Terra Nostra (quadriptyque)

16 minutes de lecture

récit co-écrit avec Mickaël Guichaoua

I.

Le néon grésilla, clignota plusieurs fois avant de s’éclairer plus durablement. Eli pénétra dans la cuisine de fortune, un paquet de cookies à la main. Des cernes sillonnaient son visage, figé sous une tignasse brune indisciplinée, et lui creusaient prématurément des rides. Il n’était pas vieux pourtant. A vingt-sept ans à peine, il était même le benjamin de l’équipage. Mais cette impression de nuit permanente l’éreintait, lui bouffait ses repères. Il ne savait plus s’il fallait dormir ou être éveillé. Bien souvent, le sommeil finissait par l’emporter au moment où il s’y attendait le moins. Et dans ses songes, il rêvait cette Terre qui lui manquait tant. Celle sur laquelle il avait grandi, entre New-York et Yellowstone. EXPEDIA serait sans doute l’ultime passeport pour l’espace que la NASA daignerait lui payer. Une façon comme une autre pour l’agence gouvernementale américaine de s’acquitter de sa dette morale…

Les précieux cookies lui échappèrent inopportunément des mains et s’écrasèrent lamentablement sur le sol. En miettes, ils devenaient immangeables pour n’importe quel quidam. Eli, lui, ne pestait même pas ; sa maladresse devenait une habitude depuis cette expérience de cryogénisation qui avait mal tourné. Cette promesse de repousser les limites temporelles de l’existence afin de pouvoir explorer d’autres univers ne lui avait laissé que des séquelles neurologiques irréversibles, handicapant son quotidien. La mauvaise préhension des choses et le bégaiement en étaient la matérialisation la plus flagrante.

― Sur... Sury... A... Allez, v... Viens ma f... Fille, j’ai qu... Quelque ch... Chose p... Pour toi.

La souris grise courut sur le linoléum et s’empara d’une partie de son butin alimentaire.

― B... Ben oui, ma gr... Grande, t’... T’as de... De qu... Quoi f... Faire !

Eli se laissa lourdement tomber sur la chaise et s’abîma un moment avec amusement dans la contemplation des allées et venues de son rongeur apprivoisé.

― ELI ! Putain, qu’est-ce que tu fabriques encore dans cette fichue cuisine ?

Le jeune bègue sursauta au son de cette voix familière, cette voix de stentor qui résonnait depuis le haut-parleur dans la minuscule pièce, à en faire trembler les murs blanc sale.

― Ça fait des plombes qu’on t’attend en salle de contrôle ! Alors ramène tes fesses, et fissa !

Eli était en retard, comme toujours. Il n’avait aucune notion de l’heure ou du temps depuis qu’il était ici, en mission sur la lune. Le commandant, que l’on surnommait « Papi », ne transigeait pas avec les horaires, et il le savait. Depuis plus de dix minutes, le jeune astronaute aurait dû quitter son module, situé dans l’aile Ouest. Il se leva d’un bond et obéit à l’injonction au pas de course. Il remonta le long couloir reliant les appartements à la cellule de commandes et fit irruption dans la salle de contrôle. Papi le foudroya du regard. Il était de ces hommes à la rigueur toute militaire. Son obsession : que tout soit réglé comme du papier à musique, sans aucune fausse note. Son professionnalisme légitimait sa fonction de supérieur hiérarchique et lui avait appris que le hasard n’avait nullement sa place au sein des missions spatiales. Surtout qu’EXPEDIA n’avait pas droit à l’erreur. C’était son bébé, l’œuvre de sa vie. On lui avait donné le minimum de moyens, parce que le projet AC4 n’intéressait quasiment personne. AC4 ou comment vaincre le cancer grâce aux propriétés extraordinaires d’un élément lunaire inconnu sur la Terre : l’Avenrikolite. Seulement, dans un monde surpeuplé aux ressources naturelles insuffisantes pour la survie humaine, cette avancée scientifique tenait davantage de la fantaisie baroque de quelques savants fous que d’un enjeu médical majeur. La lune n’avait pas non plus la cote auprès de la NASA. Terraformer Mars ou Venus était nettement plus ambitieux que de marcher sur cette déprimante poussière lunaire. Le premier pas sur cette planète ne faisait figure que de minuscule point préhistorique dans la chronologie aérospatiale ; les antiques albums d’Hergé ne faisaient plus rêver leurs chères têtes blondes. Sélène était démodée, presque has been.

Cinquante-cinq balais au compteur, les tempes grisonnantes et la figure burinée par l’existence, le commandant n’était au fond pas aussi rustre qu’on pouvait le penser. Profondément marqué par le décès de Naya des suites d’un cancer généralisé, il avait fait de la lutte contre cette maladie son dernier combat. Ravissante Colombienne naturalisée américaine, son épouse n’avait pu bénéficier des avancées du programme AC4, mais il se battrait jusqu’au bout pour que ce projet puisse sauver des vies. Il avait été à l’origine même de cette mission, de la constitution de son équipage. Un équipage dont il se sentait proche, sa famille de cœur, ses enfants dont il était le « Papi ».

― Eli ! Magne-toi un peu, bordel ! Blake va sortir...

Eli, un choix improbable. Aucune personne sensée n’aurait misé sur lui pour ce voyage lunaire. Et pourtant... Pourtant Papi avait remué ciel et terre pour qu’il fasse partie de l’aventure. Le jeune bègue rassembla ses esprits pour se concentrer au maximum. Il ne voulait surtout pas décevoir celui qui avait le premier cru en lui. Il s’assit donc aux commandes aux côtés de son boss.

― P... Par... Paré, P...Pap... Papi !

Sur l’écran de contrôle, Blake revêtait sa vieille combinaison « Biosuit 2 ». Cela faisait plus de dix minutes qu’il se tenait dans le sas de sortie, respirant l’oxygène pur. Il s’apprêtait à grimper sur le toit du module afin de démonter le laser de communication avec la Terre, défectueux depuis six mois. Ce quadragénaire à la rousseur irlandaise, fils d’agriculteurs et diplômé en ingénierie à Princeton, était aussi à l’aise sur un tracteur en plein champ de la vallée de San Joaquin que penché sur un circuit imprimé à réparer une connectique endommagée.

― Blake, j’ouvre le sas !

Eli et Papi observèrent le rouquin évoluer sur les écrans, activer ses réacteurs en appuyant sur le pavé tactile de son bracelet et se trouver propulsé en deux secondes à une hauteur de quinze mètres pour atterrir en douceur sur le toit de la base. Blake se mit à démonter le laser, responsable de leur isolement. Papi n’était pas du genre démonstratif et se voulait plutôt rassurant, mais ses inquiétudes étaient réelles : la NASA aurait dû envoyer une fusée pour leur porter assistance et les ravitailler. Bien qu’en autosuffisance, leur survie n’excéderait pas les cinq ans sans aide extérieure. Le commandant avait l’œil sur tous les indicateurs tandis qu’Eli assistait Blake en guidant le bras télémanipulateur situé sur le toit, un antique modèle russe acheté d’occasion. La manœuvre était délicate et requérait une grande dextérité. Mais quand il s’agissait de manipuler un appareillage complexe, le jeune bègue n’était plus le même et faisait montre d’une habileté extraordinaire ; l’espace était son élément.

Au même moment, Jill sortit du laboratoire et se dirigea vers la cuisine, la mine réjouie. Elle n’y tenait plus, cette nouvelle se faisait attendre depuis si longtemps. Elle était le fruit d’un travail harassant qui l’occupait depuis près de deux ans, et les résultats étaient à la hauteur de ses espérances. Jolie blonde aux prunelles émeraude, la trentaine finissante sans aucun fard, elle était encore très séduisante. Avec Blake, elle aurait pu donner naissance à une fratrie entière de petits intellos en herbe ; ils avaient tous deux préféré consacrer leur existence à la recherche spatiale. Ils s’étaient rencontrés à Princeton et ne s’étaient plus jamais quittés depuis lors. Leur amour confinait à l’évidence. Un bonheur sans nuage, ponctué de multiples et lointaines missions pilotées par la NASA, jusqu’à ce que la maladie de Blake ne les cloue durablement au sol. Refusant d’abandonner son époux, Jill avait mis un terme quasi définitif à leur carrière professionnelle. Et puis, le projet AC4 avait émergé de la communauté scientifique. Seulement, le grand public s’en était désintéressé, il n’avait d’yeux que pour la conquête de Mars. Sauver des millions d’hommes et de femmes était un objectif infiniment moins prioritaire que d’exploiter les richesses fantastiques de la Planète Rouge. Même si EXPEDIA n’était qu’une mission secondaire, le couple d’ingénieurs s’était dit que cette opportunité de guérir durablement Blake était de celles qu’on ne laisse pas passer. Et puis, l’espace, c’était toute leur vie. La cuisine était déserte, seule Sury y prenait son déjeuner en se régalant des vestiges de ce qui avait dû être des cookies.

― Eli...

Déçue, Jill se retira de la pièce à la recherche de ses compagnons. Elle avait tellement hâte de leur dire…

***

II.

― Alors, Blake, tu crois qu’on va pouvoir réparer ? s’enquit Papi.

Le rouquin ôta son casque avant de répondre.

― On devrait y parvenir, mais c’est vraiment du matos de merde !

― On n’a pas le choix, fils. Il faut qu’on reprenne contact avec la Terre.

― D’autant plus que j’ai une grande nouvelle à vous annoncer…

Jill se tenait tout sourire dans l’embrasure de la porte de communication. Sa subite apparition laissa brièvement les garçons sans voix. Ironique, le commandant réamorça la conversation :

― T’es enceinte ? Super, on va assister à la naissance du premier bébé lunaire…

Ils se mirent tous à glousser tandis que la jolie blonde lui envoya sa casquette à la figure.

― Ce que tu peux être con des fois !

Papi feignit de paraître offusqué, même s’il n’en était rien. La bonne humeur était de mise.

― Ben vas-y, ma chérie, renchérit Blake, accouche !

Ils pouffèrent de plus belle.

― Vous êtes incorrigibles !

― Allez, ne nous fait pas languir… C’est quoi ta grande nouvelle ?

― Blake, tu es définitivement guéri !

― Quoi ?

― Les métastases cancéreuses ont totalement disparu de ton organisme. L’Avenrikolite a eu raison de la maladie. On a réussi, mon cœur, on a gagné...

― Waouh ! s’écria l’équipage à l’unisson.

― Eh oui, les gars, on a terminé notre mission ! Maintenant, vous savez ce qui vous reste à faire...

― Ouais, faire en sorte que ce putain de laser fonctionne.

Personne ne s’aperçut du trouble d’Eli. L’évocation d’une grossesse éventuelle n’avait été qu’une blague de potache pour le reste de l’équipage ; pas pour lui. Les souvenirs le submergèrent. Il revit Pamela lui annoncer avec appréhension ce futur heureux évènement sur la Cinquième Avenue. Contre toute attente, il n’avait pas lâché sa main. Il l’avait regardée avec ses yeux pétillants d’amour et l’avait serrée fort dans ses bras. Malgré son jeune âge, il n’avait pas fui sa paternité. Une petite fille : Liloo. Il y avait dix ans de ça, déjà.

― Eli, tu viens avec moi à la cuisine ? J’ai une soudaine envie de fraise…

― Blake, souffla le commandant sur le ton de la confidence, à mon avis, c’est pour bientôt. Je serais toi, je me préparerais doucement à être papa. On n’est jamais à l’abri d’une tuile…

― Ouais, t’as raison, Papi...

― Messieurs, au lieu de fantasmer sur un phénomène qui n’est pas près d’arriver, je vous conseille vivement de vous pencher sur le problème du laser.

Et ils partirent dans un fou-rire collégial.

― Eli ?

― J… Je t… Te r… Rej…Rejoins, Dj… Jill.

― Mais ça va, t’es sûr ?

― O… Oui.

― A plus, les garçons !

Papi et Blake se remirent au travail, surfant sur la vague d’euphorie provoquée par leur petite plaisanterie. Le rouquin avait prélevé des pièces sur le laser du laboratoire pour tenter de bricoler celui affecté à la transmission. Ce fut avec une minutie extrême que Blake se livra, sous la direction de son supérieur hiérarchique, à un travail qui nécessitait autant doigté que précision et savoir-faire.

Après plusieurs heures de labeur et de technicité accomplis, l’équipage put enfin se réjouir du fonctionnement du laser, que d’aucuns auraient estimé irréparable. Ce jour-là, il leur sembla que tout était possible. Grisé par l’instant, Papi sortit une bouteille de champagne de la réserve, celle des très grandes occasions, pour célébrer ce double évènement : la guérison de Blake et la fin de leur mission.

― Longue vie à notre ami, que dis-je, à celui que j’aime comme un fils ! Et puis, à la quille, les enfants ! Parce que demain, nous réinstallerons le laser et informerons le monde de la réussite d’EXPEDIA, de l’avancée scientifique et médicale que constitue le programme AC4, ce formidable espoir qu’il représente pour tous les malades atteints du cancer.

Ils levèrent leur verre et trinquèrent dans la bonne humeur. La journée avait été riche en émotion, la fatigue se faisait prématurément ressentir. La jeunesse rejoignit promptement ses appartements tandis que le patriarche, légèrement éméché, s’avachit dans un large et confortable fauteuil à roulettes qu’il avait fait sien. Le dôme vitré qui surplombait le salon lui permettait d’avoir une vue imprenable sur le ciel lunaire. Il aimait écouter le silence et contempler la Terre se lever. Un spectacle unique, propice à la nostalgie. Toutes ces années, il n’avait été guidé que par cette ultime promesse faite à son épouse : se battre encore et toujours contre cette maladie inéluctable.

Naya… Son malaise, un soir de semaine. Pas le truc bénin, non. Le genre de chose qui vous secoue, qui vous brasse. Il venait de rentrer de Cap Canaveral, et puis plus rien. On a beau se préparer au pire, on espère toujours qu’il n’arrivera pas. Le pire… Plus il s’était rapproché, et plus Papi avait douté d’être à la hauteur pour le vaincre. Ça n’avait été qu’une alerte, une simple alerte, mais Naya avait craqué, elle s’était effondrée dans ses bras, inconsolable ; elle avait eu peur.

« Je ne veux pas mourir… »

Ces mots, la détresse de son épouse resteraient à jamais gravés dans sa mémoire. Perdre la femme qu’on aime, trop tôt, parce que c’est toujours trop tôt, n’est pas une expérience de vie ; c’est un saut en chute libre sans savoir si l’on saura ouvrir son parachute, si on voudra l’ouvrir. Cette introspection lui faisait si mal. Il avait envie de hurler sa douleur, sa pudeur l’en empêcha. Seule une larme coula sur son visage. Il aurait tant voulu la sauver elle ; ce travail de recherche pour guérir le cancer était une sorte de revanche.

Et après ? Qu’allait-il faire après ? La gloire et le feu des projecteurs médiatiques, ce n’était pas pour lui. Il préférait vivre en ermite. En pivotant sur son fauteuil, il dévora des yeux cette Terre qui se situait parfaitement au-dessus de lui, qui semblait le narguer en lui disant qu’il n’avait plus que quelques jours à passer loin d’elle. Il ne se sentait pas prêt à quitter cette bulle ; se réadapter là-bas, au milieu de la Grande Pomme, surpeuplée, bruyante, lui paraissait trop difficile, insurmontable. Il n’était pas fait pour vivre dans une mégapole.

***

III.

Au petit matin, le groupe se rassembla avec empressement dans la salle de contrôle ; Blake avait rapidement réinstallé le laser. Papi était soulagé : l’ordinateur central indiquait que la transmission fonctionnait parfaitement.

― Bon, les enfants, c’est l’instant de vérité…

Tous les regards se tournèrent vers le moniteur principal sur lequel aurait dû s’afficher les images transmises depuis la NASA. Hélas, l’écran restait désespérément vierge.

― C’est quoi ce bordel ? Blake, t’as quelque chose ?

― Je ne comprends pas ; on est connecté avec le satellite, tout est normal.

― Moonwalker à Terra Nostra, Moonwalker à Terra Nostra, répondez !

― Laisse tomber…

― Comment ça, laisse tomber ? Ça fonctionne ou pas ?

―Ça ne vient pas de nous, c’est la NASA qui n’est pas connectée...

― Putain, ils nous ont oublié ou quoi ?

Ils enchaînèrent les essais pendant près de deux heures. Rien. Papi s’égosillait pour rien. Même les modifications de paramétrage satellitaire étaient vains. Aucune connexion n’était possible avec le continent Nord-américain.

― Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Jill.

Eli coinçait sur chaque mot. La moindre émotion forte pouvait influer sur son trouble d’élocution et le rendre incompréhensible. Il craignait de ne plus jamais revoir l’être qui lui était le plus cher au monde : Liloo. Tandis que Blake enlaçait sa femme, avec cette manière bien à eux de faire front ensemble, Papi tapait du poing sur le poste de commandes.

― Bon sang, c’est pas normal ! On doit aller voir ce qui se passe.

― Triton 3 est trop endommagé pour qu’on puisse tous retourner sur Terre à son bord, argua Blake. Il n’y a que la capsule…

― Tetris 8 ? Elle ne peut embarquer qu’un seul passager !

― Exact, et elle n’est qu’un engin de secours. Seulement, c’est notre seule chance. Papi, tu es le plus expérimenté d’entre nous, le plus apte à voyager seul…

― Non, ne comptez pas sur moi, les enfants. Ce retour sur Terre ne me dit rien qui vaille. Je préfère attendre…

― Attendre quoi ? Qu’on crève ?

― Ne sois pas si alarmiste, Blake ! On peut survivre…

― Oui on peut survivre, c’est sûr ! On peut produire notre air, notre eau, notre nourriture. Mais pendant combien de temps ? Le matériel n’est pas fiable, tu le sais aussi bien que moi !

― Et tu veux envoyer qui, dis-moi ? Jill ?

― Non, Jill et moi, on ne s’est jamais quittés…

― Eli ?

― Il est parfaitement capable de mener à bien cette mission, affirma Jill en prenant le jeune homme par la main. Nous connaissons tous ses excellentes aptitudes. Et il n’aura même pas à parler, il lui suffira d’utiliser le pavé tactile de communication.

― Je suis sceptique…

― Papi, c’est toi qui l’as recruté, rappela la jolie blonde. Il a besoin de ta confiance. De notre confiance. Pour réussir.

Le commandant acquiesça et toute l’équipe rejoignit la capsule. Eli s’équipa, et avant de grimper à bord de l’engin spatial, étreignit l’équipe, tout particulièrement Jill.

― T… Tu pr… Prends… S… Soin d… De S… Sury ?

― Oui, je te promets.

―Vas-y, gamin, encouragea Papi, on est tous avec toi.

C’est avec angoisse qu’Eli décolla à bord de Tetris 8 sous le regard inquiet de ses camarades. Destination : la Terre.

***

IV.

― Moonwalker à Tetris 8. Où en es-tu ?

« Tout est ok. Ça fait bizarre quand même sans vous. Me sens seul. »

Eli éprouvait une étrange sensation de bien-être et d’appréhension, comme quand on revient au bercail après une longue absence.

Liloo aurait-elle changé ? Elle avait grandi tellement vite depuis ses premiers pas dans Central Park. Il s’en souvenait comme si ça avait été hier, bercé par son passé.

Il avait clos ses paupières trop longtemps. Il les rouvrit soudainement et s’aperçut qu’il pénétrait déjà la stratosphère. Il allait trop vite, beaucoup trop vite. Il enclencha donc simultanément les aérofreins et le parachute pour ne pas percuter trop brutalement la surface de l’eau. Le premier contact avec l’océan fut d’une violence extrême ; la capsule vibra, les réacteurs et les ailerons se disloquèrent. Quand elle ressortit de l’eau toute déformée, Eli regarda autour de lui : il était vivant.

― Moonwalker à Tetris 8, tu m’entends ? Réponds-nous Eli !

« Amerrissage mouvementé, mais je vais bien. Tetris 8 a l’air mal en point. »

― Tu nous as fait une de ces frayeurs ! Tu es où ?

« Les écrans de bord indiquent que je suis à 0,5 milles de la baie d’Hudson. Le temps est clair. A cette distance, je devrais distinguer la statue de la liberté. Sauf que je ne vois rien. Le rivage semble vide. »

Le commandant blêmit et coupa momentanément le micro.

― Blake, tu crois que le choc a pu…

― Non, Papi. Tous les équipements de Tetris ont été conçus pour résister aux pires conditions.

― Alors…

― Alors reprends la communication, sinon Eli va flipper.

Le commandant ouvrit à nouveau le micro.

― Ne panique pas, gamin. Le matos peut très bien déconner… Mets le canot pneumatique à la mer et rejoins la terre ferme.

Il ne pouvait pas lui dire ce qu’il pressentait.

« OK. »

Le rivage, noir de suie et de poussière de cendre. Un décor plus déprimant encore que celui qu’il fréquentait depuis deux ans. Il en était à se demander s’il était vraiment sur Terre. C’était Blake qui s’était chargé de la programmation de l’itinéraire, seulement la capsule avait très bien pu dévier de sa trajectoire initiale. Tetris 8 était un « vieux coucou ». Non, Eli revoyait très bien la Planète Bleue se rapprocher de lui. Et puis… Et puis, il avait fermé les yeux. Combien de temps ? Et si le bleu n’avait été que celui qui peuplait ses rêves ?

― Eli ? Qu’est-ce que tu vois ?

Le jeune homme tapa son texte sur le pavé tactile de son bracelet.

« Un désert de sable sombre. Y'a rien ici. Y’a jamais rien eu ici. On n’est pas sur Terre, c’est pas possible. »

Un bruit assourdissant l’arracha à son texte. Un avion de chasse survola le secteur, à très basse altitude. L’avion lui parut furieusement terrien ; il lui sembla même reconnaître un MIG. Un MIG dans l’espace aérien américain ? Les questions se bousculaient dans son esprit. Ce n’était peut-être pas le continent américain qu’il foulait de ses pieds, peut-être était-ce le territoire de l’empire Eurasien. Il s’avança un peu au hasard, sans trop savoir ce qu’il cherchait, lorsqu’il trébucha sur une plaque métallique. Une plaque bleu marine, quelque peu illisible. Eli la ramassa et l’épousseta : « Fifth Ave ». Ses doutes s’estompèrent : l’astronaute marchait sur la Cinquième Avenue.

― Eli ? Eli, tu es là ? On ne te reçoit plus…

Comment leur dire ? Comment leur dire que New-York n’existait plus, qu’elle avait été rayée de la carte, qu’il n’y avait plus personne, que jamais personne ne pourrait venir les chercher. Un cri déchirant lui monta à la gorge :

― LILOO ! LILOOOOOO !

Eli ne bégayait plus. Il se rendit subitement compte qu’il ne reverrait probablement plus jamais sa fille.

― LILOOOO !

Il s’effondra à genoux, meurtri de cette douleur qui lui déchirait le cœur, en continuant à hurler inlassablement son prénom, tel un animal blessé.

― LILOOOO !

Rien. Pas la moindre réponse, juste son écho. Il était irrémédiablement seul sur la Terre. Cette planète qui n’était plus la sienne.

Et puis, une image, des mots ressurgirent soudainement de sa mémoire : ceux de Charlton Heston découvrant les vestiges de la statue de la liberté, à la fin de ce vieux film de science-fiction qu’il avait visionné enfant.

« C’est pas vrai… c’est pas possible. [...] Ce monde de cauchemar, c’est la Terre. Ah, les criminels ! Ils les ont fait sauter, leurs bombes ! Ah, les fous ! Je vous hais, soyez maudits jusqu’à la fin des siècles ! » (1)

(1) : Réplique extraite du long métrage La planète des singes (1968), réalisé par Franklin Shaffner.

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