La légende de la Dent du Chat

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« Dieu a inventé le chat pour que l'homme ait un tigre à caresser chez lui. »

Victor Hugo

En des temps immémoriaux, la légende raconte qu'un étrange chat noir né des profondeurs lacustres devint le divin protecteur des poissons-habitants du lac du Bourget.

Mais attention, ce n'est pas une histoire pour pieds-tendres, le Savoyard étant rustre et chauvin, se méfiant par habitude des estrangers de tous bords, surtout ceux venant des plaines.

C'est une histoire sanglante, monstrueuse, de celle qu'on racontait le soir au coin du feu, bien avant l'invention du poste de télévision. Une histoire qui fait peur...

C'était au sortir de l’un des hivers les plus rigoureux qui soient, quand le printemps s'éveille et réveille les contrées les plus endormies. Quand le soleil commence à poindre derrière la montagne, que la fonte des neiges fait grossir torrents, ruisseaux et rivières.

Les réserves de nourriture avaient fortement pâti de la rudesse du climat de ces trois derniers mois, et l'on mettait alors beaucoup d'espérance dans la floraison de pêcheurs qui allaient de nouveau envahir le lac du Bourget pour subvenir aux besoins alimentaires des autochtones.

Djan étaient de ceux-là. La veille au soir, sa dame n'avait eu de cesse de lui rappeler l'importance vitale que revêtait ce premier jour de pêche de l'année. De la réussite de celui-ci dépendait la survie de leur modeste famille.

L’aurore s’étirait sur la montagne. Djan était le premier des pêcheurs alentour à s’éloigner des rives pour rejoindre le milieu du lac. La brume cotonneuse brouillait quelque peu sa vue à mesure que sa barque progressait sur les eaux encore sombres du vivier à poissons, et lorsqu’il s’estima à bonne distance des berges, suffisamment isolé de tout, il jeta l’ancre et sa ligne pour taquiner l’omble chevalier.

Une heure, deux heures s’écoulèrent dans un calme olympien sans que l’ombre d’un lavaret ne morde à l’hameçon. Djan, qui était aussi jeune et naïf que pieux, décida de s’en remettre à la Providence et de prier Dieu pour ne pas rentrer bredouille. Il s’agenouilla en pénitence et joignit les deux mains pour adresser sa supplique au Ciel :

« Ô Dieu tout puissant, dans votre grande miséricorde, faîtes qu’une foultitude de possons échoye dans ma pissotière. Cause que le Djan, l’a plus rien à manger pour sa dame et ses petiots. S’il vous plaît. Si vous m’exaucez, je vous jure de rejeter le premier posson pêché à la baille… »

La Providence entendit le vœu du pêcheur et offrit à sa pissotière une truite fario de bonne taille. Mais Djan ne tint pas sa promesse. Il craignait de rendre au lac la seule prise que celui-ci voudrait bien lui donner. Quelques minutes plus tard, une seconde truite fario, infiniment plus conséquente que la première, mordit à l’hameçon. Djan jubilait, et au vu de la pêche qui s’annonçait fort fructueuse, songea un temps à honorer son engagement auprès de Dieu. Sauf que l’image de sa dame et ses petiots le hantait.

« M’en va quand même pas rejeter un beau posson comme ça dans les flots. Et le ventre de ma marmaille alors ? »

La matinée s’égrena sans davantage de prise pour le jeune pêcheur. Déçu, Djan se félicita néanmoins de ne pas avoir cédé à la promesse qu’il avait faite à Dieu. Mais à l’instant même où il s’apprêtait à remonter sa ligne, celle-ci s’agita dans d'étranges soubresauts avant de plonger dans une eau devenue subitement trouble à la lueur d’un soleil au zénith. Le jeune homme se saisit alors de sa canne et ressortit du lac un curieux chaton noir aux yeux de feu, au pelage déjà sec et pourtant si soyeux. Sous ses caresses, l’animal miaulait de contentement, et Djan s’en satisfit prestement en le mettant imprudemment dans sa besace :

« Vont être contents, les petiots… »

Aveuglé par sa fierté d’honnête chef de famille, il n’avait point prêté attention à l’éclat des plus obscurs qui habitait les prunelles du sombre chaton.

De retour chez lui, le cadeau qu’il fit à sa marmaille l’enchanta. Djan ne se douta pas un seul instant que ce présent de la Providence n’était qu’un leurre et que le châtiment qui lui était réservé serait à la hauteur de l’affront céleste.

Les mois passèrent, et au fil du temps, le docile chaton noir se mua en monstrueux félin sauvage. Djan et sa dame décidèrent alors de chasser l’animal de chez eux, pour protéger leurs petiots. Mais chaque nuit, ils entendaient les rugissements du félin qui venait rôder autour de leur demeure.

L’hiver était revenu. Le manteau neigeux portait désormais les stigmates ensanglantés des atrocités perpétrées par la bête. Elle était de retour dans les parages, avait lacéré les chairs des enfants de Djan, les avaient déchiquetées dans leur sommeil avant de s’en repaître en les mastiquant de toutes ses dents. Le hurlement des petites victimes avait déchiré le silence de la nuit et réveillé en sursaut leurs parents. Mais le monstre, dénué de pitié, ne les épargna pas davantage.

Depuis la découverte du carnage par un goret du village, au lendemain de la Noël, on organisa des battues pour chasser la bête. Au vu de la démesure des traces qu'elle laissait dans la neige, l'étrange félin n'avait plus rien du gentil matou que les hommes avaient eu jusqu'ici coutume de côtoyer. Et ils en avaient peur. Les femmes priaient dans l'ombre pour leurs fils ou leur mari qui se risquaient à sa traque au péril de leur vie.

Le monstrueux chat noir hantait désormais la chaîne montagneuse de l’Épine et s'érigeait en gardien du passage trans-savoyard qui séparait la lagune de l'Avant-Pays. Nul estranger ne survécut à sa rencontre. Nul trappeur ne ressortit vivant du mortel combat qui l'opposa à lui.

Ce ne fut que quatre décennies plus tard que la bête finit par trouver un adversaire à sa taille. Un guerrier séculaire, armé d'une pique qui ne lui laissa aucune chance. Lorsque celui-ci embrocha l'ignoble chat noir, ce dernier s'effondra sur la roche et devint instantanément poussière avant de se dissoudre dans la pierre.

Depuis, l'esprit de ce chat noir s'est matérialisé au sommet de la montagne en y érigeant un pic en forme de canine féline surmontant désormais le Mont du Chat (1) : la Dent du Chat qui domine depuis ce jour le lac du Bourget. Et l'on dit parfois que lorsque le vent se lève, souffle fort et agite à outrance les eaux du lac, c'est son esprit vengeur qui tempête pour empêcher les pêcheurs de s'y aventurer afin de sauvegarder la biodiversité lacustre et la faune piscicole.

(1) : L'appellation « Mont du Chat » ne proviendrait pas de cette légende et serait antérieure à celle-ci puisqu'elle remonterait à 1232 (première apparition dans un acte officiel). Le chat ferait alors référence à un sens très ancien du terme, que l'on pouvait orthographier « chas » et signifiant « passage ».

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