4. Erwin

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La soirée du Mur se déroulait toujours le premier dimanche de Septembre. Pour une raison inconnue, les noms des désignés étaient inscrits ce soir-là, à minuit et pas une minutes après. Il était impossible de surveiller les alentours, ou même l'intérieur de l'école pour savoir qui les écrivait : les gardes de sécurité s'assuraient de ce fait. Cependant, leur tour nocturne s'arrêtait à minuit pile ; le temps d'arriver à l'établissement, les noms étaient déjà peints.

La plupart étaient trop saoul pour marcher de la plage à Memphis et ils s'échouaient sur le sable en attente que leurs amis reviennent pour leur crier les désignés. L'année passée, Lucas avait bu une bonne quantité de Whisky et il s'était mis à rire bêtement devant son nom sur le Mur. Leila avait jeté sur lui un regard plein de reproches avant de s'en aller, pour pleurer certainement. Il était rare que des premières années se retrouvent dans cette situation, mais pas impossible. Au moins, si Erwin était un de ces malchanceux, il aurait toute sa tête pour voir son existence chuter du haut d'une falaise.

— Je parie sur Simon Beaulait, lança William en se coiffant.

Un énorme bleu s'était étendu sur sa mâchoire. Erwin n'avait appris les faits que le lendemain en écoutant un groupe de fille mentionner les mots "bagarre", "William Restrie" et "pour la Rovel". Cependant, William se taisait sur le déclencheur du conflit. Il n'aimait pas Simon, tout le monde le savait, mais chercher la merde volontairement n'était pas son style non plus.

— Et qui d'autre ?

— Une garce qui lui rendra la vie impossible. Julie Delcoq par exemple.

— Pourquoi tu lui veux autant de mal, dis-moi ?

Il frotta ses cheveux mouillés avec sa serviette, espérant lui tirer les verres du nez.

— C'est un salaud.

Erwin leva les yeux au ciel puis enfila son tee-shirt.

Alexandre conduisait, les yeux rivés sur la route. Ses doigts tapotaient le cuir du volant. William pianotait sur son téléphone, absorbé par l'écran. Erwin observa par la fenêtre les appartements défiler. Buissons coupés courts, voitures luisantes posant telles des mannequins, façades blanches réfléchissant la lumière du soleil couchant. De temps en temps, des hommes promenaient des Rottweiler et des enfants jouaient sur le trottoir.

— Je me suis toujours demandé pourquoi le Mur ne nommait pas deux garçons ou deux filles.

— Peut-être parce que tout le monde n'est pas homo, marmonna William.

— Tout le monde n'est pas hétéro non plus.

— Mais les homos sont une minorité.

— Et alors ? C'est une raison pour les mettre de côté ?

— Non, c'est juste qu'on vit dans une démocratie. La majorité gagne.

— William, grogna Erwin en posant l'arrière de son crâne contre le repose-tête.

Alexandre ne répondit rien, particulièrement offensé par ces propos. William n'y fit pas attention, happé de nouveau par son téléphone. Parfois, Erwin avait l'impression qu'il se dédiait à contredire les gens, comme s'il en tirait une espèce de plaisir intérieur.

Il y avait déjà beaucoup de monde sur la plage, installant la buverie ou papotant gaiement. Néanmoins, la tension se ressentait. Les sourires étaient forcés, bloqués par une angoisse évidente. Des élèves commençaient déjà à boire. Les vagues s'écrasaient contre le sable de manière régulière, douce, discrète. Les rayons oranges du soleil se réflétaient sur l'eau turquoise. Le sel embaumait l'air, le cri des mouettes, les exclamations des premiers arrivés. La beauté parvenait à cacher les pires tourments.

Erwin retrouva son frère sur le bord de l'eau, les pieds enfouis dans le sable humide. Il fumait, la cigarette posée entre ses doigts.

— Je ne pensais pas que tu viendrais.

L'eau chatouilla ses chevilles. Il avait laissé ses chaussures plus loin.

— Je suis venu pour toi.

— Pour moi ?

C'était bien la dernière chose qu'il espérait entendre sortir de sa bouche.

— Je sais ce que ça fait que de se retrouver face à son nom écrit sur ce maudit mur.

— Tu crois être ma source de consolation ?

Il n'avait pas voulu dire ça avec autant de dureté, mais c'était la vérité. Un jour il semblait vouloir remettre en cause leur lien de parenté, un autre il se croyait être l'épaule sur lequel il s'appuirait en cas de problème.

Il haussa simplement les épaules.

— Je veux juste t'aider.

— Il y a une chance sur trois cent que je sois nommé. Tu es venu ici en te basant sur une très petite probabilité de...

— C'est bon, j'ai compris.

Il ne l'avait pas regardé de tout le long. Et quand il fit marche arrière, il ne jeta aucun coup d'oeil au dessus de son épaule. La cigarette sur le bord des lèvres, il expirait la fumée blanche. Erwin le rattrapa. Il s'imposa entre lui et le reste des élèves.

— Je veux juste comprendre, Lucas. C'est quoi la vraie raison pour laquelle t'es ici ?

— Rien. Laisse tomber.

Il laissa tomber. Quand Lucas se fermait, c'était trop tard pour faire sortir le moindre mot de sa bouche.

Emma venait d'arriver quand il rejoint ses amis. Elle regarda Lucas partir d'un autre côté, non pas avec haine, sinon avec reproche. Leila et elle se connaissaient depuis plus longtemps qu'eux tous. Partout où Emma était, Leila suivait. On ne pouvait pas dire que l'un était l'ombre de l'autre, parce que chacune d'elle brillait à sa façon. Mais quand une s'était éteinte, l'autre avait fait de même. Emma se détruisait petit à petit, et personne n'était capable de la tirer du gouffre. Et évidemment, la seule cause de tout ça pour elle était Lucas et Raven. En un sens, ce regard se comprenait.

William lui ramena une bière. Le gas pétilla quand il perça la canette. Il en proposa une à Emma, mais celle-ci secoua la tête.

-Je vais prendre une vodka.

Madden, à son arrivée, fit comme si Erwin n'existait pas. Elle était devenue spécialiste à ce petit jeu. Celui-ci sentait son coeur s'ébranler chaque fois qu'elle passait ses yeux sur lui sans se détenir. Quatre ans de relation ne signifiait-il rien pour elle ? Certes, il avait fait une erreur, mais il était las de lui demander pardon. En revanche, il n'était pas las d'elle. Pas las d'observer ses ondulations brunes devenir or sous la lumière du soleil couchant. Pas las de son sourire brillant, de ses yeux de bambi s'écartant sous l'émotion.

Savoir que tout cela ne lui appartenait plus le blessait.

— Tu es vraiment belle ce soir, eut-il le courage de dire.

Un éclat brilla. Elle le dévisagea pendant plusieurs secondes. Sentir son regard sur lui l'apaisa. Pendant un instant, il pouvait l'embrasser. Dans ce moment suspendu dans le temps, ils étaient encore ensemble, amoureux, l'esprit plein de projets, un futur à deux, une vie à deux, des espoirs à deux.

— Merci.

Sa froideur brisa son illusion. Ils étaient brisés. Séparés. Un futur seul, une vie seul, plus aucun espoir, rien que des regrets. Plus rien de ce qui était n'existait. Leila lui avait volé ce qui donnait de la valeur à son existence.

Emma revint avec une bouteille entière de Vodka. Madden la lui prit aussitôt des mains et prit une grosse gorgée, grimaçant quand le liquide coula dans son oesophage.

— On veut noyer ses peines ? ricana Emma.

Erwin se détourna. Il en avait assez vu.

Alexandre lui proposa de marcher au bord de l'eau, ce qu'il accepta. Les vaguelettes caressèrent ses chevilles une par une, un vas-et-viens de fraîcheur maritime. La tombée du jour, le sel alourdissant l'air, les oiseaux qui volaient au dessus de leur tête, testant leur liberté, tout cela semblait sortir d'une marinière. Les rires des élèves, dans leur dos, agissait comme bruit de fond.

— Qu'est-ce que tu penses faire plus tard ? demanda Alexandre.

Il détestait cette question. Pourquoi penser à plus tard quand ils avaient aujourd'hui ?

— Reprendre le complexe. Construire ma vie. J'en sais rien.

— Avec qui ?

Une énorme boule orange brillait au bout de la mer, plongeant petit à petit dans ses profondeurs.

— Personne.

— Tu abandonnes Madden ?

— C'est elle qui m'a abandonné.

Alexandre s'arrêta. Une brise poussa une mèche rousse sur son front.

— Tu devrais pas faire ça.

— Ah ouais ? Et que veux-tu que je fasse, au juste ? Je lui ai dit trois mots et elle veut se faire la bouteille de vodka entière !

Il passa ses mains sur son visage, puis dans ses cheveux avant de fixer l'étendu bleue et son étoile au fond qui mourait lentement. Le sable engloutissait ses pieds. Il avait mal. Il y avait des moments, comme ça, où penser à Madden lui arrachait le coeur. Que s'était-il passé pour qu'autant de bonheur disparaisse ? Où était-il allé ?

— Je lui ai parlé, avoua Alexandre. Elle souffre autant que toi.

Sa gorge se noua. Les ombres noires des mouettes dansaient devant le soleil couchant. Il ressentait son manque. Tous les jours. Et quelques fois, il entendait de nouveau la porte claquer, il revivait ce jour fatal, le jour où il s'était heurté à son expression de dégoût et ses yeux brisés. C'était étrange de voir une personne pleurer et ne pas pouvoir la consoler juste parce que la raison de ses larmes était soi-même.

— Erwin, c'est toi qui a tout fait foiré.

La colère remonta dans sa gorge.

— Combien de fois dois-je le répéter ? Je ne me rappelle de rien. Absolument rien.

— Alors tu as bu et...

— Vous faites chier.

Il n'avait pas bu non plus. Il n'avait pas pris de drogue. Rien. Seulement un jus de fruit et des maudites chips. Leila les avait ramené de chez elle, ils avaient prévu de continuer Stranger Things ensemble. Mais ça ne rentrait dans le cerveau de personne, non. Ils insistaient tous. "Tu as bu, c'est obligé". Il en avait marre de se répéter.

Il rebroussa chemin. Alexandre le rattrapa.

— Je voulais juste de dire qu'en reconnaissant ton erreur, Madden pourrait te pardonner.

— Mais quelle erreur ! éclata-t-il. Je l'aimais putain ! Je l'aimais comme un fou, pourquoi j'aurais fait ça ?

— C'était toi sur la vidéo. Tu ne peux pas le nier.

Cette vidéo, il aurait voulu l'éclater en mille morceaux. Raven avec. Leila aussi, quant à y faire. Mais elle s'en était chargée elle seule.

— Je ne veux plus reparler de ça, trancha-t-il.

— C'est dommage.

— De quoi ?

— Que deux personnes qui s'aiment doivent vivre chacun de leur côté.

Emma se précipita dans ses bras quand elle l'aperçut. Son sourire se fit rassurant alors qu'elle débarrassait son visage de mèches invisibles. Il devait y avoir quelque chose sur lui qui donnait à entendre sa détresse. Il entoura sa taille, reprenant doucement contenance. La nuit les recouvrait peu à peu.

— J'aime pas te voir triste, se plaignit-elle.

— Je vais très bien.

— Si tu le dis.

Puis elle lui déposa un baiser sur la joue.

William eut l'idée de faire une bataille, brandissant fièrement le jeu de cartes qu'il avait emmené. Chacun s'assit sur leur veste, les pieds enfouis dans le sable, les cheveux balayés par le vent salé. Madden portait une petite robe noire à la ceinture ajustée, rendant sa silhouette plus armonieuse qu'une statue grecque. Son regard dévia plusieurs fois sur elle durant la partie, observant ses mouvements, ses yeux plissés au dessus d'un sourire victorieux, ou bien ses sourcils qui se fronçaient quand elle perdait une carte importante.

— Arrête de me fixer comme ça, dit-elle en retournant sa carte sur le paquet.

Un As.

— J'ai pas le droit de te regarder ? répliqua-t-il en faisant de même.

Un Roi.

— Non.

Elle prit sa carte sous un simple geste de la main.

— Oh oh, princesse, s'exclama William. T'es gentille mais y a bataille là.

Erwin délaissa ses cartes sur le sable.

— Répartissez-les, j'arrête de jouer.

— Tu vas où ? s'enquit Alexandre.

— Quelque part où je pourrais regarder librement.

Madden leva les yeux au ciel dans un élan d'agacement.

Lucas était assis sur le muret en pierre, retiré de la masse d'élèves. L'obscurité l'avalait un peu, même si sa silhouette continuait de se voir. Il fixait les reflets blancs de la lune sur les mouvements réguliers de la mer, les yeux perdus dans les pensées qui l'assaillait. Erwin s'installa à côté de lui en silence. Il n'y eut rien entre eux. Seulement les éclats de rire d'un groupe de filles, quelques mètres plus loin.

— Raven n'est pas avec toi ?

— On s'est engueulé.

Il ne s'était pas préparé à ça.

— À propos de quoi ?

— Une connerie. J'avais l'habitude de me servir d'un pot de terre comme cendrier, il était sur le balcon, c'était facile d'accès. En fait elle essayait de faire pousser des fleurs à l'intérieur.

— Je suppose qu'il n'y a plus de fleurs maintenant.

— Il n'y en a jamais eu, dit-il en haussant les épaules.

Un silence.

— Tu te souviens quand Maman avait trouvé une cigarette dans le rosier ?

— Ouais.

Il n'était pas sûr, mais il crut le voir sourire. Sa mère avait laissé la cigarette à moitié consummée sur son bureau, mais elle n'avait jamais rien dit à leur père. La Reine du silence, il l'appelait parfois. Rarement il l'avait entendue élever la voix. Elle était juste derrière eux, ramassant les morceaux qu'ils laissaient pour ne pas subir les foudres de leur père.

— Merci.

— De quoi ? s'étonna Lucas.

— Avoir une conversation normale avec toi. Ça m'avait manqué.

Il sortit un paquet de cigarette, en tira une. Puis il le lui tendit et Erwin en prit une à son tour. La flamme du briquet fut un éclair de lumière qui l'éblouit presque. L'éclat mourut un peu, se réfugiant sur le papier. Son frère avança l'objet vers lui et le bout de sa cigarette devint orange. Un trait de fumée fut expiré, il alla rejoindre les étoiles. La lune était ronde ce soir.

— À moi aussi.

Ils restèrent longtemps assis l'un à côté de l'autre, sans se regarder, sans prononcer un mot, juste à observer la nuit et ses nuances de gris. Erwin n'avait pas fumé depuis longtemps, mais la sensation d'apaisement profond lui avait manqué. En expirant, il relâchait la tension et toutes les mauvaises choses qu'il entassait en lui.

— Tu sais, quand tu dis que tu ne te souviens pas de la soirée avec Leila, je te crois.

Erwin le regarda, tentant d'y déceler la pensée qui leur traversait tous l'esprit.

— Tu penses que j'ai bu.

— Non.

— Alors c'est quoi ton explication ?

— C'est quoi la tienne ?

Il regarda face à lui sans pouvoir répondre.

— Pourquoi tu me croirais ? finit-il par demander.

— Je te crois, c'est tout.

Le feu qu'ils avaient allumé plus loin éclairait une bonne partie de la plage. Certains chantaient à gorge déployés, déjà grisés par l'alcool.

— Tu aimais Leila ? se surprit-il à demander.

La cigarette de Lucas poussa son dernier souffle. Son téléphone se mit à sonner. Il décrocha. Erwin reconnut la voix de Raven au bout du fil. Plusieurs fois, les mots "je sais bébé" franchirent ses lèvres. Il écoutait en hochant la tête, les yeux fermés, et Erwin ne sut si c'était de l'exaspération ou sa tentative de comprendre son point de vue. Il conclut la conversation avec un "Je t'aime bébé" puis un "j'arrive bientôt". Il raccrocha.

— Disons que j'ai fais de mon mieux.

Erwin mit quelques secondes pour se souvenir de sa question. Puis il s'étonna que Lucas ait pris en compte ce qu'il lui avait dit. Son frère était plus du genre à oublier volontairement tout ce qu'il entendait, ou du moins, oublier ce qui ne l'intéressait pas.

— Mais tu sais ce qui m'énèrve ? reprit-il.

— Non.

— Qu'on me condamne pour être amoureux d'une autre fille. Parce que vous avez beau vous plaindre du Mur, vous êtes ceux qui définissent les règles de cette stupide tradition.

Sur ce, il tira une autre cigarette. La flamme jaillit du briquet avant de devenir une étincelle.

— Moi ce qui m'énèrve, c'est le fait que tu restes avec elle en sachant tout ce qu'elle m'a fait.

Il laissa échapper un petit rire et la fumée en même temps.

— Oh frérot. Si tu savais.

La question "si je savais quoi ?" s'apprêtait à sortir de sa bouche quand il aperçut une silhouette familière tituber dans sa direction. La bouteille de Vodka était vide dans sa main.

— Erwiiiiiiiiiiin ! cria-t-elle.

— Seigneur, lâcha-t-il avec désespoir.

Les yeux d'Emma partaient dans tous les sens ; elle se mit à rire en voyant une voiture passer. L'alcool l'avait profondément atteinte ce soir. Face à Lucas, elle s'arrêta pour le dévisager. Celui-ci cracha sa fumée blanche sur elle, maintenant le contact avec intensité. Emma cligna plusieurs fois des yeux, recula d'un pas.

— Tu veux ? proposa-t-elle en lui tendant sa bouteille vide.

Lucas prit la bouteille et la posa à côté de lui.

— T'en bois pas ?

Ce fut trop. Erwin se leva, décidé à la ramener chez elle. Tant pis pour le Mur. Si elle était nommée, elle le saurait le lendemain. Il restait une heure et dans cet état, elle était bien capable de se jeter dans la mer pour y disparaître.

— Tu veux que je te dise un secret ? gloussa-t-elle quand il posa une main sur son bras pour la conduire vers la voiture.

— Allez viens.

— Attends attends.

Ses deux mains se posèrent à plat sur son torse. Une culpabilité enfantine innondait son visage. Elle lui fit presque pitié. Quand elle devenait bourrée, elle ressemblait à une enfant en quête d'attention. Erwin y voyait une triste vérité : peut-être que c'était ce qu'elle était. Certaines personnes naissaient sans vouloir grandir.

— J'ai embrassé William, avoua-t-elle avec un sourire.

Lucas s'étouffa avec sa cigarette.

— Comment ça ? fit Erwin, trop déconcerté pour ne pas l'ignorer.

— À la fête de Simon, le soir où il est revenu avec un bleu. C'est Simon qui l'a frappé. Parce qu'il m'avait embrassé.

L'agacement tendit tous ses muscles. Il ne savait pas à quoi jouait William, mais ça ne le faisait franchement pas rire. Il allait finir par lui briser le coeur avec ses conneries. Et c'était la dernière chose dont Emma avait besoin.

— On va rentrer ok ?

— Noooooon ! Je veux rester, je m'amuse bien !

— Je peux la ramener si tu veux, proposa Lucas en écrasant le reste de sa cigarette sur le muret. Je vais rentrer, je suis crevé.

Mais Emma lui avait déjà échappé des mains et marchait maintenant vers la buvette. Erwin poussa tous les jurons possibles. Le jour où elle passerait une soirée sans boire, il lui offrirait un million d'euros de récompense. Ce qui n'arriverait sûrement jamais.

— T'embête pas, je m'arrangerai avec Sasha, soupira-t-il avec un regard d'excuse.

Lucas hocha la tête, vérifia les messages sur son téléphone puis se leva pour partir. Le ciel était dégagé. Il jeta un coup d'œil vers les étoiles comme pour vérifier leur présence

— Leila a fait plus de mal que tu ne le crois, dit-il en regardant Emma s'accouder à la buvette.

Puis il sauta par dessus le mur et disparut. Erwin aurait voulu demander pourquoi, mais il se contenta de sa propre explication, celle que tout le monde connaissait : le lien intime des deux filles, et comment, quand l'une s'était jetée d'un pont, elle avait entraîné l'autre avec.

Il intercepta à temps le cocktail.

— Tu fous quoi là ? s'insurgea-t-elle quand il repoussa le verre vers le troisième année qui tenait le stand.

— Si tu continues, tu vas t'écrouler raide morte.

Malgré ses protestations, il la ramena vers le groupe. Sasha n'était vu nul part, alors il décida d'attendre jusqu'à le voir apparaître. William et Alexandre étaient plongés dans une discussion passionnée, chacun avec un écouteur dans les oreilles.

— Ça c'est la Rondo Capriccioso, entendit-il Alexandre dire.

Il aurait voulu adresser deux mots à William à propos de la soirée chez Simon, mais il n'eut pas le coeur à couper leur conversation. Madden était sur son téléphone, mais en passant derrière elle il vit qu'elle lisait. Il s'assit, puis Emma posa sa tête sur ses genoux, ferma les yeux et s'endormit.

Ce fut si soudain qu'il crut un instant à son trépas.

— T'inquiète, boire la fait dormir rapidement, le rassura Madden sans décrocher ses yeux de l'écran.

Comment avait-elle pu deviner sa pensée si elle ne l'avait même pas regardé ? Cette fille l'étonnerait toujours, peu importe le nombre d'années qu'il avait passé à ses côtés.

— Tu lis quoi ? tenta-t-il.

À sa grande surprise, elle répondit.

— Bel-Ami de Maupassant.

— Et c'est bien ?

— Non. Le personnage principal me rappelle trop quelqu'un.

— En quoi ? demanda-t-il même s'il pressentait déjà la réponse.

Elle ne le savait pas, mais il avait lu ce livre.

— La seule différence entre ce quelqu'un et Georges Duroy, c'est que Georges trompe les femmes pour son ascension dans la société. La personne que je connais le fait pour le plaisir.

Il n'avait jamais autant détesté Maupassant.

Sasha décida de faire son apparition cinq minutes avant le départ pour Memphis. Il trouva sa soeur profondément endormie et devina ce que Erwin ne lui avait pas encore expliqué. La déception prit place sur son visage.

— Je vais la porter jusqu'à l'école.

— Tu vas pouvoir ?

Il y avait quand meme deux kilomètres à parcourir.

— Elle est légère.

Finalement, Sasha opta pour une solution plus simple et prit la voiture. Il avait laissé la sienne à côté de la plage, contrairement à beaucoup qui les avaient garé au parking de l'école. Sur le chemin, personne ne fut assez courageux pour parler. On aurait dit un cortège funèbre. Les noms étaient sûrement déjà inscrits sur le Mur, deux destins scellés, pour le meilleur ou pour le pire. Certainement pour le pire.

Plusieurs élèves avaient déjà escaladé la façade quand il arriva. Il suffisait de prendre appui sur les aigles de pierre, emblème de l'école. Les souiller avec la trace des chaussures semblait le cadet de leur soucis. D'habitude, Erwin s'en serait préoccupé, mais l'angoisse l'empêchait de penser à autre chose qu'au Mur. Ce serait quand même fort s'il était nommé. Sur trois cent élèves. Lui.

Improbable.

Madden monta avant lui. William la suivit, stressé à l'idée d'être entraîné dans cette tradition morbide qu'il méprisait tant. Il s'apprêtait à escalader la tête de l'aigle quand un hurlement le glaça.

Il aurait reconnu cette voix entre mille.

— Non c'est mort, je monte pas, paniqua-t-il en s'écartant de la statue.

Madden était nommée. Madden était nommée. Madden était nommée. Ça tournait en boucle dans sa tête. Alexandre le poussa vers l'avant.

— Arrête de t'imaginer le pire.

Mais il ne s'imaginait pas le pire. Madden n'aurait pas hurlé pour rien. Et ce n'était pas seulement du désespoir qui avait percé sa voix, mais de la rage. Une colère pire que l'orage.

Ce fut un miracle s'il arriva à escalader l'aigle. Il dut s'y reprendre à deux fois tellement ses mains tremblaient, et encore, ce fut grâce à Alexandre qui le poussait vers le haut. Il n'osa pas analyser l'expression des spectateurs du Mur. Il voulait le voir par lui-même.

Et il le vit.

Madden Scott
Erwin Layne

écrits avec de la peinture noire.

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