Chapitre 1: La vision d'Hécate

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Le monde a l'air immense si bien qu'il semble impossible de tout connaitre, même pour une personne comme moi. Pourtant, comme tous ceux de ma race, j'ai cru savoir et comprendre mieux que quiconque ce qui nous maintenait en l'état. Je me méprenais et mon existence menaçait encore de s'arrêter en même temps que celle des autres. Pour la première fois, j'avais épuisé mes dernières forces. J'étais terrifiée à l'idée de ne plus posséder la moindre issue. Persuadée que nous ne pouvions ni mourir ni échouer. Hélas, notre fin se profilait...

Si je savais pleurer, c'est certainement ce que je ferais ce soir. Tandis qu'à la lueur de la lune je retranscris ses mots, résonnent les paroles de celui qui sera ma chute à mes oreilles avec une précision douloureusement prémonitoire. Mon seul soulagement, c'est d'être dorénavant sûre qu'il ne désire plus autant ma mort, même si on n'arrête pas le destin.

Avec un mélange de désolation et de regret, je repense à ces derniers mois, à la passion qui m'a animée, dans le mépris le plus total des lois que les dieux avaient éditées. Nous les piétinions allègrement sans songer qu'elles devaient s'appliquer à nous aussi. Malgré tout ce désastre, je réalise soudain que si je devais rejouer cette histoire, je n'en changerais pas un mot, pas un soupir. Car c'est ainsi que vit et meurt un dieu de l'Olympe : libre et insoumis au joug du destin, refusant de courber l'échine devant l'inévitable. Même après avoir perdu l'Olympe une première fois, même obligée de vivre parmi les humains, même maintenant dans ma cellule...

Ceci n'est pas une confession, pas plus que des mémoires post-mortem. C'est très exactement ce que j'ai vécu après la chute des dieux de l'Olympe et ce fulgurant déclin organisé par l'un des nôtres. Mon nom est Hécate, déesse triple, déesse de la magie, gardienne de la croisée des chemins et déesse infernale. J'ai vécu la révélation, ses bouleversements et j'y ai pris une part plus ou moins active. Je n'en connais que le mythe des débuts et en vis ses derniers instants. C'est une histoire qui commence à la création et s'est faite à force de haine, d'amour et de trahison. Je peux presque parier les quelques heures qu'il me reste de vie, qu'un homme noircit lui aussi les pages d'un cahier, réalisant enfin la part qu'il a prise à ce désastre au moins aussi importante que la mienne.

Je ne vais pas prétendre que tout ce que je vais écrire est vrai. Après tout, le mensonge fait aussi partie intégrante de chaque dieu. J'en ai certainement dit et vécu mon compte. J'essaierai pourtant de me souvenir du moindre détail avec le plus de précision possible, bien que je sache qu'au moment où j'aligne ces mots, les nuances commencent déjà à m'échapper, se transformant en désirs et en interprétations. Toi qui liras ces mots demain, ils ne sont écrits que par souci de justice et afin de fournir les morceaux que tu ne peux détenir. Sauras-tu les accepter sans colère, rancune ou mépris ? Qu'importe maintenant.

Imaginez la grande époque grecque, un monde en pleine expansion, des croyances tellement fortes que légendes humaines et divines s'entrelaçaient au point que l'on ne pouvait dire qui avait créé l'autre. Mon premier souvenir remonte à cette époque, bien que j'ai vaguement conscience d'avoir déjà eu plusieurs vies avant cela. La mythologie regorge de hauts faits et bien plus de guerres, surtout chez les dieux. Très tôt, je me suis exilée sur la terre des hommes, empruntant corps humains pour éviter les jeux de pouvoir de mes frères et sœurs.

Parfois femme, d'autres fois homme et en de rares occasions enfant, j'ai appris à aimer ce peuple, peuple à qui j'ai dispensé le savoir qui me venait d'on ne sait où. Ils se mirent à me vénérer sans que je ne demande rien. Bien que les Titans fussent enfermés, je pressens une nouvelle guerre, je la redoute même. Je sens déjà les armées divines se préparer et d'obscures alliances se former. Des rumeurs du haut de la montagne me parviennent. Bientôt, le cataclysme s'étendra jusqu'au monde des humains. Mais pas tout de suite. J'ai encore le temps de m'organiser.

Car c'est ici que je me sens chez moi, bien plus que sur l'Olympe, au milieu de ces visages qui me donnent l'impression d'être vivante et tangible. Une rivière dont le nom m'échappe encore aujourd'hui était sortie de son lit, courtoisie du déluge qui s'abattait sans trêve depuis trois jours, et le sol semblait désormais recouvert d'une couche de boue qui tachait mes pieds nus. Et c'était là que je me sentais véritablement à ma place. Ymittos, cette sinistre bourgade aura son importance en son temps, mais à l'instant, la populace se moque bien de demain. Tête baissée, elle attend, leurs corps collés les uns aux les autres, que la colère de Zeus s'apaise. Je souris vaguement à cette pensée, car quiconque connaît le dieu sait qu'il ne se calmera que lorsqu'il aura une nouvelle conquête dans sa couche.

Il fait nuit noire lorsque j'arrive devant le temple plutôt modeste, perdu au centre de ce qui deviendra plus tard l'Echatiai et le repère des plus grands mages que cette terre a porté. Ma cape tombe au sol tandis que je traverse silencieusement l'allée de colonnes de pierres taillées. Des flambeaux m'éclairent le chemin, l'ombre de ma fine silhouette se dessine sur les murs tout autour, et me laisse tout le loisir de l'admirer. Ce n'est pas exactement la mienne, puisqu'il s'agit de celle qui me sert d'hôte. Elle ne ressemble pas à l'archétype des femmes de la Grèce, c'est certainement pour cela qu'elle a retenu mon attention pour me servir comme véhicule ici-bas, me rendant quasiment identifiable par n'importe lequel des prêtres du lieu.

Nous étions en juillet et le temps était assez clément pour que je n'aie pas à demander le gîte, la pierre fraîche sous mon dos suffirait à reposer mon corps épuisé. Pourtant, les ombres de la nuit bougent au coin de mes yeux et m'obligent à me retourner. Seule, entre deux colonnes, se tient une forme drapée dans un long manteau gris ou d'une couleur s'en approchant, la capuche relevée sur la tête, m'empêchant de distinguer autre chose que ce regard bleu braqué sur moi. Je fronce les sourcils et m'approche lentement de ce qui semble être un homme, pour m'arrêter soudainement les sens aux aguets. De lui émanait une aura immense emplie de pouvoir qui pourtant n'appartenait point aux dieux.

-Hécate.

Une voix sépulcrale dont les sonorités rappelaient celles du gravier broyé sous la meule s'élève de la cape. Je n'ai pas peur, tous ceux qui ont déjà tenté de s'en prendre à ce corps ont péri avant de nous toucher. Dans ce cas précisément, je ressens pourtant un danger qui pourrait presque me faire hésiter. Le fait de ne pouvoir voir son visage m'intrigue, m'obligeant à avancer vers lui encore un peu. Une main surgie entre les pans du manteau saisit ma gorge avec une force impressionnante et me colle à une colonne de pierre.

Le contact de ses doigts puissants sur ma peau me fait manquer un battement de cœur et me coupe le souffle. Le corps tout entier de mon hôte frémit de terreur alors que mon esprit tente de comprendre pourquoi ma magie glisse sur lui sans le toucher. Je n'ai toujours pas peur à cet instant, il ne tuerait que mon enveloppe. Maintenant que nous sommes si proches, je constate combien l'homme est grand et fort. Mon hôte ne tiendrait pas longtemps si cette poigne qui se resserrait encore. Il me fallait trouver une solution, et vite. Cet homme dont je ne peux voir que ce regard se penche vers mon oreille avec un certain plaisir, je peux le sentir.

- Je devrais te tuer maintenant, ainsi je ne rencontrerais aucune résistance plus tard...

Mon corps se débat comme il peut contrairement à mon regard, rivé sur ses pupilles qui semblent presque luire d'une lumière qui leur est propre. Je ne comprends pas le sens de ses mots. Comment peut-il résister à ma magie alors même que les murs du temple commencent à trembler. Soudain, aussi brutalement que l'attaque a eu lieu, elle cesse. Je me retrouve à genoux, les mains sur la poitrine cherchant à reprendre ma respiration et mon regard se trouble. Un millier de questions se bousculent dans mon esprit avant que mon corps ne s'écroule au sol inconscient.

-Déesse, ouvrez les yeux...

Une voix me parvint entre les brumes de mon rêve. Elle paraît loin, très loin, de l'autre côté de l'univers en fait. Mes paupières lourdes papillonnent, cherchent à comprendre ce qui vient de se passer. Je suis étendue sur le dallage du temple. Un prêtre est penché au-dessus de moi, perplexe, mais certainement pas autant que moi. Avec difficulté, la mémoire se met doucement à fonctionner alors que je me redresse pour m'asseoir, le regard braqué dans celui du prêtre. Une de mes mains passe sur ma gorge... Intacte.

Je soupire comprenant que j'ai eu une vision, plus virulente qu'à l'accoutumée, mais une vision tout de même. Enfin, je prends le temps d'observer le prêtre qui me fait face. Il n'est pas un simple humain, je peux le sentir sur ma langue, cette aura magique qui coule hors de lui malgré ses efforts pour le cacher. Il me tend la main pour m'aider à me relever avec un sourire qu'il force à paraître plus idiot que charmant. Même une fois debout je ne peux que constater à quel point il est grand, des proportions qui pour l'époque semblent démesurées.

Je garde sa main dans la mienne tandis que mon regard se promène sur le temple. Une chaleur nouvelle se répand de ma main à la sienne à la manière de deux pouvoirs qui se reconnaissent et se saluent. L'homme hoquette sous cet échange et se laisse tomber à mes pieds, le visage courbé. Ce n'est pas ce que je désire ni ce que nous montre l'avenir alors je glisse deux doigts sous son menton.

-Relève-toi Aquileus, nous avons un avenir commun. Si tu l'acceptes à l'avenir, je n'accepterai de toi que la vérité.

[...]

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