouche entrouverte sur un cri qui ne s'était jamais échappé, sa tête posée sur le volant. Il cligna plusieurs fois des yeux. Il les entendit à nouveau. Les hurlements de sa mère alors que la voiture se retournait. L'éclat des cristaux. Une radio grésillante. L'odeur de fumée, de sang qui s'élevait alors entre les sièges et la chaleur qui remontait du bitume. Et à travers le rétroviseur brisé, le visage de sa mère à l'envers, les cheveux qui pendaient tristement au-dessus de son front, un filet de sang avançant doucement vers ses yeux. Les larmes de l'envers, il les avait appelé.

Il s'agrippa au siège dans un violent désir de chasser ces images. Il fallait respirer, simplement respirer, tout allait redevenir comme avant.

Mais il ne savait plus comment respirer.

— Et merde, entendit-il parler à côté de lui.

La voiture s'arrêta. Les warnings s'activèrent. Erwin lui agrippa le bras.

— Eh, ça va aller ok ?

— Ouais, articula-t-il d'une voix étranglée.

— Tu veux sortir prendre l'air ?

Il ouvrit la portière. Une brise tiède caressa ses lèvres tremblantes. Ses mains trouvèrent appui sur le muret de la plage. Le bruit sourd des vagues s'écrasant sur le sable emplit ses tympans, ôtant les souvenirs sonores qui hantaient encore son esprit.

Ceux qui disaient que le temps soignait les blessures étaient des ignorants. Le temps ne soignait rien du tout. Un mois, deux mois pouvaient bien se passer, puis il suffisait d'une seule seconde. Une image, un son, un détail puis le monde s'écroulait à nouveau.

Erwin exerça une pression sur son épaule.

— Je crois que le Deroxat est chez Madden et Emma. Tu veux qu'on aille le cher...

— Non. C'est bon.

Il en avait assez des antidépresseurs. Il en prenait depuis ce maudit accident et ça n'avait jamais rien fait de spécial. C'était juste les maudits souvenirs qui revenaient sans cesse. Les psychiatres qui l'avaient pris en charge après la mort de ses parents avaient été incompétents. Ce n'était pas prendre des médicaments qu'il lui fallait, c'était une nouvelle cervelle.

Ils reprirent la voiture dans un silence lourd. Erwin ne faisait que taper le volant avec son index. La radio était éteinte. Tout le monde pensait à l'éteindre quand il faisait partie des personnes à bord. Un simple grésillement l'attirait dans le gouffre de son passé. L'accident, les hurlements, les sirènes de l'ambulance. Après ça, les images revenaient sans cesse et il n'arrivait pas à s'en débarrasser. Il savait déjà que cette nuit, il n'allait pas pouvoir dormir.

Il voyait que Erwin s'inquiétait de son silence, alors il lança un sujet de conversation aléatoire et ils l'entretinrent jusqu'à arriver chez le tailleur.

Le reste de la journée fut plutôt basique. Ils rentrèrent ensemble, ayant terminé à la même heure. Alexandre était chargé de faire le dîner, alors il s'affaira à la cuisine aussitôt arrivé. William copia ses notes, ce qui lui prit une bonne heure, tandis que Erwin travaillait aussi de son côté.

Alexandre mangeait ses pâtes mais jetait des coups d'œil inquisiteurs dans sa direction.

— Tu vas faire quoi cette nuit ? demanda-t-il finalement.

— Pourquoi ?

Erwin lui avait dit, ça puait la confidence. Celui-ci évita son regard.

— J'ai des somnifères si tu veux.

— Je sais que t'as des somnifères, je te les demanderais si j'en avais besoin, soupira-t-il. Vous pouvez laisser ce sujet de côté maintenant ? Je vais bien, c'est bon, pas la peine de ramener l'hôpital ici non plus.

— Je l'ai dit à ta soeur, confia Erwin.

Il laissa tomber sa fourchette.

— Et je peux savoir pourquoi tu t'es permis cette liberté ?

— Pour pas qu'on l'appelle encore à deux heures du matin pour lui dire que son frère a fait une crise de panique sans qu'elle ne sache pourquoi, répondit-il assez sèchement.

— C'était il y a deux ans.

— Six mois, William. Il y a six mois.

Il n'avait même plus faim. Sans un seul regard pour ses amis, il débarassa son assiette et claqua la porte de sa chambre. Il s'aperçut alors que Chloé lui avait envoyé un message lui demandant comment il se sentait. Il la rassura en lui disant qu'il se sentait parfaitement bien, qu'elle n'avait pas à s'inquiéter puis s'allongea sur son lit.

Une longue minute passa. Il essaya de fermer les yeux. Les yeux de la femme, ouverts sur la mort, le sang en longs filets sur sa joue, puis dans son cou. Il les rouvrit.

Putain.

Il n'allait pas pouvoir rester toute une soirée ainsi. Il se souvint alors que Simon donnait une fête ce soir. S'il s'y rendait, il pourrait alors garder Emma à l'oeil, et Madden serait contente. Il attrapa sa veste en jean et descendit dans le salon. Erwin et Alexandre regardaient un documentaire à la télé.

— J'ai besoin de ta voiture, fit-il à Erwin.

— Pourquoi faire ?

— Je vais aller à la soirée de Simon.

Une lueur d'inquiétude brilla dans ses yeux.

— Fais pas des conneries là-bas.

— Tu veux que je fasse quoi ? fit-il avec légèreté, même s'il savait déjà à quoi il faisait référence.

— Me prends pas pour un con.

Il finit par lui passer les clefs, non sans un dernier regard d'avertissement.

La lune se faisait discrète en cette nuit d'été. Il roula la fenêtre ouverte, goûtant à la fraîcheur nocturne. La bâtisse dans laquelle Simon organisait ses soirées était grande mais éloignée de la ville, ce qui devait réduire considérablement le prix de la location. William n'était pas dupe, personne ne l'était d'ailleurs. Simon n'avait pas gagné au loto. Et il savait parfaitement la raison qui le poussait à investir autant d'argent. Il était en train d'acheter Emma.

S'il savait, le pauvre.

L'intérieur puait le tabac. Des lumières bleues tournaient en rond, entraînant les élèves dans un tourbillon infernal de danse, de courbes, d'alcool et d'euphorie. Des filles embrassaient à pleine bouches leur petit-ami sur les canapés, assises à califourchon sur leurs genoux. Il se fraya un chemin dans la foule. Des yeux le dévisagèrent. Des mains le touchèrent. Tout était si compacté ici. Comme si le monde était trop petit pour eux, et qu'il n'y avait de la place qu'ici.

— Restrie ! Quelle surprise de te voir ici !

Simon avança dans sa direction avec un énorme sourire. Deux de ses amis le suivaient à l'arrière, un air aussi amusé que le sien.

— Où est Emma ? s'entendit-il demander, se sentant obligé de crier pour surpasser la musique.

— Elle s'amuse.

Attendre plus de précision de sa part était inutile. Il le poussa d'une main et avança dans la deuxième partie de la maison. Là, la musique se faisait plus forte encore. Il devint sourd. L'obscurité masquait les visages qui se tournaient dans sa direction. Ombres noires aux yeux étincelants, tous au même rythme, lourds, suspendus dans l'air. La conception de temps disparaissait. Et avant même d'ingérer quoi que ce soit, il se grisait avec les corps mouvants.

Dans tout ce chaos bleu, une chevelure blonde se détacha du reste. Ses yeux entourés de noir lui reprochaient mille choses. Il ne sut lesquelles. Sa brassière argentée étincellait sous les projecteurs colorés. Il la vit là, au milieu de tout ce monde, immobile, les cheveux plaqués en arrière par du gel, une peau lisse, humide, un regard bas et il la trouva... parfaite. Dans un moment de solitude, elle devint l'humanité dont il avait besoin.

Emma s'approcha, déposa ses doigts sur sa mâchoire, observant avec attention chaque détail de son visage. William, lui, n'avait pas besoin de le faire. Il les connaissait déjà. Ses lèvres n'esquissèrent aucun sourire. C'étaient ses yeux qui parlaient. Ses yeux qui irradiaient de crainte et de passion à la fois, comme si elle luttait contre les deux à la fois.

Sa joue, ce fut la seule chose qu'elle toucha.

— Emma... laissa-t-il échapper.

— Non.

Elle secoua la tête, ses pupilles écrasées par les larmes. Il saisit son poignet alors qu'elle s'apprêtait à partir. Ses yeux s'aggrandirent. Lui-même n'avait aucune idée de ce qu'il était en train de faire. La seule chose qu'il avait clair, c'était qu'il la voulait. Cette nuit. Tout de suite. Maintenant. Elle.

— Embrasse-moi.

Ses lèvres avaient le goût de l'alcool. Une saveur sucrée et amère à la fois, un soupçon de salé. Des larmes noyées dans le silence. Il aventura sa langue plus loin, brisa les barrières qui les séparait. Il la voulait. Toute entière. Il voulait la Emma qui buvait trop, la Emma qui laissait une trace de rouge à lèvres sur sa joue, la Emma avec son sac Chanel et sa Mercedes décapotable. Ce soir, elle lui appartenait. Personne ne la lui prendrait.

Ses mains plongèrent dans la courbe de ses hanches. Il l'attira contre lui pour la sentir plus près, l'embrasser plus fort, faire partie d'elle. Leur petit univers bleu mouvait avec lenteur autour d'eux, mais il ne faisait pas parti de ce monde. Ils étaient une partie à part entière. Quelque chose de différent. Quelque chose d'unique.

Une force le tira en arrière.

Une douleur aigüe éclata dans sa mâchoire. Il tituba sur le côté, des étincelles de toute les couleurs explosant dans ses yeux.

— Je savais que t'allais foutre la merde, Restrie.

Ce bâtard de Simon Beaulait. Il venait de le frapper. Il venait vraiment de le frapper.

— T'es qui en fait ? cracha-t-il avec un dédain presque moqueur.

La face de Simon se tordit en une grimace de rage. Il s'élança pour lui asséner un second coup que William esquiva. Emma chercha à s'interposer. Simon la repousa violemment. Il osait la toucher. Il osait vraiment poser la main sur elle en face de lui. Tout à coup, il vit rouge. Tout ce dont à quoi il fut capable de penser fut de lui fracasser le crâne. Et sans les mains d'Emma posées sur son torse, il l'aurait fait. Sans elle, Simon serait mort.

— Ça va aller, lui murmura-t-elle. Viens.

Elle lui attrapa la main, le tira loin de Simon et ses accolytes. Le ciel s'ouvrit au dessus de leur tête, mais William n'était pas d'humeur à le contempler. Elle se dirigea vers la voiture d'Erwin tout en jetant derrière elle des coups d'oeil inquiets.

— Emma ! appela Simon dans leur dos.

Elle pressa le pas. William voulut se retourner pour satisfaire sa pulsion meurtrière, mais elle le poussa vers la voiture, l'incitant à rentrer dedans et ne pas perdre de temps. Il enfouit les clefs dans le contact. Emma marqua une pause au moment de s'assoir sur le siège, levant le bras pour faire ce qu'il déduisait être un doigt.

— Démarre, vite ! s'exclama-t-elle en claquant la portière.

Ils démarrèrent au quart de tour et s'engagèrent sur la route déserte. William vit la figure de Simon rétrécir dans le rétroviseur.

— C'était intense, souffla-t-elle, à moitié hilare.

Il n'avait aucune envie de rire. Il savait depuis le début que Simon était un idiot de première classe, mais il ne l'avait jamais vu à l'œuvre. Il était plus déterminé à avoir Emma qu'il ne le pensait.

— Je te ramène chez Madden ?

Son sourire s'envola.

— Non. Mon frère va me voir à moitié saoul, j'ai pas envie d'un interrogatoire maintenant.

— Parce que t'es saoul là ?

Parfois, la différence entre une Emma sobre et une Emma avec deux grames d'alcool dans le sang était flou.

— Pas assez pour vomir si ça peut te rassurer.

— C'est la voiture d'Erwin, pas la mienne.

Même si Erwin le pendrait haut et court s'il abîmait ne serait-ce que les tapis.

— Il t'a fait mal ?

— Qui ?

— À ton avis.

Le coup qu'il avait reçu dans la mâchoire avait été violent, mais la douleur était encore trop vive pour qu'il sente quoi que ce soit.

— Un peu de glace et ça ira.

Cette réponse la contenta. Ils terminèrent le trajet dans une tranquillité confortable. Il était onze heures du soir. La France dormait déjà. Il arrêta la voiture dans le garage. Le moteur s'éteignit. Ce fut le silence complet.

— Tu sais, parla-t-elle plus bas, pendant des années j'ai voulu savoir comment c'était de t'embrasser.

Plusieurs secondes s'envolèrent. Elle ouvrit la portière, la referma. Il se retrouva seul dans l'hâbitacle. Des années. Pendant des années. Quelque part, il s'en était douté. Mais d'un autre côté, il ne s'en était pas douté. Emma était affectueuse avec tout le monde, à sa manière. Et même si parfois elle s'acharnait à paraître sans coeur et prenant la vie comme elle venait, en vérité elle ressentait des tas de choses. Bien plus qu'elle ne l'admettait.

Alors dans cette déclaration, William y lut tout ce qu'elle n'osait pas prononcer. Et ça lui faisait mal, parce qu'il n'avait aucune idée de comment l'aimer en retour.

Il avait juste eu envie de l'embrasser sur le coup. C'était une impulsion. Les impulsions de ce genre définissaient rarement ce qu'il ressentait réellement.

Elle l'attendait devant la porte d'entrée. Il ôta sa veste et la lui posa sur ses épaules. En brassière, elle devait avoir froid.

— Merci, murmura-t-elle.

Erwin et Alexandre étaient encore en train de regarder ce maudit documentaire. Celui-ci arrivait à sa fin quands ils firent leur apparition dans le salon.

— William, t'es au courant qu'on a plus de chambre de libre ? lança Erwin pour souligner le fait que quelqu'un allait devoir dormir sur le canapé.

Elle peut dormir avec moi fut-il tenté de répondre. Mais il hésita. Puis il eut peur de son hésitation. Sans le baiser, il aurait répondu ça sans y réfléchir à deux fois. Parce qu'elle était sa meilleure amie et que ça s'arrêtait là. Mais maintenant, cette barrière s'était évaporée. Et il ne voulait pas de ça. Leur amitié ne méritait pas d'être abîmée à cause d'un stupide baiser.

Le regard de supplice qu'elle lui lança semblait vouloir dire la même chose.

— T'inquiète, finit-il par dire. Elle dors avec moi.

Erwin se contenta de ça, comme s'il avait déjà prédit sa décision. Alexandre, en revanche, portait un masque de glace plus qu'évident. Il se demanda ce que cela signifiait. S'il désaprouvait qu'une fille puisse dormir avec un garçon, qu'il le dise. Après tout c'était son appartement. Il dormirait sur le canapé s'il le lui demandait.

Mais il ne dit rien et William n'insista pas.

Une fois dans sa chambre, il donna un tee-shirt à Emma et vérifia ses messages. Chloé lui avait envoyé l'émoji du pouce en l'air, puis un "appelle-moi si tu as besoin" habituel. Il savait qu'elle gardait son téléphone à côté d'elle chaque nuit. Ces genres de recommandations n'étaient pas vidées de sens. Elle ferait vraiment tout pour lui, et il lui en était tellement redevable.

Emma se réfugia sous les draps et il la rejoignit quelques minutes après. Il l'entoura avec ses bras, la serrant contre lui tel qu'ils avaient l'habitude de faire quand ils dormaient ensemble. Rien n'avait changé.

— Merci, dit-elle dans le silence de l'obscurité.

— Pour quoi ?

— Pour oublier.

Il ne ferma pas l'oeil de la nuit.

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