Double jeu

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— Jérôme ? Tu m'écoutes ?

— Hein ? Excuse-moi, chérie, j'étais ailleurs... Tu disais ?

— Que j'avais hâte d'être samedi. Le vertige de l'altitude, tutoyer les sommets, flirter avec le soleil…

— Ah bon ? T'as prévu une rando en montagne pour ce week-end ?

— J'ai vraiment l'impression de parler dans le vide des fois, franchement ! Oui, on a quelque chose de prévu ! La Belle Étoile, avec mes collègues... Ça te dit rien peut-être ?

— Ah, ça ! Si, si... J'avais complètement zappé…

— Merci, j'avais remarqué ! Ça fait des semaines que Paulo est sur le coup. Depuis le temps qu'ils brûlent tous d'impatience de faire ta connaissance...

Moi, pas du tout. C'est encore une brillante idée de ma femme, cette sortie avec ses amis du boulot ! Perso, ça ne me branche pas des masses de me coltiner toute une journée une dépressive accro aux médocs, un néo-soixante-huitard ascendant écologiste du dimanche, une vieille fille coincée attifée comme une gravure de mode version Damart thermolactyl et le pédéraste de service... M'enfin bon, ça fait des mois que Virginie, mon épouse, me bassine avec tout ce beau monde. Elle voulait tellement me les présenter en chair et en os que j'ai fini par céder. Et le jour tant redouté approche à grands pas.

***

Quelques semaines plus tôt...

C’est la première fois. Je sais que ça peut paraître bizarre, à quarante balais bien tassés, mais c’est vrai. Aborder quelqu’un sur le net, comme ça, de but en blanc, ce n’est pas dans mes habitudes. Après vingt ans de mariage, les codes de la séduction et de la drague ne sont plus que de lointains souvenirs. Le quotidien et la routine priment depuis des lustres sur tout le reste.

D'un clic sur la souris, je poste mon message. Ça fait longtemps que j'en ai envie. Je n'osais pas. Et puis, j'ai découvert son profil. Et là, j'attends, fiévreux. Je sais qu'il est en ligne, va-t-il daigner me répondre ? « Il » oui. Pedro. Dans ces moments-là, quand l'excitation le dispute à l'appréhension, les secondes semblent s'étirer à l'infini...

C'est marrant les hommes mariés. Leur approche timide me fait toujours sourire. Jérôme... Il essaie d'être original, c'est déjà ça ! Sa description est sympa en plus, je vais voir s'il en a dans le pantalon, si c'est pas le genre mytho à se taper un délire derrière son écran... On va quand même éviter de trop l'effrayer dès le premier post. Juste savoir ce qu'il recherche : une simple conversation osée pour nourrir ses fantasmes ou du réel ?

Il me répond. Le dialogue s'installe. L'embarras du débutant peu aguerri au tchat coquin laisse peu à peu place à davantage d'assurance, de désir. J'aime ses phrases, la manière qu'il a d'agencer les mots. Il veut aller plus loin. MSN, la webcam, ça me fait presque flipper. En même temps, ça me permettra de savoir plus précisément si ce n'était que de la simple curiosité d'hétéro, ou si c'était plus que ça. Passant outre mes réticences, c’est le cœur battant la chamade que je finis par y souscrire...

Cool, il accepte ma proposition virtuelle. Putain, il m'excite, le salaud ! Salut beau gosse. Hummmm, t'es bien foutu, dis-moi ! De quoi as-tu envie là, maintenant ?

Ça devient chaud entre nous, on se tutoie des doigts sans se toucher, un étrange bien-être m'envahit. Mais le virtuel ne suffit pas...

On se voit quand ? Parce que tu me fais kiffer grave là…

***

Cela fait des semaines que je fantasme sur notre relation, sur son corps. Depuis qu'on s'est caressés en visio... Le rendez-vous est pris, on se verra chez lui. Je suis sur la route. A mesure que je me rapproche de l'hyper centre, j'ai de plus en plus de mal à concentrer mon attention sur ma conduite. Le parking souterrain de l'Hôtel de Ville ; j'abaisse ma vitre, me saisis du ticket. La barrière se lève. L'obscurité. Mes phares automatiques l'éclairent. Enfin un emplacement de dispo, je me gare. Retour à l'air libre. Je remonte la rue du Président Favre, celle de Boigne. J’erre sous les arcades, la boule au ventre. Je ne comprends pas pourquoi. C'est comme si je me retrouvais dans la peau d’une adolescente, comme si j'étais aussi vierge qu’elle et ne connaissais rien de l'amour. Rien des plaisirs charnels. Les images se bousculent dans ma tête, des images de corps à corps virils. Je suis tiraillé entre le désir et la peur. Les pavés de la place Saint-Léger, le Café de l’Horloge. C’est ici. J’actionne l’interphone, une voix grave me répond. Je ne peux plus reculer. Je remonte l’escalier en colimaçon et parvient jusqu’à son palier. Pedro est là, il m’attend sur le seuil de sa porte.

Il ne s'est pas défilé, ne m'a pas posé de lapin, comme trop souvent. Pile à l'heure. Il s'est même fait beau, rien que pour moi...

Un appartement désuet, le cachet des vieilles pierres meublées avec goût. Nous sommes face à face au milieu d’un grand salon plutôt haut de plafond, orné d’enluminures et de tentures baroques tapissant des murs couverts de chaux écrue. Le vent agite le voilage opaque filtrant la lumière du jour, celle-là même qui ondule sur sa sculpturale silhouette. La perfection d'un dieu... Une lueur incandescente luit dans son regard. Nos visages se rapprochent, nos lèvres se frôlent et se confondent. J’oublie le temps, les heures, ma vie. Je ne suis qu’à lui. Pedro...

Il est intimidé. C'est normal, c'est sa première fois. Goûter à sa bouche, plaisir des sens. Je le veux. Lui aussi…

***

Sa nudité, les draps froissés, le lit à baldaquins. Je me rhabille pour ne pas être en retard à la maison. Ce soir, c’est l’anniversaire de ma fille.

— Embrasse-moi…

Comment lui résister après ce qu'il vient de me donner ?

— Pedro, là, il faut vraiment que j’y aille !

Nos langues se lient et se délient, je m'en délecte... Est-ce un délit ? Lui m'attrape par la taille pour mieux me retenir. On s'alanguit sur la couche ; je frissonne sous ses baisers et lui rêve encore de me prendre. L'ébat, quintessence de notre jouissance, n'est qu'un instant volé de mon existence bien rangée. Il souhaiterait que je reste encore un peu, moi qui suis sur le départ…

— On se revoit quand ?

— Je ne sais pas, c’est compliqué… Je t’appelle, c’est mieux… Enfin, je préfère…

Un bref coup d’œil à mon alliance, il comprend.

— Pas de problème. Tu me phones quand tu veux. T’as mon numéro ?

— Ouais, je l’ai mémorisé dans mon portable. Mais là, faut que je te laisse. A plus…

Une brève étreinte. Semblable à celle que deux amants se donnent après un furtif corps à corps dans un hôtel de passe.

— A bientôt !

***

Retour à la réalité. La rue, les gens, moi. J’ai perdu mes repères. J'examine la correction de ma tenue dans le reflet des vitrines. Je viens de faire ma pute et j'ai encore la tête à l'envers, à cause de lui. Pourtant... Pourtant, il va bien falloir que je donne le change tout à l’heure. Il va bien falloir…

Tu as croqué la pomme, mordu dans le fruit défendu, joui de l'extase que peut te procurer un homme, Jérôme. Et je sais que c'est ta came, que tu reviendras t'y adonner jusqu'à l'overdose. Que tu me reviendras…

***

Comme d’habitude, on est à la bourre et ils sont tous là. Je ne réalise pas tout de suite, mais lui a déjà percuté. Il ne s’appelle pas vraiment Pedro.

— Paulo, je te présente mon mari, Jérôme.

Il est tout sourire. Et moi, je suis mal à l'aise. Ma femme est sa confidente... Peut-être même lui a-t-il déjà raconté sa torride après-midi avec un hétéro maqué, devant la machine à café, à la pause de dix heures ! Je me suis abandonné dans les bras de ce type sans savoir qui il était ; seulement cette exquise folie, ce moment d’égarement peut me péter à la gueule d’une minute à l’autre. Je me sens impuissant. L'avenir de mon couple lui appartient. Parce qu’il peut tout lui dire ou choisir de se taire.

— Bon, on y va ? Parce que si on veut pique-niquer au sommet, faut pas traîner…

Je fais diversion. Une onde de chaleur parcourt mon échine lorsqu’il pose fraternellement sa main sur mon épaule.

— Alors c’est toi, Jérôme ? Content de te connaître. Virginie m’a tellement parlé de toi !

Le pauvre ! Il balise grave... T'inquiète, mon mignon, je n'ébruiterai aucunement nos amours secrètes. Parce que je tiens trop à toi, et à ton joli petit cul...

Les autres sont partis devant. Je perds mes yeux dans les siens. Je sais désormais qu’il ne dira rien. Pourtant, la journée va me sembler longue à le côtoyer ainsi sans pouvoir le toucher. Si loin et si proche. L’amour me tombe dessus par hasard. Reste à savoir s’il fait bien les choses…

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