22. Leila

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La musique battait son plein. La sueur recouvrait le dessus de ses lèvres rondes, un sourire doux les étirant. Leila leva les mains, toucha l'air, nagea dans sa bulle de bonheur. Elle avait un bleu étendu tout le long de son menton, le coin de l'œil enflé, mais elle était heureuse, plus heureuse qu'elle ne l'avait jamais été. Ses hanches se mouvaient au rythme d'une mélodie pesante. Plongée dans la foule, elle était rien et tout à la fois. Elle était celle sur qui on posait les regards. Mais elle était celle qui les ignorait.

Elle était celle qui posait le sien uniquement sur un seul.

Un main s'enroula autour de son bras et l'attira en arrière. Emma et Leila émergèrent ensemble de la danse. La blonde tituba légèrement, se retenant grâce au mur et l'aide de son ami. Un rire démant la secoua.

— Putain mais t'as bu quoi ? échappa Leila à moitié hilare.

— Ok, tu ne devineras jamais ce qui vient de se passer.

Emma s'adossa contre le mur, le souffle coupé comme si respirer était un effort surhumain. Leila l'observa avec amusement, en soif de réponse.

— Tu vois le mec avec la chemisette rouge ? dit-elle en désignant du menton un homme étincelant de sueur, un verre d'alcool à la main.

— Celui qui a l'air d'avoir quarante ans ?

— Arrête ! s'écria Emma en pouffant. Il a trente ans d'abord. Puis c'est un des milliardaires les plus riches de Cannes.

Milliardaire et charmant, à son goût. Leila le vit sourire et comprit pourquoi Emma parlait de lui.

— Et quoi ?

— J'ai couché avec lui.

Accompagné de ces mots, elle balaya ses cheveux en arrière et marcha dans sa direction. Leila lui emboîta le pas. Il l'aperçut et, dès qu'elle fut assez près de lui, posa une main possessive sur son mini-short, malaxant sa peau tandis qu'elle se collait à son torse. Leila eut envie de lever les yeux au ciel mais se retint face à la bande de trentenaires un peu bourrés.

— T'es jolie toi aussi, lança-t-il avec un sourire qui ne cachait pas ses intentions.

Leila croisa ses bras devant sa poitrine.

— J'ai déjà quelqu'un dans ma vie.

— Dommage.

Emma fit la moue et plaça un doigt sous son menton pour le ramener vers elle et, certainement, l'embrasser. Mais il se dégagea de sa prise, envoya un clin d'œil à Leila et sortit de la salle. Emma pinça sa lèvre, toute trace de joie évanouie de son visage.

— Tu fais chier, lâcha-t-elle avant de partir de l'autre côté.

— Emma, attends !

Elle la suivit jusqu'aux portes des toilettes. Les basses de la musique faisaient trembler les murs de l'étage. Il y eut le bruit d'un estomac qui se retournait. Un garçon à moitié inconscient leur adressa un vague salut de la main. De la bave coulait de son menton. Leila se détourna avec dégoût et rejoignit Emma devant les miroirs.

— C'était un connard de toute manière.

Son amie ne répondit pas, replaçant quelques mèches frivoles.

— C'est pas de ma faute ok ?

— C'est jamais de ta faute.

Emma tira du papier et s'essuya les contours de la bouche. Leila la regardait faire. Elle la trouvait resplendissante, vraiment. Trop même.

— T'as vu Lucas ?

— Non, déclara-t-elle sèchement.

Elle entra dans une cabine et claqua la porte. Leila soupira et sortit son téléphone. Elle finirait pas se calmer. Chaque fois, elle s'énervait pendant cinq minutes puis les choses revenaient à la normale, elle trouvait un homme et s'en contentait. Une fille débarqua en pleurant, s'enferma elle aussi. Les sanglots emplissaient les toilettes.

Les actualisations Instagram s'affichèrent. Leila les regarda sans trop y prêter attention puis cliqua sur quelques stories. Celle de Madden était toute fraîche. C'était une vidéo, le début était noir. Puis il y eut deux silhouettes. Deux silhouettes collées.

Son visage se décomposa quand elle reconnut les visages.

Elle lâcha brusquement le téléphone à côté du lavabo. Son corps se cassa en deux, un hurlement franchit ses lèvres. Ses doigts s'agripèrent au marbre comme à une bouée en pleine mer. Emma sortit en tornade de la cabine, les yeux agrandis d'effroi.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Elle voulut parler mais n'y arriva pas. Les images s'accrochaient lentement à son esprit. Lucas embrassant Raven. Dans un couloir sombre. À l'abri du monde, à l'abri des regards. À l'abri d'elle. Il était sien, il ne pouvait pas, non non non. Son front tomba sur son bras, elle fixa le sol, lutta pour ravaler ses larmes, en vain. A côté, elle perçut un mouvement. Emma prenait son téléphone, elle venait de voir. Et elle ajouta le son. Le rire de Madden. Des mots incompréhensibles mais qui se réjouissaient certainement du drame.

— Arrête ça ! cria-t-elle en attrapant l'appareil.

Et elle le jeta contre le mur. Il explosa.

— Tu sais combien il m'a coûté ce téléphone ? fit Emma avec un visage irrité.

— Je m'en fous de ton putain de téléphone ! hurla-t-elle. Va effacer la story ! Tout de suite !

— Je ne sais pas où est Ma...

— Trouve-la !

Ses talons claquèrent sur les pavés blancs. Emma disparut. La fille sortit de la cabine, les yeux gonflés à force d'avoir pleuré. Elle s'avança face au miroir. Leila la fixa à travers le reflet, observa sa lèvre trembler, son maquillage couler. Ça faisait ça alors, la douleur.

— Toi aussi il t'a trompé ?

Leila n'arriva pas à répondre. Elle regardait cette fille comme une déchéance du monde, un pauvre déchet perdu. Puis elle se rendit compte qu'elle était pareille. Elle n'était pas tout et rien. Juste rien.

— Il te frappe aussi ?

Alors elle s'observa elle, scruta son menton, le coin de son œil, se souvint des cris de Lucas, de ses propres pleurs, de ses baisers donnés avec une force violente mais qu'elle avait savouré longuement.

— Il fait ça parce qu'il m'aime.

Et elle faisait ça parce qu'elle l'aimait. Mais la fille rigola doucement.

— C'est ce qu'elles disent toutes.

Elle n'était pas "toutes". Elle était Leila Revigne. Et elle eut envie de le lui hurler, de frapper ce marbre, le casser en deux, lui prouver qu'elle était irremplaçable. Mais la fille sécha une dernière larme et la laissa seule. Un déchet, oui. C'était ce en quoi Madden venait de la convertir. Elle recula, se laissa glisser contre le mur. Emma revint deux minutes plus tard. Elle jeta un regard dépité aux morceaux de téléphone éparpillés au sol puis prit place à côté d'elle. Deux filles abandonnées, assises sur les pavés sales des toilettes d'une discothèque.

— Je l'ai trouvée, elle dormait. T'as de la chance que je connaisse son mot de passe.

— Qui l'a vu ? dit-elle sous un calme surprenant.

— Seulement trois personnes, dont deux ne sont pas de Memphis.

— La troisième ?

— Toi.

Elle enfouit son visage entre ses mains. Pourquoi avait-il fait ça ? Pourquoi choisir Raven alors qu'elle l'aimait bien plus ? Un faible cri fut étouffé par sa peau. Elle allait craquer. Elle allait exploser.

— Je la hais, cracha-t-elle en ôtant ses mains. Elle et Raven, ce sont les pires monstres qui puissent exister. Elles sont allées jusqu'à piéger Lucas pour me pourrir la v...

— Piéger Lucas ?

— Je ne vois que ça comme explication.

Emma garda le silence, ses yeux rivés sur le mur opposé. Elle pensait comme elle, c'était certain. Elles avaient toujours eu des avis similaires. Leila pouvait compter sur elle.

— Qu'est-ce que tu vas faire ? demanda la blonde.

— Lui faire payer.

Puis, voyant l'effroi qui venait de s'afficher sur son visage, elle lui prit la main. Elle la supplia silencieusement, exerçant une pression écrasante sur sa main.

— Tu m'aideras à leur faire payer, n'est-ce pas ?

— Tu es sûre que c'est...

— Oui. Je suis sûre.

Lucas était innocent, il l'avait toujours été.

— Dis oui, Emma.

Ses yeux s'emplirent de larmes. Emma ouvrit la bouche pour parler, puis la referma, hésitant, déchirée entre deux décisions dont elle ignorait le composant. Finalement, elle acquiesça. Ce fut doux, presque imperceptible, mais cela lui suffit.

— Merci, souffla-t-elle. Et puis, tu me rachèteras un téléphone ?

Encore une fois, elle hocha la tête. Leila se mit à sourire timidement. Qu'est-ce qu'elle ferait sans elle.

— J'appelle un taxi ? proposa Emma.

— Non, je vais rentrer avec Lucas.

— Tu...

Sa phrase s'évanouit dans les néons grésillants.

— Laisse tomber.

Une fois Emma sortie, Leila fit de même et chercha Lucas. Il ne fut pas très difficile à repérer, assis sur la terrasse, une cigarette entre les doigts. Les volutes de fumée tourbillonnaient suavement au-dessus de sa tête.

— On y va ?

Il se retourna, lui jeta un bref coup d'œil puis reposa son regard sur les buissons noirs, au loin.

— Ouais, j'arrive.

Il écrasa sa cigarette au sol, saisit sa veste en cuir posée à côté de lui et se retourna. Elle voulut empêcher ses mains de trembler mais il les aperçut rapidement. Sans chercher à comprendre si c'était le froid ou autre chose, il déposa sa veste sur ses épaules et la poussa à l'intérieur. Ce geste acheva de la convaincre. Il l'aimait, jamais il ne l'aurait trahie sous sa propre volonté. Elle en eut presque le sourire. Les seuls monstres dans tout ça étaient Madden et Raven.

Il prit le volant, elle monta à côté de lui. Les lampadaires illuminaient faiblement la route. Des insectes volants tournaient tout autour, quelques cigales chantaient encore, dans la fraîcheur d'une nuit d'avril. Leila entrouvrit légèrement la fenêtre. Le vent s'engouffra et poussa ses mèches châtains en arrière. Ses paupières se fermèrent. L'essence de ce monde était là, dans sa main. Lui, elle, au même endroit au même moment. Il fallait juste éliminer ce qui cachait un peu son soleil. Le doute, dans ces situations, était ce qui faisait chavirer le bateau. Mais Leila n'avait aucun doute sur leur amour. Le bateau tiendrait.

Il s'arrêta face à chez lui.

— Erwin n'est pas là ? demanda-t-elle innocemment.

— Il reste chez Madden pour cette nuit.

— Je peux rester ici alors ?

Il poussa un soupir discret.

— Si tu veux.

Ils entrèrent tous deux dans l'appartement. Lucas alluma les lumières une à une, déposa les clefs, lui enleva la veste des épaules pour la ranger, ôta ses chaussures. Un calme magnifique régnait. Elle laissa ses talons à côté de ses baskets. Puis elle le suivit jusque dans la chambre, son regard transparent planté sur son dos.

— Je n'ai plus de téléphone, annonça-t-elle brusquement.

— Pourquoi ?

Il alluma les deux lumières de chevet puis jeta ses chaussettes dans la corbeille à linge.

— Je l'ai cassé.

Il fronça très légèrement les sourcils mais ce fut à peine perceptible.

— Tu étais avec Raven ce soir, non ? enchaîna-t-elle.

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Parce que je sais.

Il ôta son tee-shirt avec une violence extrême. Tous les muscles de son torse étaient tendus.

— Ne recommence pas avec ça.

— Je n'ai rien dit.

— Si.

Il jeta sur elle un regard froid.

— Je traîne avec qui je veux, ok ?

— Mais pas avec elle, on en a déjà parlé.

— Parlé de quoi ? cria-t-il tout à coup, frappant le plat de sa main contre le meuble. Arrête de m'espionner sans arrête, arrête de dire ce que j'ai le droit de faire ou pas !

Le baiser qu'il avait échangé avec Raven tournait en boucle dans son esprit.

— J'ai le droit parce que je suis ta petite amie ! Je le fais parce que je t'aime et regarde comme tu le prends !

— Je le prends comme ça parce que tu me casses les couilles Leila, tu comprends ça ? Je ne peux pas faire un pas sans que tu fasses une remarque, je ne peux pas dire un mot sans que tu y vois quelque chose de suspect, c'est quand que je serai libre, dis moi ?

Elle suffoqua d'indignation.

— Tu te prends pour un prisonnier ou quoi ?

Il ne daigna même pas la regarder et sortit en tapant sur la porte. Le bruit sourd la fit sursauter. Agacée, elle lui emboîta le pas.

— On discute là, tu peux rester ?

— Fous moi la paix !

Elle s'empara du premier objet qui lui passait sous la main, une statuette en porcelaine blanche et la jeta sur lui. Ainsi, peut-être qu'il la regarderait dans les yeux. Son épaule absorba le choc et la statue alla se fracasser au sol. Mille petits morceaux s'étalèrent dans un fracas épouvantable. Il se retourna, furieux, empoigna ses cheveux et l'écrasa sur la table. Elle cria quand sa joue frappa le bois.

— Tu vas t'arrêter putain ! hurla-t-il.

— Seulement... si tu me promets...

— Je te promets rien du tout !

Il la lâcha, elle se redressa. Un morceau de porcelaine gisait à ses pieds. Elle l'attrapa et déposa le bout pointu sur son torse. Sa main s'enroula fortement autour de son bras pour ne pas le laisser reculer.

— Tu promets ou je l'enfonce, murmura-t-elle.

Mais de son autre main, il la gifla tellement fort que ce fut elle qui recula. Alors elle vit noir. Le morceau de porcelaine lui échappa des mains, elle marcha jusque dans la cuisine, récupéra une bouteille. Pourquoi ne voulait-il pas promettre ? C'était si simple pourtant. Aussi simple que de dire "promis". Et il allait le dire. Sous la force ou sa propre volonté.

Il était retourné dans la chambre. Son épaule saignait de quelques égratignures. Elle se fit discrète dans son dos, avançant à pas doux. Ses deux mains s'agrippaient fermement à la bouteille. Le baiser. Elle y repensait. Encore et encore. Il lui suffisait seulement de promettre et elle lui accorderait une confiance aveugle. Alors elle brandit la bouteille. Et au moment où il se retournait, elle frappa sur son crâne.

Ses yeux se troublèrent, il s'écroula à moitié sur le lit, hébété. Dans ses mains ne subsistait que du verre cassé. Le reste avait atterri sur le tapis, étincelant sous la lumière de la lampe. Elle lâcha le reste. Ouvrit l'armoire. Tira deux cravates. Il était à présent allongé sur le lit, étouffant tous les jurons possibles, une main rouge posée à l'arrière de sa tête. Il serait obligé de le lui promettre. Oui, il n'hésiterait plus. Elle le força à étirer ses bras et enroula ses poignets autour du tissu. Accrochés à la barre du lit, elle tira le plus fort possible sur le nœud.

— Qu'est-ce que tu fous ? souffla-t-il, luttant pour garder les yeux ouverts.

Une tâche sombre s'étendait sur l'oreiller. Elle l'ignora, reproduisant mécaniquement les mêmes gestes pour son second poignet. Il essaya de tirer sur les liens. Son torse se soulevait par secousse. Elle s'assit sur lui à califourchon puis passa une main douce sur sa joue.

— Je t'aime, tu le sais non ?

— Dé...détache-moi.

Il tirait plus fort sur les nœuds. Il ne fallait pas qu'il s'enfuit, non. Il était à elle. Pas à Raven, à elle seule. Le Mur les avait nommés, ils étaient destinés à être ensemble.

— Est-ce que tu m'aimes comme tu l'aimes elle ?

Sa bouche se tordit. Il se tortilla mais elle abattit tout son poids sur ses hanches.

— Leila. Arrête.

— Réponds-moi.

Il hurla un juron et tira encore plus fort sur les liens qui le condamnaient aux barreaux du lit. Mais il ne faisait que resserrer les nœuds. Il ne lui échapperait pas. Pas cette fois.

— Je ne te demande qu'une chose Lucas, c'est de m'aimer.

La souffrance se peignit sur son visage. Le tissu de l'oreiller buvait avidement le sang. Il n'y en avait pas beaucoup. C'était mieux. Il pourrait lui répondre. Lui dire qu'il l'aimait. Qu'il ferait tout pour elle.

— Va te faire foutre.

Alors elle hurla. Et elle frappa. Son torse reçut les coups mais il ferma simplement les yeux. Elle ne se sentait plus humaine, juste une chose brisée, comme cette bouteille par terre. C'était lui qui avait fait ça. C'était sa faute. Il avait embrassé Raven et il fermait les yeux pour ne pas la regarder elle.

— Aime-moi ! cria-t-elle en abattant ses poings sur lui. Aime-moi, aime-moi, aime-moi !

Il ne disait toujours rien. Alors elle tira sur son pantalon, exerça des mouvements de vas et viens avec sa main, contre lui, tout autour de lui. Il enfonça sa tête dans l'oreiller rouge. Elle continua. Elle s'acharnait. Il l'aimerait. Qu'il le veuille ou non, il continuerait de l'aimer. Il échappa un cri, tira sur ses poignets jusqu'à se faire saigner. Elle mit du temps avant de le sentir durcir, mais elle y arriva. Elle se pencha en avant, déposa de fins baisers sur son torse abîmé. Puis elle remonta elle-même sa jupe et l'introduisit en elle. S'il pleurait ou s'il riait, elle n'arriva pas à le savoir. Mais il l'aimait certainement.

Elle dessina un sourire, posa une main sur son abdomen et persista. Voilà. C'était simple d'effacer les doutes. Il suffisait juste d'y mettre les moyens. À un moment, il cessa de crier et regarda sur le côté d'un air vide, secoué par ses propres mouvements de hanches. Il se donnait à elle.

— Je t'aime, murmura-t-elle à travers ses larmes.

Il demeura silencieux. Même quand elle se retira, il n'esquissa pas un geste. L'oreiller commençait sérieusement à se teinter. Elle se leva, remit sa jupe, remonta son pantalon. L'idée de les savoir de nouveau ensemble la rendit paisible. Il n'y avait plus à l'attacher, il resterait avec elle désormais. Alors elle alla chercher un couteau dans la cuisine, revint avec. Il l'aperçut mais ne réagit pas. Il ferma juste brièvement les yeux quand elle s'approcha de lui.

Ses mains tremblaient beaucoup mais elle parvint à couper les tissus.

— Je reviens avec de quoi soigner ta blessure.

Dans la pharmacie, elle remua tout et rien pour trouver du désinfectant et des compresses. Elle revint avec mais eut la mauvaise surprise de le voir la main tendue vers la table de chevet. Il avait le téléphone entre ses doigts.

— Tu fais quoi ?

Elle eut le temps d'entendre un bip sonore et une voix qui s'éleva.

— Lucas ?

Leila lâcha brusquement ce qu'elle tenait dans la main et lui arracha le téléphone. Il étouffa un grognement, agrippa brusquement son poignet.

— Tout va bien ?

— Oui, tout va bien, répondit-elle en essayant de desserrer sa prise. C'était une erreur, désolée de...

— Rends-moi ça, lâcha-t-il avec désespoir.

Du sang coulait le long de sa nuque.

— Passe-le moi s'il te plaît, plaida Raven.

— Non, désolée, il n'est pas libre. Passe une bonne soirée.

Elle raccrocha et il commença à respirer difficilement. Son regard s'accrochait au téléphone avec terreur, comme s'il constituait sa seule issue de secours. Mais son issue de secours, c'était elle.

Elle lui en voulait d'avoir appelé Raven.

— Non, refusa-t-elle en écartant l'appareil de sa main.

Il la lâcha. Leila ramassa ce qui était tombé, déposa le téléphone loin de lui. Elle le tourna sur le côté, imbiba les tissus de désinfectant et appuya sur ses cheveux poisseux. Il poussa un cri déchirant. Son épaule aussi était rouge et avait tâché les draps.

— Ça va aller, dit-elle avec douceur. Tu n'auras plus mal après.

Les compresses s'imbibaient avec rapidité. Et plus ça allait, plus le rythme de sa respiration ralentissait. Ce n'était rien, non. Elle allait le soigner. Elle retourna chercher d'autres compresses, continua l'opération pendant dix bonnes minutes. Jusqu'à ce que la porte d'entrée claque.

Elle leva la tête et aperçut Raven.

— Qu'est-ce que...

— C'est quoi ce bordel ?

Lucas tenta de se soulever mais échoua lamentablement. Leila ramassa les compresses usées, se releva du lit. Raven devint livide. Ses yeux passaient des morceaux de verres à l'oreiller pourpre, à Lucas, au téléphone posé à plusieurs mètres.

— Qu'est-ce que tu as fait ? souffla-t-elle.

— Je n'ai rien fait, maintenant dégage d'ici.

— Non mais t'es malade ? Tu as vu son...

Elle observa tout le sang et en eut la nausée, recouvrant ses narines avec le dos de sa main.

— Il faut l'emmener à l'hôpital.

— Il est très bien ici.

Elle réalisa un pas en avant mais Raven lui bloqua le passage.

— Il est en train de mourir espèce d'idiote !

-Oh surtout, ne la ramène pas, parce que si tu ne l'avais pas embrassé, rien de tout ça ne se serait passé !

Raven secoua la tête avec un air faussement amusé.

— Mais ma pauvre Leila, ouvre les yeux. Ça fait quatre mois qu'on s'embrasse. Quatre mois qu'on couche ensemble. Quatre mois qu'il te trompe.

Elle venait de se recevoir une flèche dans le cœur.

— Tu dis n'importe quoi. Lucas m'aime.

— Tu me fais pitié.

Leila déposa les compresses sur le meuble et s'y agrippa fermement pour ne pas tomber. Quatre mois. Non. Non non non, impossible, Lucas l'aimait, elle le savait. C'était une évidence même. Tout ce que Raven voulait, c'était détruire ce qu'ils étaient. Elle la regarda soulever Lucas mais ne put agir. Celui-ci s'écroula à moitié sur elle, la tête penchée vers l'avant, les clavicules enduites de sang. Elle l'entendit lui parler, lui dire que ça irait. Et après cinq minutes, elle ne l'entendit plus. Le bruit d'un moteur sur la route. Le vrombissement mécanique qui s'éloignait.

Et le silence. Toujours le silence.

Elle se laissa glisser contre les portières du meuble, secouée de sanglots. Quatre mois.

Ces deux mots se répétèrent en boucle dans sa tête jusqu'à ce que le soleil se lève. Et là encore, elle fut incapable de se relever. Raven l'avait assassinée. Elle se sentait si morte à présent. Quelle heure était-il quand Erwin s'annonça, plein d'entrain et que sa voix s'évanouit à son arrivée dans le salon ? Elle n'en avait aucune idée. Elle se souvint juste de son apparition dans l'encadrement de la porte, de son regard porté sur la scène macabre qui s'étendait.

— Il est où ?

— À l'hôpital, répondit-elle d'une voix creuse.

— À l'hôpital ? répéta-t-il, sidéré. Mais vous avez foutu quoi ? Et qui l'a emmené ?

— Une dispute qui a mal tourné. Raven.

Prononcer son nom lui écorcha la langue.

— Mais il va revenir, reprit-elle. C'était léger.

Il la crut et ne posa pas plus de questions. Alors elle contempla à nouveau le lit et ses traces de sang séché, repensa à ces quatre mois où Raven prétendait avoir couché avec lui. Elle aussi avait couché avec lui. Il l'aimait, tout autant qu'elle, plus qu'elle.

Elle réunit assez de forces pour se lever et prendre une douche. Erwin avait ramassé la porcelaine du salon. Il l'attendait dans la cuisine, le téléphone en main.

— J'ai eu Raven, annonça-t-il. C'est pas léger du tout.

Quelques gouttes de pluie s'écrasèrent contre la fenêtre.

— Comment il va ?

Erwin la scruta avec une mâchoire tendue. Elle ne comprit pas ce qui l'empêchait de répondre. Son inquiétude était réelle, elle voulait juste être rassurée.

— Il va s'en sortir, dit-il finalement.

Elle hocha la tête puis prit son manteau.

— Si tu as d'autres nouvelles, appelle Emma. J'ai cassé mon téléphone. Et euh... Ça tient toujours pour après-demain ?

Il se pinça l'arrête du nez, poussant un soupir. Elle eut l'impression de voir Lucas à sa place, les jumeaux avaient parfois les mêmes réactions.

— Ça dépendra de l'état de mon frère.

— Je suis sûre qu'il ira bien.

Elle lui adressa un faible sourire et sortit. L'appartement des Rovel ne se situait qu'à dix minutes de route. Emma lui ouvrit et annonça que son frère était resté chez une fille qu'il avait rencontrée pendant la soirée. Leila entra sans quitter son manteau.

— J'ai besoin d'un service.

— Pour ton téléphone ? J'ai contact...

— Non. Pour autre chose.

Emma croisa les bras devant sa poitrine, attendant des explications.

— Quand est-ce que tu vois William ?

— J'en sais rien, peut-être cet après-midi ou demain.

— Vas-y cet après-midi. Regarde dans ses contacts du téléphone et récupère celui de Liam.

Ses yeux bleus s'écarquillèrent.

— Pourquoi faire ?

— Fais ce que je te demande.

— Je ne peux pas faire ça. Tu sais comment ça s'est passé entre eux, si j'utilise son propre téléphone pour prendre contact avec son cousin il va se sentir utilisé, voire coupable. Et puis je n'ai aucune envie de...

— Emma.

Si, auparavant, il n'y avait que quelques gouttes de pluie, cette fois-ci, ce fut un déluge. L'eau frappa contre les vitres, menaçant de recouvrir sa voix.

— Pense à toutes ces années où il t'a ignoré. À ce temps passé à vouloir attirer son regard sur toi, à tes tentatives de l'oublier en t'agenouillant devant d'autres hommes. Ce n'est pas toi qui l'utilise. C'est lui. Il t'appelle "meilleure amie" puis te fait baver devant ses clins d'oeil. Depuis quand Emma Rovel se laisse marcher dessus ?

Elle baissa les yeux.

— S'il te plaît, ajouta-t-elle.

— Oui bon, souffla-t-elle. Je vais essayer.

Un sourire étira ses lèvres et Leila se jeta à son cou. Elle répéta "merci" plusieurs fois, encadra son visage et délaissa un baiser sur son front.

— Quand tu auras son numéro, dis-lui de nous retrouver à l'ancien quai ce soir, vers minuit. Ok ?

— Ok.

Elle repartit, toute heureuse d'un plan qu'elle avait établi durant la nuit. Tout était parfait. Et si elle y mettait les moyens, elle enfoncerait le couteau dans la bonne plaie. Elle rentra à son appartement où Madden regardait un film, un verre d'aspirine dans les mains. Elle ne lui parla pas, pas après ce qu'elle avait fait. La journée passa lentement, elle en profita pour peaufiner son plan, reçut plusieurs appels d'Erwin via le numéro de Madden pour lui dire que Lucas allait mieux et qu'il allait sortir bientôt. Apparemment, il restait silencieux. Leila en fut rassurée, raccrocha.

Le soir, elle prit la voiture quand Madden dormait déjà. Elle espérait de toutes ses forces qu'Emma ait pu contacter Liam. Devant chez elle, elle activa les feux de détresse, l'attendit. La blonde fit son apparition et s'engouffra dans l'habitacle.

— Il nous attend, lâcha-t-elle.

Il se remit à pleuvoir. On entendait que la pluie s'abattre sur le pare-brise, puis le frottement des essuies-glaces contre le verre. Emma sortit de son sac une boîte noire qu'elle ouvrit.

— C'est ton nouveau téléphone. Je t'ai remis une nouvelle carte SIM que j'ai reçue en express et mais je n'ai pu enregistrer que les contacts qu'on avait en commun. Et celui de ta mère aussi.

— Merci.

— La marque c'est Samsung, ça te va ?

— C'est très bien.

Des feux aveuglants brisaient la chute d'eau. Leila s'arrêta puis coupa le moteur. Elle regarda le téléphone, l'alluma. Emma avait mis un fond d'écran, le même que celui qu'elle avait sur son ancien téléphone. La photo qu'un photographe avait prise d'elles sur la plage de Cannes. Elle adorait cette image, on aurait dit qu'elles posaient pour Paris Match.

— Tu ne m'as pas dit que Lucas était à l'hôpital, reprit-elle. Qu'est-ce qui s'est passé ?

Leila ouvrit la portière et des gouttes s'écrasèrent sur le fauteuil.

— Il faut y aller.

Liam ressemblait énormément à son cousin, en tout cas de ce qu'elle put voir à travers la pluie et les feux aveuglants. Il était trempé mais ça ne semblait pas le déranger. Assis sur le capot de sa voiture, il les regarda s'approcher avec un sourire indéchiffrable.

— Des amies de William. Je n'aurais jamais pensé devoir à faire avec l'une d'entre elles. Et en voilà deux devant moi.

Il rigola à sa propre remarque.

— Je souhaiterais avoir du crack, annonça-t-elle. Des amphétamines aussi.

— Des stimulants ?

— Et de l'herbe.

Emma accrocha sa main et lui envoya un regard plein d'avertissement. Leila choisit de l'ignorer. Ses cheveux dégoulinaient dans son dos et ses vêtements lui collaient à la peau.

— Et puis du GHB. Une seule fiole suffira.

Liam demeura un instant immobile, tout comme Emma. Puis sa bouche s'étira et il échappa un rire franc.

— Alors ça, je ne m'y attendais pas.

— Tu joues à quoi là ? lui intima Emma avec un air paniqué.

— Laisse moi faire, siffla-t-elle. Alors ? fit-elle en se retournant vers Liam.

— Ce sera possible, oui.

De l'eau coulait partout sur sa peau et l'aveuglait. Emma insista et la tira en arrière, sous l'agacement vif de Leila.

— C'est pourquoi ton GHB ? Et toutes ces drogues ?

— Laisse-moi faire j'ai dit.

— Non, je ne vais pas te laisser te tu...

Elle agrippa son cou, serra fort. Emma ouvrit la bouche de surprise puis posa ses deux mains sur son bras, la forçant à retirer sa prise. Mais Leila ne lâcha pas. Elle en avait marre qu'elle lui bloque les roues à chaque fois.

— C'est quoi que t'as pas compris dans "laisse-moi faire"? Je sais ce que je fais putain.

Emma enfonça ses ongles dans son bras. Elle la frappa. Leila serrait fort sans s'en rendre compte. Sa colère bouillonnait, elle bouillonnait depuis trop longtemps. Quatre mois qu'on la prenait pour une conne.

— Eh oh, je veux pas de morts ici, cria Liam par-dessus la pluie.

Elle desserra brusquement ses doigts et Emma recula en titubant, prenant de grandes goulées d'air. Elle tâta son cou comme pour vérifier qu'elle en avait toujours un.

— Ok, c'est bon. Fais ce que tu veux.

— Je préfère.

Puis elle rejoignit Liam qui assemblait déjà les paquets dans son coffre.

— Je ne pensais pas que les filles étaient aussi violentes, s'amusa-t-il. Dis-moi, Leila, que comptes-tu faire avec ce GHB ?

— Depuis quand je dois te rendre des comptes ?

Il leva les mains en innocent.

— Ok, je ne cherche pas. Tiens. Voilà tout ce que t'as demandé.

Elle alla chercher elle-même un sac dans la voiture puisque Emma était rentrée dans l'habitacle et ne paraissait pas vouloir sortir. Une fois le tout chargé, elle donna cinquante euros à Liam. Il observa les billets puis se mit à rire.

— Tu crois quoi, que c'est gratuit ?

— Tu demandes combien ?

— Multiplie par dix et tu verras bien.

Cinq cent euros. Elle n'avait pas cet argent, pas même dans le compte de sa mère. Tout s'était envolé en début d'année.

— Je ne peux pas payer maintenant.

— Alors on va avoir un problème, princesse. Je ne fais pas de crédit.

Elle se tourna désespérément vers la voiture. Emma la regarda, vit les billets dans sa main puis lui fit un doigt. Et merde. Elle n'aurait pas dû l'étrangler avant.

— On peut s'arranger, non ?

Il plissa ses yeux plein de soupçons.

— Si j'y gagne, ça peut le faire.

— Ok. On va dire que chaque jour qui passe, tu augmentes le prix de cinq pour cent. Comme ça tu y gagneras et tu seras sûr que je paierai.

Il ravala un rire et fixa le sac en souriant. D'une main, il plaqua ses cheveux trempés en arrière. Leila perçut un air de William avec cette coupe, s'en était presque déstabilisant.

— Très bien. Je te préviens, même avec cinq pour cent ça monte rapidement. Et si tu comptes te flinguer bientôt, fais en sorte de me payer avant.

— Qui te dit que je vais me tuer ?

Il haussa mollement les épaules.

— Une intuition.

Elle balança le sac sur la plage arrière et rentra dans l'habitacle. D'une main hasardeuse, elle essora ses cheveux et enleva son manteau à présent détrempé. Emma tremblait. De froid ou de peur, peut-être les deux. Puis elle se rendit compte qu'en fait, elle pleurait. Les yeux cachés par sa main et la peau ramollie par l'humidité, elle avait eu du mal à le remarquer.

— Désolée si je t'ai fait mal.

— Si tu m'as fait mal ? éclata-t-elle avec une voix brisée. Il s'est passé quoi chez toi ? C'est quoi ton problème, dis moi ? Tu me demandes de planter un couteau dans le dos de mon meilleur ami, je le fais, pour toi, et en retour j'ai quoi ? Tu me traites comme de la merde Leila, comme eux tous. Et moi qui te pensais différente.

— Tu te trompes. Je ne...

— Et en plus tu veux que je te donne de l'argent pour payer ta merde ! cria-t-elle. Non mais on va où là ? Tu me prends pour ta banque c'est ça ?

Cette fois-ci, Leila resta silencieuse.

— Et c'est pourquoi ce GHB d'abord ?

Elle inséra la clé et la tourna. Le moteur démarra. Elle n'avait aucune intention de répondre.

Emma reposa son crâne contre l'appui-tête et laissa les sanglots la submerger. C'était elle qui devrait pleurer. Elle qui venait d'être trahie, elle qui devait se battre pour punir ceux qui lui avaient fait du mal. Emma, que faisait-elle ? La suivre. Lui obéir. Comme elle l'avait toujours fait. Pourquoi, tout à coup, le prenait-elle mal ?

— Dépose-moi chez moi, renifla-t-elle.

— Tu pourras garder la drogue s'il te plaît ?

Elle la vit pivoter lentement sa tête vers elle.

— Tu rigoles j'espère.

— Si Madden découvre ça dans mon armoire, tout est cramé.

— Et moi si je...

— Si tu refuses, je pourrais expliquer à William pourquoi tu as le numéro de son cousin dans ton portable.

Elle retint sa respiration. Peut-être était-elle allée trop loin. La menacer était le dernier de ses souhaits, mais elle ne lui laissait pas le choix. C'était soit ça, soit son plan tombait à l'eau. Elle arriva en bas de chez elle et s'arrêta.

— Je te considérais comme ma meilleure amie.

Leila tint fermement le volant. Elle l'était. Elle aurait pu jurer l'être, jurer qu'après tout ça, elle reviendrait à la normale, qu'elle ne lui ferait plus jamais de mal. Qu'elle était désolée, tellement désolée. Mais elle se tut, parce que plus ça allait, et plus parler lui faisait mal. Vivre faisait mal. Vivre dans un monde où Madden Scott et Raven Hist ne souffraient pas la même chose qu'elle.

— Emma je...

La portière se referma. Elle avait pris le sac et courait en direction du hall. Leila la regarda partir avec regret. Elle était énervée mais la pardonnerait demain. Oui. Emma était comme ça, de toute façon. Elle ne résistait jamais bien longtemps.

Arrivée à l'appartement, elle prit le paquet qu'elle s'était réservée et s'enferma dans la salle de bain. En tirant le tiroir du bas, elle récupéra la petite boîte collée au plafond de l'encadrement. Là-dedans, elle récupéra les papiers, déposa le cannabis dessus et referma. Puis elle ouvrit la petite fenêtre, monta sur le rebord de la baignoire et alluma un briquet. Sa colère s'envola par volute de fumée.

Elle passa la nuit à oublier.

Le lendemain, Madden la retrouva sur le lit encore fait, couchée sur le ventre. Leila avait les yeux grands ouverts sur ses rideaux, mais la brune ne le remarqua pas.

— Tu ne vas pas en cours ?

— Je suis fatiguée.

Un bruit de pas. Un soupir.

— Moi aussi. Pourtant j'y vais.

— C'est bien. Tu fais ce que tu veux.

— Leila, le père d'Emma te paie une bourse, ce n'est pas pour rien.

— Mais fous moi la paix ! s'écria-t-elle en frappant le matelas.

Madden n'insista pas et partit. Elle détestait sa voix. Elle détestait ses petites robes de princesse, ses bandeaux en tissu à la noix, son air d'intelligente. Elle la haïssait de tout son être. Mademoiselle Scott, la parfaite du groupe. La fifille à son papa qui se plaignait d'avoir une vie trop parfaite, avec un petit copain loyal et beau, une villa à Avignon et un putain de berger allemand pur race. Elle devait savoir ce que c'était que de souffrir.

Son téléphone vibra dans sa main. Emma annonçait qu'elle arrivait. Se lever lui arracha une grimace mais elle parvint tout de même à gagner la porte d'entrée. La blonde émergea, les yeux cernés de rouge. Elle clignait des yeux plusieurs fois, avec insistance.

— T'as pas dormi ?

— Avec tes conneries, non.

Elle plaça dans ses mains les amphétamines ainsi que le crack.

— Et le GHB ?

Emma étouffa un juron, vérifiant les paliers voisins, puis regardant les escaliers, la cage d'ascenseur, tout sauf elle.

— Tu connais l'usage qu'on en fait au moins ?

— Où est le GHB ? insista-t-elle.

— Et merde.

Elle glissa une main dans sa poche et ressortit la petite fiole. Mais quand Leila tendit la main, elle l'éloigna.

— Ne fais pas la con avec.

Elle parvint à attraper la fiole, recula vers l'intérieur et referma la porte. C'était fait. Elle l'avait. La fatigue menaçait d'exploser son crâne, alors elle avala le comprimé d'amphétamines. Elle passa la journée à marcher, à ruminer, à se répéter que durant quatre mois, elle s'était faite avoir. Où était Lucas ? Est-ce qu'il allait bien ? Elle n'en avait rien à foutre à présent. Il devait l'aimer et il avait échoué. Il avait embrassé Raven.

Elle se mit à crier à cette pensée et sentit la transpiration lui coller à la peau. Elle devenait folle. Oui, c'était ça. Un rire lui échappa. Folle, folle, elle l'avait toujours été. Pour lui. Pour Lucas. Il n'avait jamais remarqué, mais dès le moment où elle l'avait connu, elle n'avait jamais cessé de s'imaginer avec lui. Elle prenait des photos de lui à la dérobée, l'admirait dans sa chambre, seule, tandis que sa mère et son père préparaient le dîner. La seule à qui elle se confiait était Emma, même si celle-ci levait les yeux au ciel chaque fois qu'elle prononçait son nom. Pourtant, elle aimait la sonorité. Lucas. C'était beau. Pur.

Un deuxième comprimé fut nécessaire dans le milieu de l'après-midi. Elle devait rester éveillée, attentive. Les pulsations de son cœur faisaient les montagnes russes, mais au moins, elle se sentait vivante. Le soir, elle s'habilla et partit chez Erwin.

Il lui annonça que l'hôpital gardait Lucas encore quelques jours, pas simple mesure de précaution. Elle s'en montra soulagée.

— Tu l'as bien amoché, lui reprocha-t-il en terminant de laver les plats dans l'évier.

— C'était pas voulu.

— Ah non, parce que balancer une bouteille sur son crâne c'est pas voulu.

Elle se frotta les yeux, cacha le tressaillement de sa main dans son dos.

— C'est lui qui a balancé la statuette.

— Eh bien je n'en sais rien puisqu'il ne veut pas parler.

Il s'empara du torchon pour s'essuyer les mains.

— D'ailleurs, cette statuette elle appartenait à ma grand-mère, reprit-il. C'était un héritage familial. Cette porcelaine vaut des millions.

— Désolée, grommela-t-elle.

Elle retourna dans le salon et il lui emboîta le pas. Avec la télécommande, il entra dans Netflix, chercha la dernière saison de Stranger Things. Leila le regarda faire avec des pulsations lourdes. La fiole était dans sa poche. Elle attendait. Elle serait la première dans une longue cascade de vengeance. Oui, Madden le méritait. Elle ne méritait que ça, même.

— Tu veux pas boire quelque chose ?

— Ouais, si tu veux. J'ai du jus de fruit dans le frigo.

Du jus de fruit. Ce serait parfait.

— Je vais te servir ça.

Elle entra dans la cuisine et s'empara de deux verres. Elle y versa le jus dans le premier, puis dans le deuxième. Puis la fiole. Elle se pencha sur le côté, le regarda lutter contre la télévision. Elle dévissa le bouchon.

C'était maintenant ou jamais. Sa main gauche se mit à tressauter. Elle lécha la sueur qui perlait au-dessus de sa lèvre. Maintenant.

Elle revint dans le salon avec un sourire attendri.

— Alors, ça vient ?

— Ouais, mais c'est vraiment chiant d'écrire avec une télécommande.

— Tiens, pour toi.

Il s'empara du verre et but à grandes gorgées la moitié. Enfin, il arriva à bout de Netflix et sortit un paquet de chips du meuble. Après avoir éteint les lumières, il but l'autre moitié du verre.

— On commence ?

— Allez.

Alors il appuya sur le bouton play.

***

Un mouchoir tendu. Un sanglot étouffé, des larmes qui coulaient. Madden se trouvait au bord du gouffre. Son paradis venait de se transformer en enfer et la demoiselle Scott ne supportait pas l'obscurité.

— Je ne comprends pas pourquoi il a fait ça, dit-elle entre deux hoquets.

— Ça va aller, la rassura Emma sans grande conviction.

Leila observait de loin. Cela faisait deux jours que la vidéo avait été publiée. Deux jours que Madden hurlait à pleins poumons son désespoir. Si Leila avait fait comme elle, elle aurait pleuré pendant des années entières. La sonnette retentit.

— Si c'est encore lui, je le bute, cracha-t-elle en sautant sur ses pieds.

C'était le facteur. Il délivra un courrier à mademoiselle Scott. Leila regarda Madden déplier la lettre, la lire et la jeter sur la table basse avec désinvolture. Et elle recouvrit à nouveau son visage d'un mouchoir. C'était étrange à dire, mais même si désespérée, elle ne lui faisait même pas de peine. C'était comme regarder un drame de téléréalité avec des acteurs pathétiques.

— Je prépare quoi à manger ? demanda-t-elle finalement.

Il était quatorze heures et elle avait faim.

— Emma, dis-lui de partir pour de bon, gémit-elle.

— Madden, elle vit ici et je...

— Qu'elle dégage ! s'époumona-t-elle avant d'échapper un énième sanglot.

— Ok, j'ai compris, souffla-t-elle.

Sa main commença à tressauter. Elle la bloqua discrètement et s'éclipsa dans sa chambre. Emma la rejoignit quelques minutes plus tard.

— Tu vas où ? demanda-t-elle en la voyant faire son sac.

— J'en sais rien. Un hôtel sûrement.

Elle n'osait pas lui demander de l'héberger, pas après leur dispute dans la voiture. Emma lui en voulait encore, elle le savait. Et elle avait trop de soupçons à propos du GHB. Elle ne supporterait pas des journées entières sous son regard pointu.

— Je vais te faire un virement.

— Merci.

Elle s'en alla dans un établissement quatre étoiles qu'Emma lui avait indiqué. Là-bas, elle étala sur le lit ce qu'elle lui avait donné de drogues. Quelques comprimés d'amphétamines, un peu de cocaïne et du cannabis. D'ici quelques jours, si elle ne consommait pas tout, elle jetterait dans les toilettes. Il était hors de question que quelqu'un découvre ça dans sa chambre.

Avec surprise, elle reçut un message de Raven lui demandant de venir chez elle le soir-même. Leila eut envie de l'envoyer se faire voir mais songea à la sortie de Lucas de l'hôpital la veille. Elle voulait le voir. Lui demander pardon. Le supplier de revenir vers elle. Peut-être qu'il accepterait, tout espoir n'était pas encore perdu. À cette pensée, son cœur s'emballa. Elle passa sous la douche et changea d'habits.

Il était vingt-heures quand elle activa la poignée de la porte de Raven. C'était ouvert, signe qu'elle l'attendait.

Lucas était assis sur une chaise, une cigarette entre les doigts. Une odeur de tabac flottait dans l'atmosphère. Un bandage s'apercevait sous son tee-shirt. Sur sa tête, il n'y avait plus rien. Voilà, elle le savait. C'était léger. Il y avait Raven aussi, appuyée contre le dossier du canapé.

— Il m'a tout raconté, tu sais.

Elle faisait peut-être son intelligente maintenant, mais bientôt, elle se convertirait en bulle de sang prête à éclater. Oh oui, pour elle, elle réservait la cerise du gâteau.

— Je croyais qu'il ne parlait pas.

— Pas aux médecins.

Lucas gardait la tête baissée, les yeux rivés sur le sol avec une fumée blanche qui caressait sa joue.

— Et tu ne t'es pas arrêtée là, non. Tu as pris son frère aussi, et tu as fait la même chose.

— Erwin a couché avec moi parce qu'il...

— Il n'a pas couché avec toi.

La voix de Lucas provoqua en elle une vague de frissons. Il plongea son regard dans le sien. Et il vit la haine. Il vit tout l'opposé de ce qu'elle avait espéré voir en lui.

— Tu l'as violé. Il y a une nette différence je crois.

— Tu as vu la vidéo comme tout le monde, rétorqua-t-elle, tu as vu comme il était conscient et qu'il...

— Le GHB le permet, la coupa Raven. Ouais, on sait.

Leila jeta sur elle un regard empli de panique.

— Tu vois, reprit-elle, à force de prendre les gens pour de la merde, eh bien on s'enfonce soi-même dedans.

— Emma, souffla-t-elle.

Cette traîtresse. Elle l'avait vendue. Elle prétendait souffrir pour avoir planté un couteau dans le dos de William, mais elle en avait planté un dans le sien aussi.

— Qu'est-ce que dira la police, à ton avis ? Moi je me suis amusée à estimer tes années de prison. Deux viols, usage de stupéfiants, violences volontaires, je dirais bien trente ans ferme.

Sa main glissa autour du pied de la lampe à côté. À quoi ressemblerait son visage avec un nez cassé ? Il serait certainement plus joli que maintenant. Mais Lucas la vit.

— Leila, prononça-t-il d'une voix grave.

Elle tourna la tête vers lui.

— Tu peux me frapper moi, mais pas elle.

C'était tentant. Si tentant. Raven ne bougeait pas, mais elle puait la peur.

— Si tu la touches, continua-t-il, je te tue. Et je n'hésiterai pas, même si je dois faire de la taule pour ça.

Alors elle relâcha la lampe. Et les larmes remontèrent. Elle l'aimait tellement. Pourquoi fallait-il qu'il protège Raven et pas elle ? Dans quoi avait-elle merdé ?

— Dis-moi, Leila, reprit la brune. J'ai toujours eu cette question dans ma tête et je n'ai jamais osé la poser. Parce que c'est étrange quand même que toi, amoureuse passionnée depuis des années de Lucas soit, comme par hasard, nommée par le Mur avec lui. Et que, comme par hasard, une semaine auparavant, ta famille se retrouve ruinée.

Si assassiner du regard aurait été possible, Raven aurait été morte sur le coup.

— Ce ne sont pas tes affaires.

— Combien t'ont-ils demandé pour inscrire ton nom sur le Mur ?

Deux millions. Tout juste ce qu'avaient ses parents sur leur compte.

— J'ai ruiné ma famille pour lui, si c'est ce que tu veux savoir. Ouais, je l'aime à ce point.

— Tu l'aimes au point de le briser, aussi.

— Je ne l'ai pas brisé, s'agaça-t-elle, je lui demandais juste de...

— De quoi ? De t'aimer ? Vraiment ? Bienvenue dans la réalité beauté, on est pas dans Roméo et Juliette. Tu étais tellement en fixette sur lui que t'es devenue aveugle. Il ne t'aime pas, tu vas comprendre ça un jour ?

— Et qu'est-ce que tu en sais ? siffla-t-elle.

— Parce que je l'aime elle, intervint Lucas.

Non, oh non, pas cette douleur qui revenait, par pitié. Il ne pouvait pas dire ça, il ne...

— Je suis désolé.

Tout le cannabis du monde ne pourrait jamais effacer le saignement de son cœur. Dans le fond, elle le savait. Parfaitement, même. Il était son petit monde à elle, sans lui elle était perdue. Ses poumons se resserraient lentement, elle étouffait.

— Je t'en supplie, souffla-t-elle en accrochant sa main à son ventre. Je t'aime, je... je t'aime.

Son visage se chargea de peine. Il eut pitié d'elle. Mais il ne l'aima pas plus pour autant.

— Je n'en doute pas. Mais moi non.

Mais lui non. Voilà. Il l'avait dit, il venait de faire effondrer les murs de ce qu'elle considérait comme son existence. Il ne restait rien à l'intérieur d'elle. Elle se sentait vide. Un univers sans étoiles, froid et douloureux s'étalait en elle. Cette douleur là, elle était impossible à décrire. Tout son être se contorsionnait pour la chasser, mais son esprit lui, savait qu'elle vivrait à jamais avec.

— Va-t'en, Leila, lui ordonna Raven. Tu as fait assez de mal comme ça.

C'était elle qui avait mal, pas les autres.

— Tu vas appeler la police ? voulut-elle savoir.

Elle acquiesça.

— Tu es allée trop loin.

Et puis, tout à coup, elle eut presque envie de rire. Elle venait de tout perdre, en quelques secondes, ce n'était pas beau ça ? Une magnifique chute du Niagara. Un sourire étira ses lèvres. Simultanément, les larmes coulèrent sur ses joues. Les deux à la fois, un contraste qui la définissait bien.

— Mais je ne suis pas encore arrivée au bout.

Le regard de Lucas la suivit jusqu'à ce qu'elle sorte de l'appartement. Alors elle sut ce qu'elle devait faire. Elle prit la voiture, conduisit jusqu'à l'hôtel. Là-bas, elle jeta toute la drogue qui lui restait dans la cuvette des toilettes et tira la chasse. Elle prit un papier, un stylo, s'installa au bureau et commença à écrire. Des hoquets de douleur la secouaient, sa main gauche convulsait sur le papier mais elle continua à former les lettres, à former des phrases bien faites, des mensonges bien écrits. Elle signait l'arrêt de mort des deux filles qui l'avaient détruites. Oh oui, elles n'en finiraient pas. Elles vivraient toute leur vie avec une douleur omniprésente, la même que Leila subissait.

Elle signa par son prénom, plia le papier et le laissa sur le bureau. On le trouverait. Le lendemain ou un mois plus tard, ça n'aurait aucune importance. Puis elle prit son téléphone, envoya un dernier message à Emma. "Je suis désolée", écrivit-elle à la fin. "Tu n'auras plus jamais à souffrir à cause de moi". C'était peut-être la seule personne à qui elle souhaitait vraiment une fin heureuse.

Elle avait beau l'avoir trahie, elle ne lui en voulait pas. Parce qu'après-tout, elle était sa meilleure amie.

Elle prit sa voiture et conduisit jusqu'au pont. Un vent froid balaya ses cheveux châtains en arrière. Elle repensa à Liam, à la déception qu'il aurait en apprenant sa mort. Les cinq cent mille euros s'oublieraienr Tout comme les deux millions versés à cette femme de ménage en échange de son nom. Le Mur, une belle invention. Son sang coulerait sur les briques, ce soir, comme d'autres avant elle.

Son pied se hissa sur la rambarde et elle se tint aux câbles froids. En dessous, un petit cours d'eau se jetait dans la mer. Il n'était pas bien profond. Tous ceux qui s'y étaient jetés étaient morts. Elle ne ferait pas exception.

Les étoiles perçaient le ciel, mais Leila ne les regarda pas. Elle préféra observer l'obscurité entre elles. C'était là où elle se rendait. Là où elle n'aurait plus à souffrir.

Les phares d'une voiture l'aveuglèrent un instant, des pneus crissèrent. Une portière claqua.

— Leila ! hurla Lucas. Descends !

Il était venu pour elle. Comme c'était charmant. Elle replaça son pied près de la bordure. Elle n'avait pas peur. C'était lui qui était empli de terreur. Il tendit sa main. Mais c'était trop tard pour ça. Elle ne le croyait plus maintenant.

— Ne fais pas ça, je t'en supplie.

— Tu es arrivé trop tard, mon amour.

Elle lâcha le câble. Le vent caressa sa peau, la poussa légèrement.

Il hurla.

Non, il disait.

Mais elle tombait déjà.

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