14. Raven

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Il y avait écrit "Assassine" en lettre rouge, puis son nom à côté. Ceux qui s'étaient amusés à taguer ça avaient respecté le pan du Mur initial sur lequel le nom d'Erwin et Madden demeuraient. Mais ça ne changeait rien. On ne voyait que ça. Tout le monde se retournait, certains riaient, d'autres murmuraient entre eux avec des mines graves. Même les professeurs sortaient des salles de classes pour lire ce qu'il y avait écrit.

Assassine. Un seul mot, et ce fut son monde qui s'effondra.

Face à ces briques blanches, elle ne bougea pas. Elle aurait pu hurler. Leur dire que c'était faux, que Leila s'était jetée toute seule du pont et qu'elle n'avait eu besoin de personne pour ça. Elle aurait pu pleurer aussi. Leur donner pitié. Les supplier d'arrêter. Mais dans le fond, c'était ce qu'ils attendaient : du spectacle. Erwin et Madden traînaient, ils ne créaient pas suffisamment de scandale pour entretenir le divertissement. Alors ils s'étaient vengés sur elle. Raven Hist, le monstre de Memphis.

— Je vais détruire ceux qui ont fait ça, fulmina Lucas à ses côtés.

Mais elle le retint par le bras. Non. Elle ne leur donnerait pas ce qu'ils voulaient. Leur regard, autour, les perçaient comme des aiguilles chauffées au fer rouge. Assassine. Ce mot tourna en boucle dans sa tête.

— Ils passeront à autre chose, murmura-t-elle.

— Ou pas.

Oui, c'était une possibilité aussi. Mais quoi qu'il en soit, elle agirait à l'opposé de ce qu'ils désiraient. Et elle se fichait de savoir si les ignorer leur donnait raison. Elle savait qu'elle n'avait pas tué Leila. C'était suffisant.

Elle se détourna de ce mot et se fraya un passage dans la foule qui s'était amassée tout autour. On la bouscula. Des insultes fusèrent. Le mot "assassine" se répéta en écho entre les murs de Memphis. Ce monde s'abreuvait de cruauté. Elle empêcha plusieurs fois Lucas de sauter au cou de ces gens, parce qu'elle savait que c'était inutile. À part être Captain America et foncer dans le tas en étant sûr de tous les mettre à terre, Lucas n'avait aucune chance de les arrêter. Ils étaient trop nombreux face à eux deux.

— Et tu ne dis rien ! s'exclama-t-il quand ils réussirent à s'éloigner de l'amas d'élèves. Ils te crachent à la figure, et toi tu les laisses faire !

— Que veux-tu que je fasse ! s'écria-t-elle à son tour. Je ne veux pas être le spectacle qu'ils sont si impatients de voir Lucas, et si je dois me coudre les lèvres pour m'empêcher de les envoyer se faire foutre, je le ferai.

— Je peux les envoyer se faire foutre moi-même, si tu veux.

— Non. Au cas où tu n'aurais pas remarqué, tu te trouves dans la même position que moi.

— Ce n'est pas moi qu'ils traitent d'assassin.

Elle ajusta son sac à son épaule, déterminée à ne pas laisser les événements de la matinée gâcher sa journée.

— Va en cours.

— Je ne veux pas te laisser toute seu...

— Va en cours, j'ai dit.

Son visage se ferma. Il regarda au loin mais ne bougea pas.

— Raven, je ne sais pas si tu te rends compte de ce qui est en train de se passer.

— Je sais autant lire que toi.

Elle le poussa gentiment vers son bâtiment, tandis qu'elle devait prendre la direction contraire.

— On se retrouve pour le déjeuner.

Elle sentit son regard brûler son dos alors qu'elle se dirigeait vers sa salle. Sa conviction d'être forte et de pouvoir endurer les mauvais regards soutint ses jambes. Elle aurait pu facilement s'effondrer mais non, elle était là, le menton relevé et décidée à ne pas se laisser humilier. Ce n'était pas eux qui allaient lui raconter ce qu'elle avait fait. Ils ne savaient rien. Personne ne savait rien.

Quand elle entra dans l'amphithéâtre, le silence la recouvrit. Quelques stylos claquaient sur les tables, des ordinateurs s'allumaient mais les yeux, eux, étaient tous orientés dans la même direction. Les semelles de ses bottines crissèrent sur le sol. On entendait que ça. Seul le premier rang était libre. Les autres avaient recouvert les places non occupées par leurs sacs, certainement pour ne pas l'avoir à côté. Elle essuya ce rejet en silence et s'assit seule, avec personne autour d'elle. Voilà. Ce n'était pas si compliqué.

Une boule de papier frappa son bras.

Pas si compliqué, non.

Le professeur entra et ceux qui s'apprêtaient à l'insulter se turent. Mr Korel déposa ses livres devant lui dans un soupir douloureux. Puis il la regarda à travers ses lunettes rondes, les mains encore posées sur la couverture abîmée de ses vieux manuels d'économie.

— Je suis désolé, mais tu dois sortir.

Ses poumons se mirent à rétrécir. Il n'avait pas le droit de faire ça. Pas le droit de juger sans rien connaître, pas le droit de se baser sur une mauvaise farce.

— Mais je...

— S'il te plaît.

Puis la vérité la gifla en pleine face : ce n'était pas une mauvaise face. C'était ce qu'ils pensaient tous. Mr Korel ne voulait pas d'une meurtrière dans sa classe. Ses yeux se remplirent de larmes.

— Monsieur, je n'ai rien fait. Absolument rien. J'ai le droit d'étudier comme tous les autres et...

— Je ne peux pas donner cours dans ces conditions, Raven. Désolé.

Elle serra son sac contre elle. Ils attendaient qu'elle parte. Ils voulaient la voir disparaître, la rayer de leur existence. Mr Korel lui envoya un dernier regard d'excuse. Mais ça ne changeait rien à sa décision. Il la rejetait, comme tous les autres. Comme un idiot, il croyait à un mot tagué sur un mur par des gens très certainement bourrés.

À contrecoeur, elle se leva. Chaque pas qu'elle fit lui donna l'impression d'écraser son cœur. Elle sortit comme elle entra : dans un silence digne d'une tragédie grecque. Elle se retrouva dehors dans une cour intérieure vide. Une feuille morte survolait les pavés. Un pigeon cogna son bec contre le sol d'un air désespéré. Elle s'assit sur les marches de l'entrée et contempla d'un air vide le parking. Pour est-ce que Mr Korel lui avait demandé de sortir ? Est-ce qu'il en avait vraiment le droit ? Après le meurtre de Leila, la gendarmerie avait affirmé qu'il s'agissait d'un suicide. La vidéo sur Youtube avait déjà été supprimée et ils n'avaient pas cherché à savoir de qui elle provenait. Affaire classée, tout le monde était rentré chez soi. La justice ne l'avait pas condamnée, c'était la société qui s'en était chargée.

Sa poitrine se souleva et elle étouffa un sanglot. Sa vie n'était qu'un cauchemar. Elle ne passait pas une journée sans pleurer et se détestait pour ça. Que se passerait-il si elle-même se suicidait ? Est-ce qu'on déposerait des fleurs devant le Mur pour lui rendre hommage, comme on avait fait à Leila ? Est-ce qu'ils penseraient "elle s'est donnée la mort à cause de nous" ou "elle s'est donnée la mort parce qu'elle ne supportait pas d'avoir du sang sur les mains"? Si même se couper les veines n'était pas une issue, alors quoi ? Qu'était-elle censée faire ? Toutes ces questions posèrent une pierre dans son estomac et ses pleurs redoublèrent.

Des gravillons crissèrent. Raven releva la tête et se retrouva face à Emma. La marque Chanel sur son sac lui renvoya un rayon perdu du soleil.

— Ils t'ont viré ?

Elle hocha la tête. Emma croisa ses bras, gardant une expression grave sur elle.

— Et toi ? demanda Raven.

— Non, moi j'avais juste envie de m'en aller.

Trouver des justifications compliquées n'avait jamais été sa spécialité. Raven en arriva presque à sourire.

— C'est la merde, lâcha-t-elle en s'essuyant les joues.

— Ouais.

Emma sortit un paquet de sa poche, puis mit feu à une cigarette. Elle souffla bruyamment en tournant son visage..

— Depuis quand tu fumes ?

— Depuis que Jacques Dutronc n'arrive plus à me remonter le moral.

— Tu écoutes du Jacques Dutronc ?

— Juste pour faire chier notre entière génération fanatique de rap, ouais.

Elle arriva à échapper un petit rire. C'était paradoxal dans la situation où elle se trouvait, mais elle avait juste envie d'oublier pourquoi elle se trouvait seule assise sur des escaliers les plus sales de tout Memphis. Oublier, oui. Une idée l'illumina. Elle regarda Emma fumer, la regarda pendant plusieurs secondes, la bouche emplie de mots dont elle-même avait peur. Elle les cracha au moment où Emma crachait son souffle.

— Tu as encore du cannabis ?

La blonde faillit s'étouffer. Une toux la secoua violemment, puis elle la fixa avec de grands yeux.

— Pardon ?

— Il t'en reste, je le sais.

— Hors de question.

— Tu m'en donnes ou je dis tout à William.

C'était sorti si facilement.

— Tu déconnes là ?

— J'ai l'air ?

Emma fit tomber sa cigarette au sol et l'écrasa avec violence. Elle n'avait même pas consommé la moitié.

— Je ne suis pas un putain de dealer. Si tu veux de l'herbe, t'as qu'à t'en acheter toi-même.

— Tu en as alors que tu n'en prends même pas, autant que ça serve.

— J'ai de la bombe lacrymo aussi, pourtant j'en balance pas sur des gens pour que "ça serve".

— Tu m'en donnes ou il me suffira de deux minutes pour expliquer à William la manière dont tu les as eu.

Emma parut s'arrêter de respirer. Elle avait entendu la première fois la menace, mais elle n'y croyait pas. Sauf que Raven, au stade où elle en était, se sentait capable de tout. On disait que fumer un seul joint suffisait pour tout oublier. Tout partait dans la fumée qu'on expirait. C'était ce qu'avait cherché à faire Lucas, et à présent, elle le comprenait.

Juste une fois, se promit-elle.

— Tu fais comme elle.

— Comme qui ?

— Leila.

Ce nom lui provoqua des frissons.

— Quand est-ce que tu pourras m'en donner ?

— Tu fais chier, souffla-t-elle en croisant ses bras.

— Quand ? répéta-t-elle.

— Demain au plus tard. Il faut que j'aide mon frère à emballer les premiers cartons cette après-midi.

— Tu peux vraiment pas avant ?

— Estime-toi heureuse que j'accepte de t'en donner.

Ce n'était pas comme si elle avait le choix. Emma partit aussitôt après, comme si elle avait peur d'être sollicitée à nouveau pour quelque activité illégale. Raven resta assise. Elle n'avait pas pris sa voiture, c'était Lucas qui l'avait emmenée. Elle ne voulait pas non plus lui envoyer de message pour ne pas le déranger. Alors elle attendit. Le vent iodé poussait quelques mèches de sa frange sur son front. Elle aurait pu aller à la cafétéria, ou bien dans la salle d'étude, mais là-bas aussi on la regarderait mal. Elle n'avait sa place nulle part.

L'heure passa rapidement, à son plus grand étonnement. Quelques élèves qui passèrent à côté d'elle ne daignèrent même pas un regard. Ils l'ignoraient. Elle n'existait pas. Ce ne fut que quand la grande masse sortait des salles qu'elle se plaqua contre une façade et attendit de voir Lucas. Il fut surpris de la voir là.

— Tu es sortie tôt.

— J'ai besoin de tes clefs.

Elle était censée avoir un cours de gestion juste après, mais elle ne pouvait tout simplement pas y aller. Elle ne voulait pas retenter sa chance au risque de se faire cracher dessus.

— Pourquoi ?

— Je vais rentrer.

Mais il n'esquissa pas un seul geste.

— Tu es là depuis longtemps ?

— S'il te plaît, j'ai juste besoin de tes clefs.

Son cœur était en train de se déchirer. Elle allait craquer. Ça venait, elle le sentait.

— Bébé, il se passe quoi ?

Elle explosa. Ce fut comme si sa poitrine s'ouvrait en deux. C'était ce qui se passait quand quelqu'un de faible prétendait être fort. Elle n'était pas forte. Elle ne l'avait jamais été, alors pourquoi se créer de fausses illusions ? Pourquoi s'être entêtée à rester, pourquoi s'être voilée la face alors qu'elle savait pertinemment que le mot "assassine" n'était pas là pour rien ? Elle en avait marre, marre de se mentir à elle-même. Marre de ce monde de merde, marre de ce que Leila avait laissé derrière elle, marre d'être le bouc-émissaire de tout le monde. Elle avait perdu ses amis les plus chers, sa dignité et ça ne suffisait pas non, il fallait qu'on lui prenne aussi sa liberté. Lucas la colla contre lui. Elle respira le cuir de sa veste, se réfugia dans ses bras. Le seul endroit où elle se sentait acceptée.

— On va rentrer ok ? dit-il tout bas.

Il passa un bras autour de sa taille et la guida jusqu'à la voiture. Sur le chemin, elle entendit des insultes. Les mêmes. Elle n'eut pas le courage de lever la tête pour les affronter. Quand elle ferma la portière de l'Audi, ce fut comme si un bouclier s'abattait sur elle. Lucas ne démarra pas tout de suite.

— Donne-moi ton téléphone.

— Pourquoi ?

— Donne-le moi.

Elle fouilla dans son sac, le débloqua et le déposa dans sa main. Il entra dans les messages, les lut les uns après les autres. Des menaces, allant de la torture à la mort. Il y avait de tout. Ils avaient redoublé depuis ce matin. Sur Instagram, sur Messenger, avec son numéro personnel, partout. Elle n'osait plus le regarder parce qu'elle avait peur.

— Je vais t'acheter une autre carte SIM, dit-il après en avoir lu une bonne partie. Je vais te créer d'autres comptes sur les...

— Non. Je ne veux plus de réseaux sociaux.

— Je ne veux pas non plus que tu te coupes du monde.

— C'est le monde qui veut se couper de moi.

Il tourna la tête vers elle.

— Je suis désolé bébé. J'aimerais pouvoir tous les éclater. Je l'aurais fait si...

— Je veux rentrer.

Il reposa le téléphone et démarra. Quand ils arrivèrent, elle laissa tomber lourdement son sac et se recouvrit d'un long sweat, le genre de choses qu'on mettait en dépression hivernale. Puis elle retourna dans le salon où Lucas regardait les DVD qu'ils avaient.

— On a que des trucs tristes, lâcha-t-il dépité.

—Ça tombe bien, j'ai envie de pleurer.

Il ne la regarda pas, mais ses doigts se crispèrent aux boîtes en plastique.

— Sur Netflix il y aura peut-être des trucs comestibles.

Elle s'installa contre lui et le laissa faire son choix, qui s'avérait être une comédie française qu'ils avaient déjà vu mais longtemps auparavant, si bien qu'ils ne s'en souvenaient pas. Certaines scènes lui arrachèrent un sourire. Au milieu du film, elle sentit Lucas déposer un baiser sur le sommet de son crâne. Il ne regardait pas. Il pensait.

Vers deux heures, il se leva pour préparer à manger. Elle regarda la fin du film puis le rejoignit dans la cuisine. Il faisait cuire des oeufs.

— Tu n'aurais pas dû rater les cours pour moi.

— Je ferais l'impossible pour toi.

Elle se colla contre son dos et l'entoura avec ses bras minces.

— Je t'aime, murmura-t-elle.

Le pétillement du blanc d'oeuf contre la poêle chaude l'empêcha certainement de l'entendre, mais de toute façon, il le savait déjà. Après manger, il s'assit sur le canapé et avant qu'il n'ait pu faire un geste vers la télécommande, elle s'installa sur ses genoux. Il fut surpris par l'initiative puis la regarda ôter son sweat sans émettre un seul son. Elle avait envie de lui. Terriblement. À croire que se faire traiter d'assassine lui donnait envie de dévorer la seule personne qui ne la voyait pas comme telle.

Elle posa sa main contre son cou et l'embrassa. Il répondit à son baiser par la même force, la même volonté. Et elle osa espérer. Ses mains se glissèrent sous son tee-shirt, le débarrassèrent de celui-ci. Il se retrouva torse-nu, les muscles s'agitant sous ses doigts. Il dégrafa son soutien-gorge, son espoir grandit. Il voulait, ou du moins, il essayait. Et cette perspective l'emplit de joie. Il goûta à son sein, laissa quelques marques derrière lui. Puis elle voulut toucher à nouveau ses lèvres, le toucher lui, l'avoir entièrement pour elle. Le contact de leur peau contribuait à sa survie. Ses mains dansant sur ses hanches lui donnaient envie de vivre, juste pour lui. Alors elle avança sa main vers son pantalon, grisée par le plaisir. Elle ne remarqua pas sa respiration s'accélérer. Elle ne vit pas son teint virer au blanc. Tout ce dont à quoi elle pensait était se confondre en lui et ne plus jamais en sortir.

— Non, souffla-t-il brusquement en écartant ses mains du jean.

Elle resta là, pantelante, silencieuse. Il ne pouvait pas lui faire ça. Pas maintenant.

— N'y pense pas.

— Ce n'est pas si facile, fit-il avec agacement.

Ce n'était pas contre elle qu'il était énervé et elle le savait. Pourtant, ça la blessa quand même. Elle se leva et enfila à nouveau son sweat en oubliant son soutien-gorge.

— Bébé, attends, c'est pas contre toi.

— Ça fait sept mois que je ne peux pas te toucher, sept mois ! s'écria-t-elle en se retournant.

— Et tu crois que ça ne me fait pas mal à moi aussi ?

Quelle égoïste elle faisait. Elle se détesta, profondément. Tout ce dont elle eut envie fut se cacher, s'enterrer vivante et y mourir asphyxiée. Ce fut si violent qu'elle le repoussa quand il essaya d'attraper sa main. Pourquoi était-elle encore là, en fait ? Pourquoi ne pas avoir suivi Leila dans son élan ?

— Ça suffit, viens-là.

— Laisse-moi, fit-elle d'une voix étranglée.

— Non.

Il la prit contre elle, et alors qu'elle éclatait en sanglots pour la dixième fois de la journée, il la berça, caressant doucement ses cheveux bruns. Elle aurait pu passer sa journée à pleurer sans se sentir pour autant soulagée. C'était à l'intérieur que ça se passait. C'était dans sa tête que la tornade se déchaînait. Ça tambourinait et elle en tremblait jusqu'aux pieds. Qu'avaient-ils fait d'elle ?

—;Je fais pitié, étouffa-t-elle dans son épaule.

— Je connais peu de gens qui auraient pu rester plus d'une heure dans un lieu où on les traite de ce qu'ils ne sont pas. Tu es forte bébé. Peut-être que tu ne t'en rends pas compte, mais moi si.

À travers la fenêtre du salon, elle aperçut le ciel se recouvrir. Les nuages se suspendaient à la voûte bleue, gros, gris, gorgés d'humidité. L'atmosphère s'alourdit. Lucas la serra plus fort contre elle, comme s'il avait peur qu'elle s'en aille. Non, elle ne partirait pas. Où pourrait-elle aller ? Il était la dernière chose qui lui restait.

Le soir, sa mère appela. Elle lui demanda comment s'était passé sa journée, comme par habitude. À cette question, Raven répondit automatiquement "bien". De toute façon, même si elle lui racontait ce qui se passait, tout ce que sa mère aurait été capable de faire serait pleurer et dire à quel point la vie lui en voulait, complainte qui aurait entraîné la suite logique de la conversation, son compagnon. Ce soir-là, elle ne pleura pas, mais elle parla de lui. Il allait rentrer dans une heure, ils s'étaient engueulés la veille, elle lui en voulait, ne savait pas si elle allait lui pardonner alors que Raven savait pertinemment qu'à 23 heures, ils dormiraient dans le même lit, comme depuis sept ans. Pour la première fois, elle en eut assez de l'écouter parler. Elle avait juste envie de lui dire de jeter cet homme dehors et commencer une nouvelle vie, une vraie. Mais bon, pourquoi faire ? Sa mère dirait "oui oui, tu as raison" puis continuerait à se faire souffrir inutilement.

Parfois, elle se demandait si l'être humain n'était pas un peu masochiste. Elle prétendit être fatiguée et raccrocha. Il était 21 heures et elle n'avait envie de rien faire. Juste dormir. Elle se coucha, ferma les yeux. Le sommeil ne vint pas. Pas même quand le matelas à côté s'affaissa ou quand les bras de Lucas s'enroulèrent autour de sa taille.

Elle n'arriva pas à dormir de la nuit.

Lucas se leva pour aller en cours. Elle l'entendit se préparer, sentit le baiser qu'il lui déposait sur l'épaule. Puis la porte claqua et le silence revint. Les sentiments de la veille n'avaient pas disparu. C'était même pire. Elle ne sortit de ses draps que quand la sonnette retentit, et elle en maudit presque la personne venue la déranger.

C'était Emma. Elle l'avait presque oubliée.

— Ça fera dix euros, fit-elle en lui tendant un joint.

— Parce que je dois payer en plus ?

— La drogue c'est comme tout, ça se paye.

Elle alla chercher les dix euros et les lui donna. Puis elle inspecta la tige de papier d'un oeil critique.

— C'est moi qui te l'ai fait, l'informa-t-elle. Pour éviter que tu n'en mettes trois tonnes.

— Où as-tu appris à les faire ?

— Je les faisais pour Leila.

Leila, évidemment. Emma n'avait que ce nom dans la bouche, même si elle était morte.

— C'est vraiment du cannabis qu'il y a dedans ?

La blonde lui envoya un regard noir.

— Si tu doutes autant de moi, ne me demande plus rien.

— Ce n'est pas ce que je...

Mais Emma dévalait déjà les escaliers, se trouvant trop bas pour encore l'entendre. Raven soupira et referma la porte d'entrée. Elle tenait entre ses doigts ce qu'elle avait toujours cherché à éviter. Une seule fois, s'était-elle promis. Une seule chance de s'évader et elle ne recommencerait pas. Elle alla chercher un briquet dans la cuisine et alluma le joint. Sa main tremblait.

Lors de la première gorgée, elle faillit s'étouffer. Elle avait essayé de fumer qu'une seule fois et c'était il y a longtemps. Mais à la deuxième, elle s'y prit un peu mieux. Le goût n'était pas très bon, mais c'était l'effet qu'elle recherchait. Après l'avoir fumé de son entier, elle ne ressentit toujours rien et alla s'habiller. Emma aurait été capable de ne mettre que du tabac à l'intérieur. Pourtant, elle ne lui en voudrait pas si elle l'avait fait. Plus les minutes avançaient et plus elle eut l'impression d'avoir fait une vraie bêtise. Ce n'était pas un joint qui allait lui faire du bien, au contraire.

Sauf que maintenant, elle ne pouvait plus recracher la fumée.

Elle eut fini de se coiffer et se sentit étrangement bien. Cela faisait moins d'une heure qu'elle avait pris ce poison. Finalement, ce n'était peut-être pas une si mauvaise idée. Elle se surprit même à sourire. Son cœur s'était reconstruit, et même s'il faisait mauvais dehors, l'intérieur de la maison était très lumineux. Pourquoi n'était-elle pas allée en cours, déjà ? Ah oui, pour ce fameux mot, "assassine". Tout ça n'était que détail. La vie était belle, il fallait la vivre. À cette pensée, elle éclata de rire.

Elle était heureuse. C'était si bon d'être heureux.

Sa tête lui tourna un peu, mais elle songea à l'effet du bonheur sur elle. Elle était jeune, elle était belle, elle avait un magnifique petit-ami à ses côtés, de quoi se plaignait-elle ? Des gens vivaient pire qu'elle. Mais que vivait-elle, au juste ? Elle ne s'en souvenait plus.

Elle s'affala sur le canapé et prit une grande inspiration. Que c'était beau respirer. Un geste simple mais qui définissait la vie. Elle regarda sa montre. Une heure était déjà passée. Cela faisait une heure qu'elle s'était assise sur le canapé. Son éclat de rire laissa échapper une réflexion un peu plus inquiétante : impossible. Comment le temps filait aussi rapidement ? Et si la mort s'approchait en même temps ? Non, non, elle voulait vivre. Pas mourir. Pas s'enfoncer dans l'obscurité comme Leila l'avait fait.

Leila. Pourquoi pensait-elle à elle ?

Elle commença à paniquer. Le salon devint soudain sombre. Le tonnerre gronda à travers la porte-fenêtre. Pourquoi la vie s'en allait si brusquement ?

— Reviens ! cria-t-elle.

Mais elle parlait au vide. Les meubles lui riaient au nez. Ils se distorsionèrent, ils le faisaient exprès pour la désorienter. Un cri se déposa sur ses lèvres, mais il ne s'éleva pas. Le monde la réduisit au silence. Elle étouffait. Elle étouffait. Elle étouffait.

Elle se tourna vers le mur du couloir. En lettres rouges, il y avait écrit "Assassine". Le sang coulait encore de la lettre A. Ses mains aussi étaient rouges. Chaudes. Un éclair frappa. La maison s'éclaira brutalement avant de replonger dans une obscurité encore plus profonde. Raven se tint au mur pour ne pas tomber. L'odeur de fer lui donnait la nausée. Elle s'engouffra dans la salle de bain pour se rafraîchir le visage. Elle s'imaginait tout, oui, rien de cela n'était vrai. Ses mains étaient couvertes de sang mais ce n'était pas vrai. Elle était une meurtrière mais ce n'était pas vrai. L'eau coula abondamment du robinet. Elle passa ses mains en dessous. Le sang restait. Il était collé.

Elle se frotta plus violemment la peau, sentant une vague de panique la recouvrir. Un deuxième éclair frappa. Dans le miroir, un visage noir apparut pour quelques secondes. Raven recula d'un pas, hors d'haleine. Ce n'était pas vrai. Il n'y avait rien. Rien du tout. La pluie se mit à frapper les vitres. Des mains cognaient contre les murs, des cris se répercutaient au dehors. L'Enfer l'attendait. Raven cria. Ses yeux ne quittaient pas le miroir. Quand un autre éclair flasha la salle, des yeux blancs surgirent derrière son épaule. La bouche tordue, les cheveux trempés, pourtant, Raven reconnut son visage.

— Tu m'as tuée, siffla Leila dans un murmure aigu. Assassine. Assassine.

Assassine. Assassine. Assassine. Raven s'enfuit de la salle de bain puis se perdit. Les murs se déformaient, elle ne voyait rien, tout était trop sombre. Les mains frappaient toujours les portes, les vitres, le sol, le toit, tout, absolument tout. La silhouette noire de Leila déchirait les éclairs en deux. Un hurlement s'échappa de ses lèvres.

Puis le sol s'ouvrit sous ses pieds. Son corps se disloqua.

La dernière chose qu'elle réussit à voir fut le sourire édenté de Leila.

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