23. Emma

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— J'ai deviné qu'elle allait se jeter quand Emma m'a envoyé une capture d'écran de son dernier message, termina Lucas. J'étais le plus près du pont mais je suis quand même arrivé trop tard.

Des cendres gisaient à ses pieds. La cigarette n'était plus.

Erwin le fixait avec insistance, comme s'il voulait pleurer mais qu'il se retenait face à tous ces gens. Quand Lucas avait commencé à raconter l'agression de Leila, il s'était assis, le visage enfoui dans ses mains, se maudissant peut-être d'avoir cru Leila et sa "dispute qui avait mal tourné". Mais Lucas paraissait accepter pleinement les faits. Et Emma ne put que l'admirer, parce que pendant tout ce temps, il s'était laissé accuser sans rien dire.

— Quand tu es arrivée avec la lettre, Madden, reprit Raven, quand tu l'as lu devant tout le monde, j'ai compris les derniers mots qu'elle m'avait adressés. Tout ça était un plan calculé qui me visait toi et moi. Sauf que j'en étais consciente, mais pas toi. Alors avec Lucas, on s'est dit que... puisque Leila s'était servie du Mur à son avantage, on pouvait aussi le faire.

Madden demeura un instant immobile puis hocha lentement la tête.

— Vous avez inscrit nos noms sur le Mur.

— Oui. On s'est dit qu'avant de te remettre avec Erwin, tu chercherais la vérité. Et que vous ne nous croiriez que si vous la découvriez vous-même.

Emma vit William se tourner dans sa direction. Elle sentit les reproches qu'il lui jetait au visage, la manière dont elle l'avait trahi si facilement, la façon dont elle s'était tenu à côté d'Erwin pendant des mois en sachant qu'elle n'avait rien fait pour empêcher Leila de commettre l'irréparable.

Elle n'osa pas parler. Elle ne voulait plus, s'en était assez. Trop d'erreurs à assumer, trop de conséquences qu'elle avait dû essuyer, trop de mensonges accumulés. Leila l'avait brisée avec ses idioties. Si elle avait eu un minimum de bon sens, elle se serait jetée du pont avec elle.

— Tu me détestais, n'est-ce pas ? lui demanda alors Madden. Tu m'as détestée mais tu as fait semblant de m'apprécier, en fait tu... tu es comme elle. Sa réplique exacte.

— Madden, non, la défendit Raven. Leila était malade. La folie la possédait depuis longtemps. Elle a manipulé Emma, comme elle le faisait avec nous tous.

— Ce n'est pas une excuse.

Encore une fois, Raven s'apprêtait à prendre sa défense mais Emma l'arrêta silencieusement.

— Tu as raison. Je l'ai encouragée à commettre des crimes, en un certain sens. Si elle a cru Lucas innocent et qu'elle l'a forcé à coucher avec elle, c'est de ma faute. Si elle a drogué Erwin, c'est de ma faute aussi. Mais Leila était tout pour moi. Et sur le moment je... tout ce dont à quoi je pensais, c'était ne pas la perdre. Je me disais qu'après sa petite vengeance, tout reviendrait à la normale.

Elle chassa une larme qui coula trop vite.

— Ce que j'ai été naïve.

La haine occupait sa voix. Ses yeux plongèrent dans la bouteille pleine avec une envie soudaine de s'y noyer.

— Au final, reprit-elle face au silence qui arrivait, le Mur ne fait que dévoiler notre vraie nature. Nous sommes tous lâches, égoïstes et faibles. Manipulables. On nous trompe avec du vent et on préfère croire les morts aux vivants, pour l'unique raison que les morts ne parlent pas. Mais quand les vivants protestent, on leur interdit de parler aussi.

Elle laissa échapper un petit rire.

— Dites moi où est la logique.

Ses mains fébriles ôtèrent le bouchon de la bouteille. Tous les regards convergeaient vers elle. Emma Rovel, la prochaine souffre douleur de Memphis. Elle était prête à prendre ce rôle. Si c'était pour que la vérité triomphe, elle se sacrifierait avec plaisir.

— Pour le Mur, déclara-t-elle en levant l'alcool.

Puis elle but. À grandes gorgées. Les murmures commençaient à se répandre dans la foule. Madden pleurait mais demeurait droite, le menton relevé, comme si s'effondrer lui faisait honte. Quant à Lucas, il sortit une deuxième cigarette et se remit à fumer.

Une étrange douleur vint se loger dans son estomac. Ce fut anodin au début, puis les secondes s'écoulèrent et sa bouche se tordit en grimace. Elle lâcha la bouteille. Le verre s'éclata contre le sol. Du liquide blanc s'étendit à une vitesse effroyable. Ses lèvres s'entrouvrirent pour laisser échapper un cri, mais rien ne vint. Une coulée froide se versa dans ses veines.

— À... à l'ai...

Le sol s'ouvrit sous ses pieds et du verre s'enfonça dans ses paumes de main. Les murs tournaient tout autour d'elle. Les battements de son cœur ralentissaient, elle les entendait, ces boum boum de plus en plus faible. Une voix hurla. Quand elle voulut respirer, elle n'y arriva pas.

On l'étouffait. Elle mourait.

Ses doigts se tendirent en avant comme si l'oxygène viendrait à elle en s'en emparant. Ses pieds battirent le vide. Quelqu'un la souleva, on l'appela par son prénom. Les lumières bleues l'éblouirent. Sa tête bascula en arrière, la bouche ouverte sur de l'air qui ne s'engouffrait plus.

Alors c'était cela, la mort. Être prisonnier de soi-même, ne plus pouvoir bouger. Ne plus penser. Ne plus se souvenir. Rien, du néant, trop de lumière et trop d'obscurité à la fois. Quelque chose lui toucha la joue, la secoua. Ses paupières se fermèrent toutes seules.

C'était fini.

Pourtant, elle eut l'impression de revenir à elle plusieurs fois. Des sons au hasard. Des sirènes d'ambulance, des ordres criés en l'air. Son cœur qui se remettait soudainement à battre avant de s'arrêter à nouveau. Des couleurs aussi, elle se souvint de ça. Beaucoup de rouge. Du bleu. Puis du blanc, du blanc, du blanc. Puis rien. Le noir à l'état brut. Du blanc à nouveau, des néons qui venaient, disparaissaient. La sensation de flotter. À un moment, on lui demanda même de serrer une main. Dans un instant de délire, elle crut que c'était Leila qui lui parlait.

Alors elle ne la serra pas.

De tout ça, elle se souvint vouloir mourir. La douleur était omniprésente dans son corps, partout sous sa peau, sous ses os, son crâne, ses muscles, la moindre de ses pensées. Ne plus souffrir, arrêter de respirer. Mais on la força.

Elle réussit à ouvrir les yeux après avoir été tirée dans le noir. Un bip bip incessant résonnait dans son oreille. On lui avait collé des tubes aux bras. Elle les remarqua sans avoir à soulever sa tête.

Et elle la vit. Assise sur les draps, ses longs cheveux châtain coulant dans son dos.

— Leila, chuchota-t-elle.

Parler plus fort lui fut impossible. Leila se mit à sourire, la regardant avec une tendresse qu'elle ne lui avait jamais connu. Ses paupières pesaient lourd mais elle s'efforça à les garder ouvertes.

— Est-ce que... est-ce que c'était un cauchemar ?

Mais Leila ne répondit pas. Ses lèvres pâles demeuraient scellées. Elle remarqua les larmes sur ses joues. Sa peau translucide. Elle était différente, mais c'était bien elle. Sa meilleure amie depuis l'enfance. Leila glissa sa main dans la sienne. Mais Emma ne sentit rien. Peut- être que c'était les produits qu'on lui injectait, ou peut- être que… peut-être que rien de ce qui s'était passé n'était un cauchemar. Elle voulut retirer sa main mais Leila avait toujours ses doigts enroulés autour.

— Laisse-moi vivre.

Et une larme perla dans le coin de son œil. Leila continuait toujours de pleurer.

— Tu seras mieux avec moi, tu verras.

Une douleur immense lui déchira la poitrine. Les bips augmentèrent le rythme.

— Je t'en supplie, laisse-moi à présent. Laisse-moi.

Ses grands yeux transparents s'ouvrirent sur du chagrin.

— Pars, souffla-t-elle.

Elle ne pouvait pas la suivre. Elle se sentait trop accrochée à ce monde pour se jeter dans le vide. Oui, elle l'avait aimée mais c'était terminé à présent. Elle lui avait donné tout ce qu'elle pouvait. Son amitié, sa loyauté, sa confiance. Il était temps qu'elle la lâche. Qu'elle la laisse goûter à la vie au lieu de la lui prendre.

Leila retira sa main, les yeux pleins de larmes.

— Je suis désolée, murmura-t-elle.

Emma ferma brièvement les yeux pour lui signifier qu'elle acceptait. Et quand elle les rouvrit, il n'y eut que du vide face à elle. Personne n'était assis sur le lit. Personne ne la regardait avec tristesse. La machine continuait de biper. La larme se mit à lécher sa tempe avant de disparaître dans ses cheveux.

Elle s'en était allée.

La porte s'ouvrit et Sasha se précipita vers elle.

— Hey, petite sœur, comment te sens-tu ?

— Étrangement bien, murmura-t-elle de sa plus grande voix.

— C'est bien. C'est très bien même.

Il s'assit à son tour sur le matelas et prit sa main. Lui était réel. Elle put le sentir, le toucher, entendre clairement sa voix. Il dégagea son visage de mèches éparses, souriant de soulagement.

— Papa et Maman sont partis acheter de quoi déjeuner mais ils vont revenir bientôt.

— Ça fait... combien de temps ?

— Trois jours.

— Et pourquoi je... enfin, ça.

Il garda le silence un bref instant.

— Tu as été empoisonnée, avoua-t-il enfin. La gendarmerie est en train de poser des questions à tout le monde pour savoir d'où venait cette bouteille. Tu te souviens où tu l'as prise ?

— Sur le comptoir, répondit-elle simplement.

Mais elle ne se souvint pas l'avoir demandée.

— Ok. Je leur dirai, même si je pense qu'ils passeront bientôt pour te le demander eux-mêmes.

Elle hocha la tête puis balaya faiblement la pièce du regard. Il y avait plusieurs bouquets de fleurs posés sur sa table de chevet. Des lettres, aussi. Un morceau de papier était posé contre un vase, il y avait écrit dessus : "Reviens-nous, William." Elle eut presque envie de pleurer.

— Memphis a été fermé en attendant ton réveil, lui expliqua-t-il. Le directeur a voulu montrer son appui envers notre famille.

— Je savais que c'était un lèche-cul.

Il se mit à rire.

— C'est vrai.

Il serra plus fort sa main comme s'il avait peur qu'elle s'en aille. Elle le sentit la scruter, l'analyser sous tous les angles pour s'assurer de son bien-être.

— Tu es sûre que ça va ?

Elle songea subitement à Leila, à sa demande de la suivre, à son désir d'en finir pendant que le poison se répandait dans ses veines.

— Je crois qu'il faut mourir un peu pour apprendre à vivre.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

Sa panique lui arracha un sourire.

— Que je vais bien.

Ses épaules s'affaissèrent. Il se pencha, approcha son visage du sien et déposa un baiser sur son front. Il resta ainsi un long instant, une main sur son crâne, l'autre entre ses doigts.

— Tu m'as fait peur, tu sais.

Elle aussi, elle avait eu peur. Il se redressa et dit vérifier l'arrivée de ses parents. Elle le laissa partir. Le silence se posa de nouveau dans la chambre. Elle fixa la place vide face à elle, bougea lentement ses doigts pour s'assurer que rien de translucide ne les touchait.

— Leila ? appela-t-elle d'un air hésitant.

Mais rien ne se produisit.

À son plus grand soulagement, elle était définitivement partie.

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