La lisière des mondes (Sam)

5 minutes de lecture

« They've saved the best trip for last...

But this time they may have gone too far ! » (1)

Citation extraite de l’affiche originale

du film Back to the future III (2) (1990),

réalisé par Robert Zemeckis

Ça me fait bizarre de revenir ici après tant d'années. Au fond, rien n'a vraiment changé dans cette bourgade. Tout paraît figé comme dans mes souvenirs d'enfance.

Au bras de ma compagne, je me balade dans les ruelles de ma mémoire, emplies de nostalgie. Sam et moi, on y a fait les quatre cents coups. Je nous revois sous les fenêtres d'Astrid, à balancer de petits cailloux sur les carreaux pour qu'elle descende nous rejoindre au pied de chez elle afin de jouer ensemble au bord de la rivière, aux flibustiers ou à la fiancée du pirate.

Au détour d'une allée, je redécouvre mon ancien chez-moi, jumelé à l'ex-maison de ville des parents de Sam.

— Tu vois, Karine, c'est ici que j'ai grandi. Et Sam habitait juste à côté... On était comme des frères ! Tu sais comment il appelait ma mère ? Maman bis...

— Vous deviez être super proches !

— Oui, on l'était. On savait tout l'un de l'autre ; des fois, on n'avait même pas besoin de se parler pour se comprendre. Il suffisait d'un regard, d'un clin d’œil ou d'un sourire complice. On partageait tout. Sa famille, c'était la mienne, et vice-versa. Je ne compte plus les matchs de foot qu'on a disputés l'un contre l'autre, les parties de cache-cache dans le grenier, à faire brailler Mémé Odile parce qu'on y foutait un souk terrible...

— Et t'as plus jamais eu de nouvelles de lui depuis ? Qu'est-ce qui vous a séparés ?

— La vie, les études... La dernière fois qu'on s'est parlé au téléphone, c'était il y a plus de dix ans. Il vivait avec une fille au Chili, et bossait dans l'import-export je crois.

— C'est dommage que vous vous soyez perdus de vue.

— C'est dommage, oui...

Depuis lors, d'autres noms ont remplacé les nôtres sur les boîtes aux lettres, plus nombreuses parce que nos logements d'antan ont été divisés en appartements. Les changements ne se perçoivent pas toujours à l’œil nu, et se nichent parfois dans les détails.

Les pavés de pierre recouvrant la place de la mairie, la fontaine et l'église ; tous ces lieux me ramènent à mes années « minot ». Et contrairement à moi, ils n'ont pas pris une ride.

Au gré de nos pérégrinations main dans la main, de ce pèlerinage passéiste, nos pas nous guident jusqu'à l'entrée du cimetière. Karine le sait, c'est là qu'est enterré mon père.

— Tu veux y aller tout seul ?

Je fais non de la tête. J'ai besoin de sa présence auprès de moi pour faire face à ce qui a marqué le plus ma jeunesse, à ce chagrin que je ne montre jamais.

Je cherche des yeux sa sépulture. Dans ce dédale mortuaire, je ne la retrouve pas. Deux décennies se sont écoulées depuis sa disparition. Soudain, une inscription sur le marbre accroche mon regard. Je dois blêmir à vue d’œil parce que Karine m'interpelle, me dévisage.

— Louis, qu'est-ce qu'il y a ?

— C'est... C'est sa tombe... La tombe de Sam...

— La tombe de Sam ? Mais où ça ?

— Là !

Je la désigne d'un doigt tremblant. Karine reste aussi interdite que moi en découvrant les lettres et les chiffres dorés qui s'étalent devant nous.

— « Samuel Paray - 4 avril 1945 - 2 juillet 1973 »... balbutie ma compagne. 2 juillet 1973, le jour de ta naissance ?

— C'est pas possible, Karine ! Je te jure, Sam et moi, on était liés comme les doigts de la main. Je suis pas fou quand même ! Même ma mère t'en a parlé quand elle a évoqué avec toi mes plus jeunes années !

— C’est vrai, je m'en souviens... Mais peut-être est-ce un homonyme, ou bien un parent. Son père ?

— Non. Son père, je l'ai connu. Il s'appelait Joseph et son grand-père Pierre-Marie...

Je m'interromps. Le marbre se distord de façon irréelle, révélant le cliché d'un petit garçon blond aux yeux bleutés : Samuel, mon ami d'enfance. Serait-ce une hallucination ? Non, Karine le voit aussi. Et il se met à nous parler :

— Pourquoi t'es parti, Louis ? Pourquoi t'es plus là ?

Une larme dévale ma joue. Karine nous observe en silence, et serre ma main plus fort.

— C'est pas moi qui suis parti, Sam, rappelle-toi...

— Allez, viens, je t'attends ! me harangue-t-il sans prêter attention à ma réplique. Faut qu'on aille chercher Astrid. Tu sais, elle voulait jouer à Zora la rousse. Mais si tu préfères, on jouera à Albator...

— Ça se peut pas, Sam. Je veux dire, on est censés avoir le même âge. Tu ne peux pas avoir huit ans alors que j'en ai quarante !

La CX de son père, en arrière-plan sur la photo, se floute et se mue en Traction. Les couleurs s'estompent et se fanent.

— Tu reviendras jamais, c'est ça ? sanglote mon ami.

— On... On n'est pas dans la même dimension, je crois, me justifié-je presque malgré moi, comme pour me convaincre moi-même. Je suis ici et toi là-bas. On s'est croisés quelques années, j'ignore comment et pourquoi, et on se retrouve là, toi coincé dans ton enfance et moi vieillissant inexorablement.

— Mais je te vois pas adulte, Louis ! T'es comme quand t'es parti il y a un mois...

— Sam…

Je réfléchis à l’improbabilité de la situation.

— Sam, faut que tu me dises… fais-je en hésitant avant de poursuivre. Oui, dis-moi juste quel jour on est aujourd'hui.

— Le 21 août 1953, pourquoi ?

— Pourquoi ? Mais parce que j'étais même pas né en 53 ! m’emporté-je.

— Quoi ?

Je reprends plus calmement :

— Je suis né en 1973. L'année de ta... Enfin, celle qui est écrite sur… Sur ta tombe.

Mes mots le giflent avant de laisser place à un silence pesant, presque glacial. Je déglutis avec peine, lui aussi. Le cliché animé clignote puis s'éteint. Seule sa voix subsiste.

— C'est pas la peine de me raconter des bobards, Louis ! se vexe-t-il. T'avais qu'à le dire si tu voulais plus jouer avec moi !

Je tente de l’apaiser ; je tente l’impossible, en vain :

— Sam, fais pas la gueule, s’te plaît…

Plus de réponse.

— Sam ? Sam ?

Juste le vide à la place. Karine et moi quittons alors le cimetière, hébétés, et regagnons la périphérie du village, là où nous avons garé notre Audi A4. Une Citroën C5 s' y arrête à proximité ; un petit garçon blond en descend en saluant son père. Le gamin crie en s'éloignant vers les buissons. Et j'entends très bien le prénom qu'il scande :

— Louis, Louis, attends ! Mais attends-moi, Louis ! Attends !

Karine pose une main rassurante sur mon épaule et murmure doucement à mon oreille un « Allez, viens, on s'en va... » censé mettre fin à l’étrangeté de ce qui ressemble à un songe. Un songe ou une réalité virtuelle…

Ma compagne et moi-même n'évoquerons plus jamais ensemble ce pèlerinage sur les traces de mon enfance. Comme un secret qu'il ne faudrait jamais révéler. A personne. Parce que dans ma tête résonne encore cet écho :

— On s'amusait bien, Louis. Pourquoi t'es parti ?

Son écho...

(1) : « Ils ont gardé le meilleur voyage pour la fin... Mais cette fois, ils sont peut-être allés trop loin. »

(2) : Retour vers le futur III

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aventador ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0