05 Août 1850 Gadian ガー ディアン
J’appris par le biais d’ Amaterasu qu’un sanctuaire dédié à Ryoshi fut fondé vingt ans après ma renaissance, en 1655, à l’endroit même où s’était déroulée la bataille que j’avais menée de mon vivant avec la déesse. Une prêtresse, ayant perdu son sanctuaire à cause des conflits, avait assisté à ma renaissance. En entendant toute ma conversation avec Amaterasu, elle décida de fonder un sanctuaire en mon honneur. J’en fus honoré, mais également stupéfait de voir que le sanctuaire préparait ses fidèles à m’assister dans les combats contre le Néant.
Je me rendis donc au sanctuaire durant la journée, sous ma forme humaine, sans dévoiler mon identité, afin de rencontrer les personnes qui le gardaient. Je fus accueilli par une jeune miko de vingt-sept ans portant le nom d’Asuka. Je me présentai à elle comme un voyageur. Née dans le sanctuaire, elle y avait dédié sa vie dans le but de venir en aide au kami. En dehors des esprits et des divinités, elle fut la première humaine avec qui je discutais depuis près de deux siècles.
Asuka était une jeune femme pleine de vie, joyeuse et rayonnante, créant une sensation d’apaisement rien qu’en étant à ses côtés. Je percevais dans son attitude qu’elle était assidue, dévouée, sincère, fidèle et altruiste. Mais ce que je ressentais le plus en elle, c’était une grande puissance dissimulée. Repensant aux dires d’Amaterasu selon lesquels certains êtres possèdent de l’éther pur en eux, il était possible que la jeune miko en fasse partie.
La jeune prêtresse me fit visiter les lieux, me racontant que les prêtres et prêtresses connaissaient l’histoire du kami des Ombres transmise depuis la fondation du sanctuaire.
Elle m’expliquait que la dépouille du kami reposait dans le Honden (bâtiment consacré au kami) et que le sanctuaire comptait une cinquantaine de résidents.
Asuka m’emmena auprès de la grande prêtresse, une femme âgée, aveugle mais d’une grande prestance et possédant une forte puissance spirituelle, nommée Chiyo.
Elle était assise sur un coussin dans l’annexe du sanctuaire, méditant devant mon ancien katana exposé au pied d’un autel. Sur les murs étaient dessinées des représentations de la bataille et de ma renaissance. Chiyo était la petite-fille de la prêtresse qui avait fondé le sanctuaire, et la grand-mère d’Asuka.
Lors de notre discussion en privé, elle sentit que je n’étais pas un simple voyageur. Je lui révélai alors que j’étais le Kami des Ombres qu’ils vénéraient. Elle me répondit qu’elle l’avait su dès l’instant où j’étais entré dans la pièce et m’expliqua que les membres du sanctuaire possédaient tous une sensibilité spirituelle, Chiyo ajouta qu’un Kizuna no gishiki (Rituel de Lien) avait été instauré par la fondatrice du sanctuaire afin d’identifier les fidèles suffisamment puissants pour combattre le Néant.
Ce rituel consistait à m’appeler afin de me défier dans un combat : les prêtres ou prêtresses en âge de passer l’épreuve devaient m’affronter, et si leur force était jugée digne, ils recevaient ma bénédiction. Je ne fis aucun commentaire sur cette pratique, mais ma surprise fut grande d’apprendre que le soir même se tiendrait le Rituel pour Asuka ainsi que deux autres fidèles, tous deux venant de fêter leurs vingt-sept ans.
J’acceptai la requête de la grande prêtresse de participer au Rituel, mais posai une condition : une seule personne serait choisie… et cette pratique cesserait.
Le soir venu, je me présentai devant ceux qui allaient me combattre, vêtu de l’Armure des Ombres, devant le Haiden (Bâtiment consacré au culte). Autour de nous, les fidèles trop jeunes ou plus âgés s’étaient rassemblés pour assister au Rituel. Je ressentais la peur que j’inspirais dans leurs regards : le kami qu’ils vénéraient devenait réalité sous leurs yeux, passant du mythe à la chair.
Les règles étaient simples : ils devaient me prouver leur force et réussir à me toucher, ne serait-ce qu’une seule fois. Ce simple geste suffirait à me montrer qu’ils étaient dignes de combattre à mes côtés. Moi seul serais juge de leurs actions… et de la suite des événements. Compte tenu de ma nature, je ne pouvais me battre à pleine puissance ; je devais donc me retenir.
Le premier combat débuta au son d’un coup de cloche, face à un jeune prêtre armé d’une naginata (lance à lame courbe). Rien que dans son regard, je pouvais lire l’arrogance, un défaut dangereux pour ceux qui prétendent combattre le Néant. Son premier coup fut également le dernier : je le désarmai aisément d’un revers, tranchant son arme et mettant ainsi un terme immédiat à son Rituel.
Désemparé, le jeune prêtre me demanda pourquoi il avait échoué. Je lui expliquai que son arrogance avait été son principal ennemi, qu’il devait s’en défaire s’il voulait revenir sur le droit chemin. En l’état, il ne serait pas digne de m’accompagner.
Il céda sa place à la jeune prêtresse suivante, armée d’un bâton de combat.
Je ressentais sa peur rien qu’en croisant son regard — une réaction que je comprenais aisément, puisqu’il s’agissait de ma toute première apparition lors d’un rituel.
Malheureusement, elle fut prise d’une crise de nerfs et ne parvint pas à combattre, submergée par l’émotion. Le combat prit fin avant même d’avoir commencé. En la voyant en pleurs, je m’approchai et la rassurai doucement. Je lui dis qu’elle avait mon respect pour avoir osé se tenir devant moi, qu’elle n’avait pas à se sentir coupable ni honteuse. Si elle souhaitait me servir, il lui suffirait de faire preuve d’altruisme et de continuer à aider le sanctuaire comme elle l’avait toujours fait.
La jeune prêtresse sécha ses larmes et retourna près de Chiyo. Vint enfin le troisième combat : celui d’Asuka.
Armée d’un katana, quelle ne fut pas ma surprise en croisant le regard d’Asuka. Derrière ses yeux doux et affectueux que j’avais vus lors de mon arrivée, je découvris une détermination sans faille, un courage impressionnant, et un sens du devoir profondément ancré pour la préservation de l’Équilibre.
Elle s’inclina respectueusement devant moi, et la cloche marquant le début du combat retentit. Le duel dura près d’une vingtaine de minutes, où nos sabres s’entrechoquèrent dans une véritable danse endiablée. Chaque impact de nos lames faisait jaillir des éclairs, et chaque coup soulevait des bourrasques violentes. Pourtant, Asuka ne se laissait pas submerger. Elle virevoltait dans les airs telle une pétale de cerisier portée par le vent, esquivant mes assauts avec grâce et précision.
Face à une telle ténacité, je décidai d’augmenter ma puissance, la poussant à ses limites. Je voulais voir jusqu’où son regard pouvait aller. Jusqu’à quel point sa lame tiendrait sans fléchir. Mais pas une seule fois je ne la vis trembler. Pas un instant elle ne montra de faiblesse. Son sourire, inébranlable, illuminait son visage. C’est ce même sourire qui, au terme d’un enchaînement parfait, parvint à briser ma garde. Et pour la première fois depuis ma renaissance, je posai un genou à terre.
Essoufflée, Asuka me regarda et s’inclina avec gratitude. Elle me remercia pour ce duel qu’elle qualifia de superbe, sous les applaudissements des spectateurs encore émerveillés. Je m’inclinai à mon tour devant elle, en reconnaissance.
Lorsqu’elle se redressa, je retrouvai ce sourire éclatant qu’elle avait eu lors de notre première rencontre : celui d’une jeune femme joyeuse, pleine de vie, tenant fièrement sa lame dans sa main. Elle me confia alors que son plus grand souhait venait de se réaliser : celui de me rencontrer. Le duel, au fond, n’était que la manifestation de cette joie profonde, dissimulée sous son apparence calme et méthodique.
Hormis Amaterasu, lors de mes entraînements avec elle, personne n’avait jamais réussi un tel exploit. À cet instant, je sus sans le moindre doute qu’Asuka deviendrait la gardienne du sanctuaire principal du Konfuruento, et qu’elle serait la plus apte à maîtriser l’Ether des Ombres.
Reprenant mes esprits après ce duel, qui resterait gravé comme le plus marquant de toute mon existence, je repris ma forme humaine tout en gardant la Lame de la Lumière à mes côtés. Asuka fut stupéfaite de découvrir que l’homme qu’elle avait accueilli n’était autre que le kami lui-même. Gênée, elle baissa les yeux, troublée par la familiarité qu’elle avait osé montrer à mon égard.
Je la rassurai aussitôt, lui affirmant qu’elle n’avait rien à se reprocher, bien au contraire. Touché par sa force, son cœur et sa sincérité, je lui proposai de devenir la gardienne du sanctuaire et mon alliée dans la lutte contre le Néant. Un large sourire éclaira alors son visage. Elle accepta avec une joie profonde, accomplissant ainsi le but qu’elle s’était fixé depuis l’enfance.
Mais pour sceller le Lien entre nous, un acte rituel devait être accompli : je devais transpercer son cœur avec ma lame, afin de lier son âme à la mienne et l’investir de l’Ether des Ombres. Ce fut un moment douloureux — pour elle, bien sûr… mais aussi pour moi. Car au-delà du rituel, ce geste symbolisait une forme de renoncement, de transformation irréversible.
Son âme se détacha lentement de son corps, guidée par ma main dans la lumière noire du pacte divin. Lorsqu’elle reprit conscience, tout comme moi lors de ma propre renaissance, elle découvrit son corps étendu au sol… et une marque mystique était apparue sur sa poitrine, là où ma lame l’avait transpercée.
Elle n’était ni morte… ni véritablement en vie. Elle était devenue comme moi, sans pour autant être une kami. Asuka était désormais une Fumetsu no gādian (Gardienne Immortelle).
Son corps physique fut brûlé selon les rites, puis ses cendres déposées dans le Honden du sanctuaire, à côté des restes de mon propre corps.
Chiyo, fidèle à sa parole, respecta ma condition : elle ordonna l’abandon du Kizuna no gishiki afin que tous se recentrent sur les devoirs sacrés d’un sanctuaire shinto.
Avant notre départ vers le Konfuruento, je fis la promesse solennelle à la Grande Prêtresse de revenir, de temps à autre, avec Asuka, et de veiller sur elle quoi qu’il advienne. Les adieux furent déchirants. Pour les fidèles, voir partir l’une des leurs, aussi lumineuse et précieuse, fut une épreuve. Même Chiyo, pourtant sereine, ne put cacher l’émotion dans son regard. Elle savait toutefois qu’Asuka était entre de bonnes mains.
D’un geste, j’ouvris un passage vers le Konfuruento, puis tendis ma main à Asuka. Sans la moindre hésitation, elle la saisit. Lorsqu’elle rouvrit les yeux de l’autre côté, elle resta figée, émerveillée. L’archipel flottant, l’Arbre du Konfuruento dressé dans toute sa majesté, les rivières suspendues, les îles baignées d’aurores… tout semblait sorti d’un rêve.
Je la suivis dans son exploration, observant ses réactions. Et comme elle l’avait fait pour moi lors de la visite du sanctuaire de Ryoshi, je lui expliquai chacun des lieux, chacun de mes choix, chacune de mes œuvres, sous les chants apaisants des oiseaux.
La visite du village ne se fit pas dans la discrétion. Très vite, nous fûmes assaillis par les villageois, tous venus accueillir leur nouvelle gardienne avec de grands sourires. Asuka, qui craignait — tout comme moi autrefois — de découvrir un monde figé et sans vie, fut soulagée de constater l’inverse. La chaleur humaine, les rires, les regards bienveillants… tout la réconfortait. Je lui soufflai que ce n’était qu’un début, qu’elle n’était pas au bout de ses surprises — sans pour autant lui dévoiler ce qui l’attendait.
Une petite fête fut organisée sur la place centrale du village. Puis, une fois les festivités apaisées, je l’emmenai découvrir l’Arbre du Konfuruento. Lorsqu’elle l’aperçut pour la première fois, elle fut saisie par une émotion sereine et profonde. Elle s’approcha lentement, posa sa main sur l’écorce sacrée… et à cet instant, l’Arbre se mit à émettre untintement cristallin, semblable au doux cliquetis d’un kagurasuzu (jeu de cloche utilisé dans la danse kagura). Des feuilles d’un blanc éclatant se détachèrent délicatement, tombant autour d’elle comme si l’Arbre lui-même saluait la nouvelle venue avec tendresse.
Face à cette scène d’harmonie, et au bonheur rayonnant sur le visage d’Asuka, je lui accordai l’accès au Honden sacré de l’Arbre du Konfuruento, à chaque fois qu’elle en ressentirait le besoin.
Nous restâmes là, un long moment, assis sur le parterre fleuri qui entourait l’Arbre. Nous discutâmes et apprîmes à mieux nous connaître. Je lui racontai toute mon histoire, tandis qu’elle me parlait de ses passions, de ce qu’elle aimait… Autour de nous virevoltaient de petits papillons lumineux, faits d’Ether pur, dans une danse silencieuse. Le soleil se couchait lentement à l’horizon, laissant place à la douce clarté des flux d’Ether et à la lueur apaisante de l’Arbre.
Asuka, les yeux encore émerveillés, me demanda où elle allait vivre désormais. Je lui répondis que sa nouvelle demeure serait la mienne, mon manoir, en tant que gardienne et détentrice de l’Ether des Ombres. Surprise, elle me dit en souriant que cette maison semblait bien grande pour seulement deux personnes. Je répondis avec humour que cette demeure recevait de nombreux visiteurs… qu’elle ne tarderait pas à rencontrer.
Ensemble, nous nous rendîmes au manoir. Sur le chemin, Asuka, curieuse, me questionna sur la vie au sein de ce qui allait devenir notre demeure commune. Je lui répondis que, jusqu’à présent, je m’occupais de tout : des tâches ménagères jusqu’à la cuisine. Amusée par cette réponse, elle s’étonna d’imaginer le Kami des Ombres en cuisine. Je lui proposai alors de lui montrer — c’est ainsi que commença véritablement notre vie à deux. Rapidement, nous avons appris à partager les responsabilités du quotidien, à nous entraider, et à vivre en harmonie.
Asuka prit vite ses marques au sein de la communauté de l’archipel. Elle embrassa son rôle de prêtresse du sanctuaire avec ferveur et humilité, s’y consacrant avec une passion sincère. Un jour, nous eûmes la visite d’Amaterasu. À peine avions-nous eu le temps de la saluer qu’elle serra Asuka dans ses bras, à la grande surprise de cette dernière, et lui souhaita la bienvenue d’une voix chaleureuse. Amusé, je procédai aux présentations, mais la déesse ne tarda pas à me serrer dans ses bras elle aussi, joyeuse comme toujours.
Amaterasu offrit à Asuka un présent d’une rare valeur : une Naginata magnifique, incrustée de motifs célestes. Elle expliqua qu’il s’agissait d’une sœur spirituelle de la légendaire Amenonuhoko, la Lance Céleste aux pierres précieuses maniée autrefois par Izanagi. Elle révéla son nom : Kage to Hikari no Yari — la Lance des Ombres et de la Lumière. Mais elle précisa que pour libérer le plein potentiel de l’arme, Asuka devrait en découvrir le chemin elle-même.
Durant son séjour parmi nous, Amaterasu se montra aussi maternelle que bienveillante envers Asuka. Elle lui enseigna quelques techniques supplémentaires, en complément de mes propres formations, notamment sur l’usage avancé de l’Éther des Ombres et de la Lumière. Ma gardienne révéla un talent naturel remarquable dans la maîtrise des katanas, de la naginata et de l’Éther. Elle atteignait déjà près de la moitié de ma puissance spirituelle, ce qui impressionna même la déesse.
En observant notre quotidien, notre coordination presque instinctive, et cette complicité qui s’était tissée entre nous, Amaterasu ne put s’empêcher de me souffler à l’oreille, avec un léger sourire :
« Tu as fait un excellent choix. »
Puis elle se tut, sans en dire davantage...
Lors d’une promenade à travers les ruelles fleuries du village, Asuka me confia combien elle aimait les fleurs… et plus encore, les cerisiers. Mis à part quelques spécimens épars dans l’enceinte du sanctuaire, cela restait bien insuffisant pour combler son cœur. Alors, profitant d’un moment de paix, je décidai de créer une nouvelle île flottante : l’île des Sakuras.
Avec l’aide bienveillante d’Inari, qui insuffla une douce magie dans chaque recoin, nous façonnâmes une forêt de cerisiers éternels, un champ éclatant de fleurs multicolores, et un paisible lac au centre duquel j’érigeai un ponton de bois. Inari, fidèle à sa nature, y laissa également quelques renards espiègles, compagnons discrets de la gardienne. Lorsqu’Asuka découvrit cette île, ses yeux brillèrent d’une joie pure et sincère — elle en fit aussitôt son refuge favori, y revenant régulièrement pour méditer, rêver… ou simplement admirer la danse des pétales portés par le vent.
La vie sur l’archipel du Konfuruento devenait de plus en plus animée, riche, presque familière. Asuka, devenue officiellement Grande Prêtresse, décida d’organiser davantage la vie religieuse du sanctuaire. Elle engagea quatre prêtresses aux caractères et compétences complémentaires : Rei, douce et studieuse ; Aoi, vive et perspicace ; Ayane, sage et expérimentée ; et Sofia, jeune prêtresse originaire d’au-delà des mers, dont la ferveur égale la loyauté.
Chaque prêtresse prit sous son aile de jeunes Miko afin de garantir la transmission du savoir et le bon entretien quotidien du sanctuaire et du manoir. Pour ma part, je confiai à Dame Ayane — la plus âgée des quatre — la responsabilité de veiller sur le Honden et le Kagura-den (palais de la danse) durant nos absences. Elle devint aussi la messagère principale, recevant les requêtes des résidents de l’archipel avec respect et gravité.
Peu à peu, l’archipel prit vie, les maisons se multiplièrent, les rires s’élevèrent, les enfants couraient au bord des sentiers de pierre, et la population atteignit bientôt plus d’un millier d’âmes. Un havre de paix, de lumière et d’ombres unies.
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