16. Madden

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C'était le début des vacances et Sasha voulait en profiter pour s'installer dans son nouvel appartement. Madden l'aida à charger son coffre de cartons puis à vider ses derniers tiroirs. Après deux heures d'aller retour et d'utilisation d'ascenseur, l'aîné des Rovel ferma la porte arrière de la voiture dans un soupir. On aurait dit que chaque geste le fatiguait. Des cernes étaient nées en bas de ses yeux et depuis quelques jours, durant la nuit, elle l'entendait se lever plus souvent. Il passait son temps à appeler, aussi, sans qu'aucune réponse ne lui parvienne.

— Merci pour l'aide, dit-il en sortant ses clefs de voiture.

— Pas de soucis.

Elle s'était tellement habituée à sa présence dans l'appartement que se retrouver seule serait étrange. Surtout depuis que Emma était partie.

— Si... si elle revient, fit-il en passant une main dans ses cheveux, dis lui de m'appeler. Ou appelle-moi si elle ne veut pas.

— Ok.

Elle tira sur les manches de sa veste. Le vent frais de fin octobre balayait ses cheveux sur son épaule. Sasha aurait pu en rester là et partir sur ces mots, mais il resta.

— Je ne sais même pas si elle est vivante, souffla-t-il passant ses clefs d'une main à l'autre.

— Arrête de te torturer le cerveau. Elle est partie parce qu'elle avait besoin d'air. Elle reviendra à coup sûr.

— Mais dans quel état ?

Le regard qui accompagna sa question lui brisa le cœur. Elle avait sa petite idée sur où Emma s'était réfugiée, mais le lui dire n'aurait fait que l'inquiéter. D'ailleurs, son hypothèse était d'autant plus inquiétante que Simon n'aurait jamais regagné la confiance d'Emma sans une menace derrière.

— Sois prudent sur la route.

— Je suis à dix minutes, grimaça-t-il.

— Quand même. Je sais que tu penses à elle, donc fais attention.

Elle l'enlaça puis lui souhaita de bonnes vacances malgré ce début plutôt mauvais. Avant qu'il n'entre dans l'habitacle, il leva la tête dans sa direction.

— Emma avait beaucoup de drogues en sa possession mais elle n'avait pas l'air d'en consommer. Leila devait être dans le coup.

Madden fronça les sourcils.

— Où veux-tu en venir ?

Sasha haussa les épaules.

— Comme par hasard, c'est quand Leila a couché avec Erwin que tout a merdé. Je me dis que, peut-être, ses trous de mémoire ne sont pas des mensonges.

Et il la laissa frigorifiée sur le parking, paralysée, la bouche sèche. William avait émis cette possibilité un jour, mais Madden n'y croyait pas. Elle pensait que c'était une excuse d'Erwin pour ne pas assumer la responsabilité de sa trahison, que ça l'arrangerait qu'elle y croie. Mais elle ne pensait pas non plus que Emma serait atteinte par des affaires de drogue. Ni que Leila était impliquée dedans.

Tout à coup, ce fut comme plonger dans un énorme vide. Elle avait pensé tout savoir des événements puis découvrait une nouvelle facette de Leila. La voiture disparut au tournant de la rue. Et si Sasha avait raison ?

Elle passa le reste de la journée à étudier et planifier ses révisions pour les vacances, mais elle ne fut pas très productive. Les derniers mots de Sasha continuaient à résonner dans son esprit. Comme par hasard, c'est quand Leila a couché avec Erwin que tout a merdé. Et Leila était aussi impliquée dans la drogue, selon lui... Non, elle refusait d'y croire. Et elle refusa d'y croire alors qu'elle regardait lisait un livre, sans arriver à se concentrer sur les phrases qui passaient sous ses yeux. Alors elle appela Erwin. Il répondit seulement après le deuxième bip sonore.

— Je peux te poser une question ? fit-elle d'emblée.

— Euh, oui, vas-y.

— C'est quoi la dernière chose dont tu te souviens lors de ta soirée avec Leila ?

Il y eut un silence désagréable. Elle se demanda s'il était toujours en ligne, vérifia l'écran et vit que oui.

— Pourquoi tu me demandes ça ?

Il y avait presque du reproche dans sa voix.

— Réponds-moi, s'il te plaît.

— On a mangé des chips avec du jus de fruit.

— Et c'est elle qui t'a servi le jus ?

— Oui.

Elle se mordit la lèvre. Non, c'était idiot de se créer une excuse. C'était ce qu'il voulait. Malgré tout, son cœur accéléra le rythme de ses battements.

— Ok, merci d'avoir répondu.

— Mais pourquoi tu...

Elle raccrocha. Elle ne sut pas pourquoi elle l'avait appelé. Se donner une raison sûrement. Alors elle reprit son livre, se promettant de ne plus laisser son imagination déborder. Mais ce fut vain. Impossible de se concentrer, pas quand l'hypothèse se tournait et se retournait dans sa tête. Elle mit un marque page et rentra dans sa chambre pour faire ses affaires. Elle devait rentrer à Avignon le lendemain ; peut-être que Louise pourrait l'éclairer. Elle l'espérait, en tout cas.

Le jour d'après, elle prit la route assez tôt et arriva avant le déjeuner. Le chien aboya quand elle gara la voiture face à l'immense villa. Le berger allemand sauta sur ses pattes, la langue sortie et la queue remuante. Sa mère la serra contre elle, exprimant sa joie en l'étouffant. Son père déposa un baiser sur son front, un peu plus modéré puisqu'il tenait en compte le fait qu'il l'avait vu seulement trois semaines auparavant. Louise, en revanche, n'arrêta pas de sourire, commençant déjà à relater les récits extraordinaires de sa vie. La table était mise, le repas préparé.

— On a dû emmener Spooty au vétérinaire, l'informa sa mère en servant les toasts de saumon cru.

— Pourquoi ?

— Il a fait une entorse de la patte, l'informa Louise. Alors il faut éviter de le faire courir.

— Il n'a fait que sauter à mon arrivée.

— Ouais, Spooty quoi.

La conversation continua sur des anecdotes de Spooty à travers le mois et Madden remarqua le silence anormal de son père. Il ne semblait même pas prêter attention à ce qui se disait. Les seuls mots qu'il lui adressa fut pour lui proposer le vin qu'elle accepta avec un sourire. À la fin du repas, il lui demanda de le rejoindre sur le balcon. Louise lui envoya un regard étonné, mais elle la rassura d'un hochement de tête. À ce qu'elle savait, elle n'avait rien fait de mal.

Il était appuyé sur la rambarde, les yeux rivés sur le chien couché et le jardin autour. Sa chemise blanche reflétait fortement le soleil.

— Tu ne m'as rien dit.

— Sur quoi ?

— Ce Mur.

La température baissa de plusieurs degrés.

— Et qu'est-ce que tu veux que je te dise ?

— Je ne sais pas, peut-être le fait que tu as été nommée cette année. En même temps qu'Erwin.

— Je gère tout ça Papa.

Ou du moins, elle essayait de gérer.

— J'ai envie de croire que ce Mur n'est qu'une tradition de jeunes qui s'ennuient mais je maintiens un contact avec ton directeur, et lui-même s'inquiète depuis plusieurs années. Ce que vous appelez "malédiction" n'a rien de normal.

— Tu crois qu'on ne le sait pas ? Ça existe depuis des décennies et ce n'est que maintenant que tu te préoccupes de connaître la raison de tous ces accidents, juste parce que j'ai mon nom dessus. Mais je n'ai pas besoin de toi m'en sortir.

Elle fit un pas pour rentrer à l'intérieur mais il la retint en posant une main sur son épaule.

— Bien sûr que je m'inquiète que maintenant, je n'ai pas envie d'enterrer ma fille de vingt ans.

— Et qui te dit que je serai touchée par ça ?

Il fronça les sourcils.

— Ne me dit pas que tu veux te remettre avec le fils Layne ?

Bonne question, justement, eut-elle l'ironie de penser. Toutes les questions qu'elle avait mis de côté pour quelques heures refirent à nouveau surface. Mais les confier à son père était la dernière chose qu'elle souhaitait. Elle n'avait jamais trop aimé tenir ses parents au courant de ses pensées.

— J'en sais rien. J'y réfléchis.

— Madden, j'estimais beaucoup Erwin mais je refuse que tu te remettes avec un garçon qui t'a...

— Je sais ce qu'il m'a fait. Et c'est mon problème si je décide de me remettre avec lui ou pas. Je n'ai plus seize ans.

— Et parce que tu es majeure, tu crois prendre les bonnes décisions ? Je te rappelle que c'est moi et ta mère qui t'avons ramassé après ta rupture, tu as manqué les cours pour ça et tu...

— J'ai manqué les cours parce que Leila s'était suicidée, nuance. S'il y a bien quelque chose que je sais, c'est que je ne détruirai pas ma vie pour un garçon.

Il sembla rassuré de sa réponse. Et c'était peut-être la seule affirmation qu'il attendait d'elle. Il reporta de nouveau son regard vers le jardin en poussant un léger soupir.

— Tu te souviens de ce que je te disais plus jeune ?

— Je n'ai pas besoin d'un homme pour construire ma vie, récita-t-elle presque par automatisme.

— Tu hériteras des jardins du complexe mariée ou pas. Je ne veux pas que tu te sentes obligée de te remettre en couple, ni par ce Mur, ni par l'avenir qui t'attends.

— Je sais Papa. Et je t'assure, je ne regarde pas ces aspects là. C'est juste que... Erwin était tout ce que j'avais, et quelque part, même s'il m'a fait du mal, je crois que je l'aime toujours.

C'était les mots les plus honnêtes qu'elle ait réussi à articuler jusque là. Elle arrivait enfin à assumer la vérité sans se voiler la face. Oui elle l'aimait. Elle l'avait détesté, haïe, mais jamais son cœur ne s'était arrêté de ressentir des choses pour lui. Elle fut presque fière d'avoir réussi à être honnête avec elle-même, surtout après tant de temps à lutter inutilement contre quelque chose de si évident.

— L'amour est un piège, dit-il avec un air d'avertissement. Fais attention.

— Promis.

Rentrer à l'intérieur lui fit du bien, elle commençait à avoir froid au dehors. La conversation avec son père ne l'avait pas laissée indifférente. Elle eut tout à coup envie d'en savoir plus sur ces trous de mémoire, elle eut envie de croire Erwin pour leur donner une seconde chance. Mais avant, elle devait avoir des preuves. Elle rejoignit Louise dans sa chambre. Celle-ci sourit d'allégresse en la voyant et ferma dans un claquement son ordinateur.

— Qu'est-ce qu'il voulait te dire ?

— Il a su pour le Mur.

Elle s'allongea comme une masse sur son lit. Louise appuya son menton contre sa paume de main, pressée d'en savoir plus. Madden lui résuma à peu près la conversation, arrivant jusqu'à la fin avec un poids dans l'estomac.

— Et c'est vrai ?

— Quoi donc ?

— Que tu continues de l'aimer.

Elle se redressa sur son coude.

— Oui, c'est vrai. Malgré tout ce que j'ai pu me dire à moi même pour me convaincre du contraire, c'est vrai. Et je crois que lui aussi.

— Non, tu ne crois pas, c'est sûr. Un mec normal, après une rupture, il aurait cherché d'autres filles à embrasser. Erwin n'a jamais fait un pas loin de toi.

— Parce que le Mur l'en empêche.

— Non, parce qu'il est assez fou de toi pour te respecter.

Elle n'avait jamais pensé à cet aspect là. Pour elle, c'était naturel le fait que Erwin se garde de fréquenter d'autres filles. Elle avait tellement eu l'habitude de l'avoir pour elle qu'elle s'était aveuglée toute seule sur des évidences.

—;J'ai envie de savoir si ce qu'il dit est vrai.

—;De quoi, qu'il ne se rappelle de rien ?

Elle hocha la tête, puis lui raconta les événements passés avec Emma, ainsi que la confidence de son frère. Louise écouta attentivement, les yeux plissés de soupçon.

— À mon avis, s'il avait été drogué, il n'aurait pas été si actif sur la vidéo.

C'était ce qui l'arrêtait dans ses pensées. Madden avait regardé cette vidéo des milliers de fois, et son attitude était trop vive pour quelqu'un shooté par une drogue. Louise rouvrit son ordinateur et entra dans le navigateur. Elle tapa "types de drogues" dans la barre de recherche.

— Tu crois vraiment que c'est Google qui va nous donner la réponse ?

— Devant un doute, toujours s'informer.

La devise de Louise depuis qu'elle avait su se servir d'internet. Elle entra dans une page et lu d'un air concentré les petites lettres concentrées entre elles.

— Alors, tu as trois types de drogues. Les perturbateurs ou hallucinogènes, les stimulants ou les...

— Si tu pouvais m'épargner une conférence sur les stupéfiants, je t'en serais reconnaissante.

— Ok, c'est bon, j'ai compris.

Elle reprit sa lecture en silence, bien trop concentrée pour noter le soupir d'ennui de sa sœur. Madden fixa le plafond d'un air pensif. Elle ne trouverait rien. Il n'existait pas de drogue qui créait des trous de mémoire mais laissait le corps avec une volonté et une conscience suffisante pour agir. Si on était conscient, alors on pouvait agir, décider, et savoir que ce qu'on est en train de faire est mal. Erwin était conscient, ça sautait aux yeux sur la vidéo. Non, elle ne trouverait rien et Madden repartirait au point de départ. Peu importait si elle l'aimait ou pas. Il l'avait trahie une fois, qui l'empêcherait de le faire une seconde fois ?

Son espoir se réduisit en poussière, son coeur avec.

— Mad', je crois que j'ai trouvé quelque chose.

— Étonne-moi, soupira-t-elle.

— Le GHB, le gamma hydroxybutyrate, est un dépresseur du système nerveux central, au même titre que l'alcool, lit-elle. Là ça dit que ses effets ressemblent à quelqu'un qui a trop bu, blablabla, à voilà. "Elle peut être aussi à l'origine de pertes de mémoire et d'étourdissements pouvant durer jusqu'à quelques jours après un épisode de consommation. Les effets du GHB sont imprévisibles, car il est impossible pour le consommateur de connaître la concentration et la composition du produit qu'il absorbe. Le GHB, aussi appelé "drogue du violeur" est utilisé dans les soirées comme outil de soumission."

— Comment ça "comme outil de soumission" ?

Louise ne répondit pas tout de suite, encore plongée par ses recherches. Son teint devint blanc au fur et à mesure de sa lecture.

— Quoi ? Qu'est-ce que tu lis ?

— Des gens ont été manipulés sous l'effet de cette drogue, révéla-t-elle en gardant ses yeux rivés sur l'écran. Ils gardent conscience mais pas assez pour réfléchir à ce qu'ils font. Puis ils se réveillent et certains ne se souviennent plus de rien.

Elle repassa mentalement la vidéo dans sa tête, Erwin allongé sur le lit, Leila au-dessus, ses mains qui la touchaient, sa respiration forte. Aucune parole, seulement des gestes saccadés dans une ambiance presque pesante.

— Ils disent que les effets dépendent des personnes, mais en général, c'est ça.

"Je ne me rappelle plus de rien", c'était ce qu'il répétait sans cesse. Il ne se rappelait plus, mais il avait été conscient quand même. Elle avait trouvé son excuse bidon. Elle ne l'avait pas cru, juste parce que dans son esprit, aucun produit n'était capable d'avoir cet effet là.

—;Leila n'aurait pas pu le droguer, c'est impossible, souffla-t-elle.

— Au contraire, objecta Louise. Si elle l'a fait, c'était pour rendre Lucas jaloux non ? Elle savait que Erwin t'était trop fidèle pour te faire un coup pareil, alors elle a employé les moyens nécessaires. Raven a sûrement eu vent de ses intentions et a tout filmé.

Sa tête tournait.

— Je ne peux pas accuser Leila de ça alors qu'elle n'est pas là pour se défendre.

— Si tu pars de ce principe, tu n'arriveras à rien.

Elle avait raison, mais tout de même. Elle connaissait Leila. Elle avait passé des nuits entières à rigoler avec elle, des journées à parler, des soirées sur la plage, dans des fêtes, et cela depuis ses douze ans. Jamais elle n'avait eu de mauvaises intentions envers quelqu'un du groupe. Certes, elle n'avait pas toujours des pensées innocentes, mais ça restait Leila. Elle la connaissait.

— Tu devrais aller chez elle pour voir s'il ne reste pas du GHB. Si tu en trouves, alors la preuve sera évidente.

— Et s'il n'y en a pas ?

— Ça ne changera rien, Madden, s'il n'y en a pas alors ça voudra dire qu'elle a tout mis dans le verre d'Erwin.

Un jus de fruit. Il avait bu un jus de fruit avec elle, puis il ne s'était rappelé de plus rien.

— Maintenant ?

— Il est quinze heures, tu as le temps. Sa mère vit à Arles maintenant, je crois.

— Oui, à Arles, répondit-elle d'un air presque absent.

Louise poussa légèrement son épaule.

— Lève tes fesses de ce lit et vérifie par toi-même au lieu de te triturer le cerveau.

— C'est bon, j'y vais, fit-elle d'un ton presque agacé.

Ça faisait déjà beaucoup à encaisser. Elle avait passé tellement de temps à se faire une raison que découvrir la vraie raison la perturbait. Ou peut-être que ce n'était pas la vraie. Peut-être qu'elles se trompaient, peut-être qu'Erwin connaissait aussi l'existence de cette drogue et s'assurait que son mensonge ait une base solide. Elle ne savait plus qui croire, mais prit sa voiture quand même. Spooty aboya en la voyant partir. Elle aperçut la silhouette de son père avancer vers la rambarde du balcon mais se tourna vers la route et sortit de la résidence.

Elle arriva à Arles après trois quart d'heures et n'eut pas de difficulté à se souvenir de la maison des Revigne. Madden se gara dans la rue du bas et sonna. La maison était petite, acollée avec d'autres. Il n'y avait presque pas de terrain, juste des fleurs mortes sur la fenêtre de la cuisine. Leila avait déménagé ici au milieu de la première année à Memphis. On avait mystérieusement volé de l'argent à sa mère sur son compte bancaire, même si personne n'avait pu savoir comment. Deux millions d'euros. Toutes les économies des Revigne s'étaient envolés, ne leur laissant que de quoi s'acheter à manger. Son père, ainsi que la famille Layne et Rovel avaient tenté de l'aider, mais Violette avait refusé. Elle avait arrêté de venir aux dîners jusqu'à s'éclipser totalement. Comme si se trouver en compagnie des riches lui rappelait qu'elle avait tout perdu.

La porte s'ouvrit timidement et les yeux bleus ciel de Violette la reconnurent.

— Madden ?

— C'est moi, fit-elle avec un sourire maigre.

Elle descendit jusqu'au portillon et lui ouvrit. Madden fut choquée par ses rides et ses mèches blanches. Violette Revigne avait été une femme resplandissante auparavant. Puis en une année, elle s'était fanée. Ses paupières s'étaient alourdies, ses épaules s'étaient tassées par le chagrin, elle avait pris du poids. Madden avait eu l'impression de vraiment souffrir de la mort de Leila, mais quand elle la vit, elle songea que ses maux n'étaient rien comparés à ceux de Violette.

— Que fais-tu ici ?

— Je venais te voir.

— Entre, entre, dit-elle doucement en désignant la porte.

Des vieux magasines jonchaient la table, ainsi que des coques de noix et un verre d'eau. Violette débarrassa vite fais, lui proposant à boire. Madden refusa. La maison était étroite, sans beaucoup d'éclairage. Les tapisseries se décollaient, le frigo faisait un bruit d'enfer. Le salon était de la taille de sa propre chambre.

Violette s'assit en face d'elle avec des raisins secs.

— Si tu es là pour me proposer encore de l'argent, tu peux dire à ton père que je n'en veux pas.

— Mon père ne sait même pas que je suis ici.

Elle lui proposa des raisins en lui tendant le paquet et encore une fois, Madden refusa.

— Tu vis bien à Arles ? s'enquit-elle.

— Je vivais mieux à Avignon.

Elle fourra deux fruits secs dans sa bouche et les macha lentement. Avec ses escarpins et son collier en argent, Madden se sentait décalée. Comme si son monde et celui de Violette entraient en collision.

— Emma vient me voir plus souvent que toi, lui confia-t-elle. Une fois, elle s'est même mise à pleurer devant moi. Elle m'a dit qu'elle était désolée, je n'ai pas compris pourquoi.

— C'est dur pour elle, dit-elle en baissant la tête.

-Oui. Pour moi aussi. Sans ma petite fille, je suis quoi moi ?

Madden serra la mâchoire. Elle s'en voulut de n'être venue que dans son propre intérêt. Elle avait bien eu de la compassion pour Violette, mais jamais l'idée de conduire jusqu'à Arles pour la voir ne lui était venue à l'idée. Elle s'était pensée une meilleure personne que ça.

Violette avala d'autres raisins.

— Elle était ma lumière, continua-t-elle avec les yeux brillants. J'adorais ses cheveux aussi. Je les vois encore, brillant au soleil, ses belles ondulations légères et fines.

— Oui, ils étaient magnifiques, souffla-t-elle.

Parler de Leila lui faisait mal, elle voulait juste passer par sa chambre, trouver la preuve de l'innocence d'Erwin et repartir. Mais elle n'osa pas se lever de sa chaise. Le frigo ronflait bruyamment. Des rires d'enfants traversaient la fenêtre entrouverte. Violette mastiquait doucement ses raisins secs.

— Je peux aller dans sa chambre ?

Elle s'attendait à un "pourquoi" mais elle acquiesça simplement.

— La dernière porte à droite, indiqua-t-elle.

Quand elle se leva, sa chaise grinça. Elle laissa son sac à main sur la table et gagna la porte de la chambre. À l'intérieur, il y avait encore des cartons datant du déménagement. Le bureau était quasiment vide, les draps posés sur le lit depuis des mois. Il y avait ses livres de cours posés sur une étagère, avec des ouvrages de Jane Austen à côté. Leila adorait les romans à l'eau de rose. Elle croyait en l'amour véritable. C'était peut-être ça qui l'avait tuée.

Madden ouvrit le placard pour n'y découvrir que quelques vêtements pliés et entassés. Elle reconnut un tee-shirt d'Emma, le seul à être de marque. Elle ne trouva aucune fiole entre les couches de tissus. Ni dans les tiroirs, ni entre les livres. Elle tomba sur des photos d'elle et Lucas. Il y en avait une trentaine. Elle les regarda une à une, étonnée par le nombre de photos imprimées. Certaines semblaient avoir été prises de loin, alors que Lucas ne la voyait même pas. Leila était vraiment amoureuse de lui. En même temps, si elle avait orchestré toute la scène avec Erwin pour le rendre jaloux, il fallait vraiment répondre à des sentiments puissants. Ça, avec le deuil d'un père et la perversité d'une amie, le tour était joué. Ah oui, il fallait rajouter les drogues.

Elle reposa le paquet avec un soupir puis en trouva d'autres avec Emma. Sur certaines, William apparaissait et les trois faisaient la grimace face au téléphone. Parfois, Alexandre s'y trouvait, mais plus rarement. Mais il n'y avait aucune trace d'elle, d'Erwin ou de Raven. Comme s'ils n'existaient pas. S'en rendre compte lui fit mal. C'était pourtant à elle qu'elle avait adressé sa dernière lettre, pas à Emma, ni à Lucas, ni même à William avec qui elle entretenait une assez forte relation. Sa lettre commençait pas "Chère Madden" et il n'y avait pas d'erreur là dessus. Et pourtant, à en regarder ses souvenirs imprimés, c'était à croire qu'elle l'avait rayée de sa vie.

Son flot de pensées fut coupé par l'ouverture de la porte d'entrée et une voix masculine. Elle se redressa, à l'écoute du moindre bruit.

— Tu es allé chercher le lait ? demandait Violette.

— Je n'ai pas eu le temps ma chérie et je suis épuisée.

— Tu es tout le temps épuisé.

Elle avait l'impression d'avoir déjà entendu cette voix.

— Oui, eh bien c'est comme ça. Il nous reste encore deux bouteilles, ça nous suffira pour demain matin.

Oui, elle l'avait déjà clairement entendu cette voix auparavant. Elle ne savait pas que Violette fréquentait quelqu'un, c'était étrange vu son deuil récent, et surtout, quelqu'un que Madden connaissait.

— À qui est ce sac à main ?

— C'est Madden qui est passée. Elle est dans la chambre de Leila.

Elle en profita pour avancer dans le couloir. Ses talons résonnèrent sur le carrelage froid. Quand elle émergea dans le salon, et quand ses yeux se posèrent sur l'homme, chaque particule de son corps se décomposa. Une coulée froide s'infiltra dans ses poumons.

— Tiens, Madden. Je ne m'attendais pas à te voir ici.

Elle déglutit en ayant l'impression d'avaler une balle de tennis.

— Moi... moi non plus.

Et pour cause.

Le père de Leila était censé être mort.

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