Pause-café, pause-clope... (triptyque)

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I.


Je bosse sur le chantier naval de Neaucaire, à deux ou trois encablures de mon squat sur les docks.

C'est là que je vis depuis deux piges, dans ce hangar miteux, désaffecté depuis deux ou trois décennies. Mais quand t'as pas une tune...

Note bien que je m'en fous complètement, du confort. Je suis pas vraiment regardant. De toute façon, j'y crèche tout seul, alors...

Si tu ne me connaissais pas, tu pourrais te dire que j'ai toujours kiffé ça, la mer et les bateaux. Mais en fait, non. C'est plutôt le hasard qui m'a fait échouer là, et en fin de compte, ça s'est plutôt bien goupillé. Depuis, je me la joue tranquille.

Faut dire aussi que je sortais de cabane : j'étais tombé pour trafic de cocaïne, un gonz m'avait balancé aux keufs parce qu'on était en bisbille tous les deux. Bref, après mon séjour à l'ombre, j'ai un peu galéré pour trouver du taf. Un CV d'ex-taulard, c'est pas vraiment vendeur à Pôle Emploi. Et puis, j'ai rencontré un type sur les docks : il cherchait de la main-d’œuvre pour rafistoler d’antiques rafiots. Alors j'ai dit banco.

Je me lève à 6 plombes du mat', comme d'habitude. Et le rituel est toujours le même : une douche à peine tiède avant d'enfiler mes vieilles fringues, un café et une clope en écoutant la radio me crachouiller ses rengaines un brin destroy. Affublé de mon blouson et d'un bonnet vissé sur la tête, j'aime bien zoner un peu sur les docks, me fondre dans sa grisaille brumeuse et le froid du matin. J'ai toujours trouvé ça cool, ces petits riens du quotidien avant de me pointer sur le chantier à 7 heures 30. Là, je salue Momo, le gros Dédé et le boss, on tape la converse en se roulant un joint, des fois jusqu'à 8 heures et quart. L'est vraiment pas emmerdant sur les horaires, le vieux. Et puis, je prends mon poste. Je mastique, je ponce, caresse la coque d'une goélette de mes mains devenues calleuses avec le temps, en repeins la ligne de flottaison. Jusqu'à ce que le gros Dédé claironne. C'est qu'il y tient, le gros Dédé, à sa pause de 10 heures 10. Moi aussi d'ailleurs. Surtout depuis quelques jours.

On cause encore ensemble devant le Thermos de café du boss, ponctuel comme une horloge suisse. Parce que la pause, c'est sacré. Et le café aussi. Même qu'on le surnomme Jacques Vabre. Et après, c'est toujours la même chose, j'ai toujours besoin de m'isoler. Parce que pour survivre en zonzon, je faisais toujours ça : me mettre dans ma bulle. Et ça m'est resté. Alors, je vais me poser sur le banc qu'est juste derrière les grilles. Il donne sur le port de plaisance et une mer moins dégueulasse que près des docks. C'est là que je l'ai vue la première fois. Une fille vachement mignonne, canon et tout. Un peu mystérieuse, tu vois. Elle sort d'un boui-boui hors d'âge, toujours à 10 heures 25. Moi, je fume tranquilou ma Malbac' et elle, elle fait les cent pas sur le trottoir. Hey, man, te méprends pas, c'est pas une pute ! Son manège dure à peine quelques minutes. Et puis, elle n'en a pas non plus la dégaine. Elle est lookée « bourgeoise classique », tu vois, mais pas bourgeoise qui se la raconte. Non, on dirait plutôt qu'elle est perdue derrière ses verres teintés vintage. Avec son imper' bleu marine et son foulard seventies, elle me fait penser aux nanas qui apparaissent parfois dans les vieux films, et qui disent jamais rien. Juste, elles embrassent fougueusement le héros fatigué, blessé, taciturne. Et comme un con, je fantasme. M'imagine être ce héros, et que c'est moi qu'elle embrasse. Ouais, c'est con de se projeter comme ça, je distingue tellement peu son visage avec ses mèches blondes, rabattues sans cesse par le vent. Elle regarde sa montre, tout le temps, s'agace, devient nerveuse en mordillant ses ongles rouge sang. Elle me calcule pas.

10 heures 31 : Jacques Vabre me gratifie d'une tape sur l'épaule pour me signifier qu'il est temps de se remettre au boulot. Je la quitte des yeux une fraction de seconde pour acquiescer mais quand je reviens vers elle, elle n'est plus là. Disparue, volatilisée. Comme dans un rêve.

Ce matin, j'ai demandé à Momo et au gros Dédé s'ils avaient déjà vu cette fille. Ils m'ont juste répondu : « Quelle fille ? »

Ben celle qu'est toujours là, sur le trottoir d'en face, à 10 heures 25, tous les matins.

Man, y'a jamais de fille qui traîne ici ou sur les docks. Tu devrais le savoir...

***

II.

Ça fait deux semaines qu'elle est là, et que je la mate derrière ma clope. En silence, sans rien dire, ni même oser quoi que ce soit. Le devine-t-elle ?

Le soleil brille. Je suis toujours emmitouflé dans mon blouson, avec un bonnet sur la tête. Comment pourrait-elle s'intéresser à moi, ce rouquin insignifiant, mal rasé, qui fume sur le trottoir d'en face ? Et puis, j'ai jamais vraiment su brancher les meufs. Ou alors, quand l'une d'elles me plaisait, je devais la brancher sans m'en rendre compte, vu qu'aucune miss ne s'est jamais braquée. Mais je suis pas un Dom Juan. Et puis, elle n'a d'yeux que pour sa montre. Alors comment faire pour l'aborder ?

Faut que je me décide. Avant que Jacques Vabre me tape sur l'épaule, avant qu'elle disparaisse.

Je jette ma clope au sol et l'écrase, toujours bloqué sur elle, regarde à gauche, à droite, me lève de mon banc et traverse la rue déserte.

Putain, trouve une idée, man !

Ça y est, je suis en face, sur son trottoir, et on se dévisage. Le rouge de sa parka est raccord avec celui des ongles qu'elle continue de ronger, avec la couleur de ses lèvres, de sa jupe plissée, ses Louboutin. Elle a le teint pâle, diaphane, un grain de beauté lové dans son cou, les dents trop blanches. Un coup d’œil à sa montre, encore.

Une idée, vite !

Bonjour, vous avez l'heure ?

Question stupide, évidemment qu'elle a l'heure, banane !

Elle ne me sourit pas, et lâche cette phrase que je ne comprends pas :

10 heures 31, Florian ; j'ai failli attendre !

***

III.


« J'ai failli attendre... » et puis, elle a disparu de nouveau. Peut-être parce qu'il était 10 heures 32. Peut-être parce que je la rêve trop fort et qu'elle n'est pas réelle. Peut-être parce que je crève de solitude dans mon paddock.

Réfléchis, man, réfléchis !

Non, je ne la désire pas. Enfin, je crois pas...

Est-ce qu'elle me fait bander ; est-ce que je me branle le chibre le soir, en pensant à elle ? Putain, la solitude te fait vraiment dire des conneries ! Ou pas...

Jacques Vabre me fait signe de l'autre côté de la rue, il est plus tard que d'habitude. Je le rejoins, il me parle, je lui réponds un peu machinal, un peu absent.

Ça va ? Qu'est-ce que tu as ?

Rien... Je sais pas, y'a une meuf qui m'obsède, c'est trop bizarre.

Ben c'est normal, ça ! C'est de ton âge.

Mais je sais pas qui c'est, je sais même pas son prénom, où elle habite. Je sais même pas si elle existe vraiment !

Moi aussi, quand j'étais jeune, je baisais des filles dont j'oubliais le prénom le lendemain. La gueule de bois, les pétards...

C'est pas ça, boss. Je l'ai pas baisée, je sais même pas si j'en ai envie. C'est trop bizarre, je te dis !

Je bouffe tout seul mon petit salé aux lentilles, attablé dans mon « loft ». Regard circulaire : qu'est-ce qu'une fille viendrait foutre ici ? La vaisselle, mon PC, un film en streaming avec ma clé 4G. Un café et une clope. C'est dimanche.

Est-ce qu'elle vient aussi le dimanche, sur le trottoir d'en face ?

« J'ai failli attendre » ou bien « J'ai failli t'attendre » ? Peut-être ai-je mal entendu, mal écouté.

Qui es-tu ?

La radio grésille et je m'endors tout habillé. Je pense à elle, et ne bande pas.

Qui es-tu ?

On est lundi et je suis en avance. J'ai trop peur de la manquer.

10 heures 23, 10 heures 25, 10 heures 28. Elle ne viendra pas.

Et puis, sa silhouette se met à danser devant moi, un peu floue. Le soleil m'aveugle et pour la première fois, elle me sourit. Pour la première fois, je vois son sourire, éclatant. Peut-être celui de ma mère, que je n'ai jamais connue, jamais vue qu'en photo. Une photo prise en pleine mer, sur un voilier. Alors sans réfléchir, je me lève de mon banc et m'élance en traversant la rue. Je ne regarde pas autour de moi, ne vois pas le trente-huit tonnes que j'aurais dû voir et qui me percute.

« J'ai failli t'attendre, mon fils... »

Mes paupières se ferment, mais mes yeux restent ouverts, aimantés aux siens. Je la reconnais à présent. Sa tenue est estivale, ses lunettes rangées dans son sac à main. Je suis dans ses bras, gamin.

Maman...

Il est 10 heures 31 à sa montre : l'heure de ma naissance.

Dans une minute, elle ne sera plus.

A cause de moi...

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