Comme dans un vieux film de Verneuil…

3 minutes de lecture

« Décolorés, les messages du ciel /
Les évidences, déteintes au soleil... »

Entre gris clair et gris foncé

Auteur, compositeur et interprète : Jean-Jacques Goldman

C'est étrange. J'ai déjà connu des épisodes de distorsion visuelle de la réalité, mais jamais à ce point. Est-ce un rêve, une projection de mon inconscient ?

J'ai beau tourner la tête dans tous les sens, cligner des yeux pour ajuster ma vue, me lever de mon lit sans avoir aucune sensation de vertige, rien ne change et tout paraît normal. A une exception près : je ne perçois plus aucune couleur. Comme si j'étais dans la peau de Delon ou Gabin dans ce vieux long métrage de Verneuil (1) : vision en cinémascope sans technicolor. Un film en noir et blanc, « tout gris » comme disait ma fille petite.

Ma fille... Il faut que je la réveille pour qu'elle me dise si c'est moi qui disjoncte ou si les couleurs ont bel et bien disparu.

Je pénètre dans sa chambre sans allumer la lumière pour ne pas l'aveugler. Seule celle du vestibule, outrageusement blanchâtre, éclaire un pan de mur délavé. Plus de vert d'eau sur la tapisserie, les fleurs sensées l'égayer ne ressemblent plus qu'à des taches sombres.

Ma puce... Tu es réveillée ?

Ses paupières papillonnent un instant avant de s'ouvrir complètement sur ses prunelles incolores, moi qui aimais tant leur bleu virant légèrement au chocolat-noisette par endroit, en fonction du temps qu'il fait, la blondeur cendrée de ses longs cheveux...

Papa ? Qu'est-ce qui se passe ?

Rien, enfin si, un truc bizarre. Est-ce que... Est-ce que tu me vois en couleur ? Oui, je sais que ma question peut te paraître saugrenue, mais j'ai vraiment besoin d'entendre ta réponse.

Ben, mis à part que je te trouve un teint grisâtre, y a rien qui me semble anormal…

Mon pyjama… De quelle couleur est mon pyjama ?

Papa !

S'il te plaît, ma puce...

Rouge. Ton pyjama est rouge.

Et donc là, tu le vois rouge ?

Difficile à dire, tu es à contre-jour.

Bon, allume ta lampe de chevet.

Papa ! T'es relou là, il est même pas 8 heures…

J'ai besoin de savoir ; tu peux comprendre ça, non ?

OK, OK…

Alors ?

Alors, la tapisserie est toujours verte, les fleurs bordeaux et il y a toujours ce monstrueux coup de Stabilo orange fluo que Tom lui a infligé la semaine dernière. Ça te va ?

Euh, oui ma puce, merci. Rendors-toi vite…

Tu parles ! T'as bousillé ma grasse mat' !

Je referme la porte en pin blanchi de sa chambre. Au moins, cette non-couleur n'est-elle pas altérée par ma rétine !

***

10 heures du matin. Le temps tourne à l'orage mais à mes yeux, les nuances restent fanées. Je suis dans la salle d'attente d'un hôpital, une visite d'urgence. L'absence de colorisation me gêne moins ici qu'ailleurs, encore que les plantes vertes ne correspondent plus vraiment à leur appellation commune. Un ophtalmologiste me reçoit et son verdict est sans appel : je suis condamné à ne plus jamais revoir le monde autrement qu'en noir et blanc.

C'en est fini de ce bleu swimming-pool que j'affectionnais tant, il faudra désormais me contenter des reflets gris argent de la surface miroitante renvoyant les profondeurs faïences de ma piscine. Gris argent, comme celui des centaines de billets qui flottent sous le mot « FIN » de cette si jolie Mélodie en sous-sol. Delon, Gabin, et toutes ces scènes azuréennes éclatées de soleil, d'un soleil dépigmenté... C'est tout ce qu'il me reste à présent, et ce n'est pas si mal. C'est toujours mieux que de ne rien voir du tout, de ne plus percevoir qu'un écran noir ou crypté. Au moins, je peux encore me délecter de la beauté des choses et du corps sculptural de ma femme. Ma femme, une beauté que rien ne fane...

(1): Mélodie en sous-sol (1963)

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Aventador ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0