Milo (quadriptyque)

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I.

Le regard happé par la course de son fils sur le rivage Atlantique, Edgar souriait, pensif. Il ne vivait que pour ça : voir éclater la joie et entendre le son cristallin du rire de son môme. Il ne s'était battu que pour ça, pour lui. Le retrouver, tout partager avec Milo, des moments de bonheur piqués en douce. Avant qu'il ne soit trop tard.

La veille, ils avaient fait une halte à Lisbonne, et il lui avait offert ce cerf-volant qu'il traînait derrière lui à présent, sur la plage déserte, alors que le soleil se levait à peine sur l'océan. Ils s'étaient arrêtés vers les 20 heures, hypnotisés par la vue panoramique d'un promontoire dominant la baie de sable blond. Aussi blond que les cheveux fous de Milo, malmenés par le vent du soir. Ils avaient décidé d'immobiliser là leur van Volkswagen pour la nuit. Un dîner improvisé - sandwich-salade arrosé de Coca light - face au soleil couchant, deux ou trois chants gitans entonnés en boucle par le gamin - accompagné à la guitare par un paternel aux anges, complice de la prunelle de ses yeux -, une histoire contée sur la couche, puis le sommeil du juste après cette longue journée harassante.

Ils venaient de petit-déjeuner tous les deux - chocolat chaud et tartines beurrées de confiture. S’ensuivit une toilette un peu trop rapide parce que Milo avait hérité de l'impatience de sa mère ; il voulait profiter de cet immense espace de jeu avant de repartir.

Sa mère, Mayrig. Il n'en parlait pas, ne l'évoquait jamais, même si elle lui manquait parfois. Peut-être parce qu'elle était trop exclusive, trop sévère, trop sérieuse. Milo n'aimait pas qu'on lui dise qu'il lui ressemblait : c'était peut-être vrai à l'extérieur, mais à l'intérieur, il était son contraire. A dix ans, les enfants de parents séparés ne rêvent souvent que d'une chose : les voir se réconcilier, se remettre ensemble. Mais lui savait que c'était impossible, qu'entre son père et sa mère, il y avait bien plus qu'un océan.

Edgar ne voyait plus son gosse. Ses yeux verts et sa blondeur, c’était Mayrig. Mayrig telle qu'il l'avait rencontrée plus d'une décennie plus tôt, à Berlin. Ils avaient beau avoir détruit ensemble le Mur de l'ex-capitale Est-Allemande dans leurs jeunes années, l'usure de leur couple et leur rupture consécutive avaient fini par avoir raison de leurs sentiments et les avaient définitivement rangés dans des camps opposés. Edgar se souvenait encore de leurs débuts, de ce qui l'avait séduit en elle, de la si charmante étudiante en Histoire de l'Art, si passionnante et passionnée, si délicieusement craquante quand elle s'essayait au français avec sa pointe d'accent germanique ; il se souvenait de leurs premières fois, de leurs premiers baisers, premiers ébats, de leurs si chimériques idéaux amoureux qui peuplaient l'aube de leur idylle ; il se souvenait de leur mariage, des étreintes, du ventre arrondi de Mayrig, de la manière dont elle lui avait annoncé sa future paternité, des mots qu'il avait prononcés à travers la paroi abdominale à destination de sa progéniture, de la naissance de Milo... Milo qui occupait à présent tout l'espace de ses souvenirs, effaçant Mayrig et tout ce qui avait pu noircir le paysage, le désordre et ses causes. Le divorce et la garde d'un môme que l'on se disputait. La séparation et le vide sans lui.

— Milo ! héla soudainement Edgar pour chasser sa mélancolie naissante. Tu viens, il faut qu'on mette les voiles...

Repartir. Pour emmagasiner des tonnes d'images, de bonheur et de rire. Pour que Milo n'oublie jamais son papa, même lorsqu'il ne sera plus là.

***

II.

Appel entrant : Mayrig.

— C'est maman, tu décroches pas ? demanda Milo à son père.

— Non...

— Ouais, t'as raison de pas répondre, elle va encore nous prendre la tête sinon...

Le Combi poursuivait sa route vers le Nord du Portugal. L'autoradio diffusait un vieux tube de Joe Dassin, A toi, dont les paroles évocatrices renvoyaient immanquablement Edgar à son ex-femme.

***

— J'ai pas envie d'être enceinte...

— Comment ça, t'as pas envie d'être enceinte, May ? Tu viens de m'annoncer que tu l'étais !

— Oui, je le suis, mais je n'en ai pas envie. De cette grossesse, je veux dire. Pas de l'enfant à venir. J'aimerais juste qu'il soit déjà là, tout fait. Sans tous les inconvénients corollaires...

***

— Je peux envoyer un texto à Chanelle ?

La voix de Milo sortit instantanément son père de ses pensées.

— Non, mon bonhomme, surtout pas !

— Pourquoi ?

— Je t'ai déjà expliqué, Milo : maman doit remuer ciel et terre pour retrouver ta trace. Si la mère de Chanelle lui montrait le SMS que tu aurais envoyé à sa fille, elle sauterait sur l'occasion pour découvrir l'endroit où l'on se trouve. Une carte postale, c'est mieux, parce que d'ici à ce qu'elle la reçoive, on sera loin d'ici, on aura déjà mis les voiles...

Edgar sentit poindre la contrariété de son fils et s'en voulut de ne pas pouvoir accéder à sa requête.

— C'est ton amoureuse ? s'enquit-il malicieusement en souhaitant alléger l'ambiance qui régnait depuis lors dans le van.

— Pfff, n'importe quoi, j'ai pas d'amoureuse moi !

— Allez, Milo, tu peux bien me le dire... insista-t-il en ébouriffant le blondinet.

— Bon, c'est vrai qu'elle est cool, finit par lâcher ce dernier, un sourire en coin et une flamme dans les yeux, c'est vrai que je t'en ai pas mal parlé vu que c'est la seule fille qui sait si bien jouer au foot, mais c'est pas mon amoureuse...

Edgar sourit à son tour. Devant l'incrédulité de son père, Milo persista :

— Non mais c'est vrai, je te jure ! C'est juste une copine. Sympa, mignonne, c'est ma meilleure amie mais rien de plus !

— OK, si tu le dis...

— T'es vraiment trop relou avec ça, punaise ! C'est pas parce que t'avais flashé en deux minutes trente sur maman que c'est pareil pour moi ! Et puis, t'étais bien plus vieux, t'avais au moins dix-neuf ans...

L'agacement de Milo était bon enfant, il feignait l'emportement mais son regard pétillait. Il adorait charrier son père et c'était réciproque. Concernant le coup de foudre de ses parents, il avait à peine exagéré. Il connaissait leur histoire par cœur. La cité U, ERASMUS, leur rencontre improbable, le Mur de Berlin...

***

— Je ne me souviens plus, c'est quoi ton prénom déjà ?

— Mayrig. Mais c'est normal que tu ne t'en souviennes pas, je ne te l'avais pas donné. Perso, j'aurais préféré Audrey ou Marilyn, ou même Ingrid tu vois, ça passe encore. Seulement, mes parents ont choisi de me baptiser ainsi : Mayrig...

Elle avait fait l'effort de parler français et maîtrisait d'ailleurs plutôt bien cette langue, en dépit de son accent à la Romy Schneider. Edgar y avait été sensible. Tout comme il avait été sensible à l'incandescence de sa blondeur insolente, à l'émeraude de ses yeux qu'il avait croisée quelques minutes plus tôt dans les couloirs de la fac...

— Moi, j'aime bien Mayrig !

— Et toi, c'est comment ?

— Moi ? Oh, c'est bien pire ; mes vieux ont été encore moins bien inspirés que les tiens : ils m’ont appelé Edgar.

— Eh bien, dépêche-toi, Edgar, parce que ça bouge aussi à Berlin Ouest, le Mur commence à céder ; ils ne vont pas nous attendre...

La jeune femme l'avait pris par la main, et ce premier contact charnel les avait électrisés l'un l'autre. Ensemble, ils avaient brisé le Mur, et la frontière franco-allemande en s'embrassant pour la première fois cette nuit-là.

***

III.

— Maman ?

— Oui, mon chéri ?

— Je voulais savoir : qu'est-ce qui t'a plu chez papa la première fois que tu l'as rencontré ?

— Oh, je ne sais plus, ça me paraît tellement loin tout ça ! Peut-être son humour, ou son côté décalé, avec cette irrémédiable envie de changer le monde, de faire bouger les lignes, de voyager aussi. En cela, on se ressemblait beaucoup à l'époque. Et puis, il avait du charme, un accent français à couper au couteau dès qu'il prononçait deux mots d'allemand...

— Alors pourquoi tu ne veux plus que je le voie ?

— Parce qu'il n'a rien d'un père : il est aussi immature qu'instable, ne tient pas en place... Et puis, c'est le juge qui a décidé, pas moi !

— C'est faux, c'est toi qui as engagé cette procédure pour le priver de ses droits de visite !

— Tout ça ne te regarde pas, Milo ! C'est un problème d'adultes...

— Sauf que personne ne m'a demandé mon avis, à moi ! Personne ne m'a demandé ce que je voulais ! C'est mon père, que tu le veuilles ou non, et ça, tu ne pourras rien y changer. Alors t'as pas le droit de m'empêcher de le voir...

— Ça suffit, maintenant, Milo ! Je ne veux plus en entendre parler, c'est clair ?

— Je te déteste, maman ! JE TE DETESTE !!

Le blondinet avait brutalement quitté la pièce en claquant la porte.

— Milo !

— JE TE DETEEEESTE !

***

Le soleil mourait dans l'Atlantique. Sa lumière aveuglante n'avait toutefois pas empêché le jeune garçon de s'assoupir après le repas. Un sommeil agité par ce qui ressemblait à un cauchemar, mais qui n'était rien d'autre que les réminiscences d'un passé qui le rongeait. Au fond de lui, il n'aspirait qu'à une seule chose : ne pas avoir à choisir entre ses deux parents.

Cette fois encore, la journée avait été longue, intense, entre la découverte d'un vieux port de pêche, les courses sur la jetée, le beach-soccer avec son père, les séances de baignade... Et puis, Edgar avait voulu lui apprendre les rudiments de la photo avec son antique appareil Minolta.

***

— Tu vois, c'est avec ça que j'ai commencé, je devais avoir une quinzaine d'années. Alors, c'est sûr qu'aujourd'hui, l'argentique est has been, mais c'est ce qu'il y a de mieux pour débuter. Parce qu'il faut tout faire soi-même, tu ne peux pas corriger tes erreurs après coup, comme avec le numérique. Mais à mon sens, c'est ça, la vraie photo.

***

Milo s'éveilla doucement, il ne faisait pas encore totalement nuit. Son paternel surfait sur son PC portable ; il l'interrompit en l'interpellant :

Papa ?

Oui mon bonhomme ?

On s'éclate bien, tous les deux, et j'ai pas envie de rentrer sur Paris...

Il le faudra bien, pourtant. Pour l'école, tout ça ; c'est important, tu sais. Pour pouvoir choisir librement ce que tu as envie de faire plus tard.

Et devenir chômeur, comme toi ?

Non, Milo. D’ailleurs, tu le sais bien, je ne l’ai pas toujours été. J'ai d'abord choisi d’être reporter-photographe pour couvrir les grands évènements de la planète. Mais je vous ai perdus, maman et toi. Et j'ai perdu ta garde. C'est pour ça que j'ai quitté l'AFP, pour avoir une chance d'inverser la tendance et récupérer un droit de visite. J'ai été pigiste à droite à gauche, seulement, ça n'a pas suffi. Ce n'était pas assez régulier comme job. Et puis, ma bataille juridique contre ta mère me bouffait tout mon temps. Mais ça va, t'inquiète, j'avais un peu de ronds de côté ; c'est pour ça qu'on a pu faire ce petit voyage ensemble...

Et après ? Qu'est-ce qui va se passer, après ?

Après, maman va sans doute me faire la misère, mais j'en ai vu d'autres. Et puis, de toute façon, on est plus forts que ça, tous les deux, n'est-ce pas ? Je t'abandonnerai jamais, mon bonhomme. Allez, rendors-toi. Demain, on a de la route. Bonne nuit, mon grand !

Bonne nuit, papa...

Edgar n'avait pas le courage de tout lui avouer, la raison pour laquelle il avait absolument voulu faire ce road-trip avec son fils. Il lui faudrait pourtant s'y résoudre. Et le plus tôt serait le mieux...

***

IV.

Mayrig avait posé nue pour lui, s'exhibant, lascive, sur l'immense fauteuil en dentelle de rotin tressé qui avait habillé le salon de leur appartement parisien. Une attitude suggestive, une esthétique subversive soufflée par l'érotisme qu'inspirait le « trône de la reine » Emmanuelle, déesse aphrodite du film éponyme incarnée par Sylvia Kristel.

Il l'avait maintes fois culbutée, sur ce fauteuil ou ailleurs ; ils avaient maintes fois fait l'amour, et Milo était né de cette idylle. Jusqu'à ce que Mayrig en ait assez d'être trop seule à Paris, assez des escales-galipettes entre deux avions. Ce poste à Beaubourg, elle l'avait décroché pour lui, mais lui n'avait cessé de courir le monde pour couvrir les conflits armés qui embrasaient en permanence la planète. Elle était fatiguée d'être seule ; entre Beaubourg et Kaboul, le torchon avait fini par brûler et se consumer jusqu'à la dernière cendre.

***

C'est la dernière photo que t'as prise d'elle ?

Edgar sursauta, comme pris en faute.

Je sais que t'es encore amoureux, papa, t'as pas à t'en cacher.

Il n’y a plus rien à sauver, de toute façon, bonhomme, je ne me fais aucune illusion... Et puis, il y a ce type, là, Philippe, c'est ça ?

Ouais, Philippe...

Comment il est ?

Avec elle ou avec moi ?

Avec toi, c’est le plus important à mes yeux ! Et puis avec elle aussi, mais j'imagine que c'est un peu pareil, non ? Ça fait combien de temps ?

Six mois, peut-être plus. Il ne vit pas encore avec nous, mais il est souvent là quand même. Même le matin ou le soir. Ils passent souvent la nuit ensemble, tu vois...

Un silence avant de reprendre.

Et toi, tu le trouves comment ?

Ça passe. Il essaie d'être sympa mais en fait, il est aussi rigide et à cheval sur les principes que maman. Il est loin d'être aussi cool que toi...

Je sais, Milo, mais c'est pas pour t'embêter qu'ils sont comme ça avec toi. Et puis, j'aimerais autant que tu t'entendes bien avec eux parce que...

Parce que ?

Derrière la jalousie affleurante et la nostalgie d'un amour perdu, le blondinet décelait quelque chose de plus grave dans le regard et l'attitude de son père.

Je ne suis pas éternel, Milo. Je suis malade, très malade. Une maladie qui ne se voit pas mais qui est grave : un cancer du sang, une leucémie.

Les yeux du gamin devinrent subitement humides.

Depuis quand, papa ? Depuis quand ? Et pourquoi tu m'as rien dit ?

Je le sais depuis assez peu de temps, j'ai pas vraiment de symptômes en fait. Seulement, j'en suis à un stade très avancé.

Mais ça se soigne, tu vas guérir, hein ? Dis-moi que tu vas guérir !

Rien n’est moins sûr hélas... Je vais faire des séances de chimio, perdre mes cheveux, subir une greffe de moelle osseuse. C'est pour ça que je voulais passer du temps avec toi. Que je t'ai enlevé à ta mère, pour voyager avec toi. Parce que du temps, je n'en ai peut-être plus beaucoup devant moi...

Milo se jeta dans les bras de son père et le serra fort contre lui, le visage barbouillé de larmes.

Tu vas pas mourir, papa, tu m'entends ? T'es mon super héros alors tu vas pas mourir. Tu vas te battre contre cette fichue maladie et je me battrai avec toi. Maman pourra pas m'en empêcher, elle pourra pas m'empêcher de te voir !

Des traînées lacrymales brouillèrent à leur tour les traits d'Edgar tandis qu'il resserrait son étreinte pour s'enivrer de l'amour de son môme.

Je te promets que je vais me battre, mon fils, pour toi. Qu'on se battra tous les deux. Qu'on sera des super héros et qu'on vaincra ce putain de cancer. Je te le jure, Milo, je le laisserai pas me séparer de toi...

Ils restèrent longuement enlacés ainsi sur la plage ; ils ne voulaient plus se lâcher, plus jamais. Edgar n’était pas certain de pouvoir tenir sa promesse, mais il se devait d’essayer. Pour lui, pour Milo.

« Je veux être là dans cinq ans, dans dix ans, être là tout le temps. Être là debout, vivant. Pour toi. Pour toujours. »

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