Une décennie à t’attendre (polyptyque)

24 minutes de lecture

« Tu pourrais même /

dire que tu m’aimes… »

Ne s’aimer que la nuit

Paroles : Yann Guillon

Musique et interprète : Emmanuel Moire

Prologue

Je le kiffais. Grave.

Je le kiffe toujours.

Depuis longtemps. Depuis toute gamine en fait.

Depuis ce jour où je m’étais égarée dans le dédale des sous-sols de ma cité HLM.

Je n’avais que dix ans quand lui en avait dix-huit.

J’étais trop jeune, pas assez femme pour être aimée d’un homme.

C’était encore trop tôt, et pourtant…

Pourtant, notre première rencontre eut lieu un 14 février, le jour de la Saint-Valentin.

Presque un symbole.

Nous ne savions pas que ce serait le point de départ de notre histoire.

Que nous aurions rendez-vous dans les années à venir, toujours à la même date.

Comme un signe.

Une décennie à l’attendre.

Une décennie à t'attendre, Dan…

***

I.

— Eh, Dan ! Dan, viens voir…

— Quoi, Mo ?

— Viens, je te dis ! Y’a une môme, une môme qui nous mate…

Un jeune homme surgit subitement de la cave, aux côtés du gros balourd qui venait de l’interpeller, et considéra la gosse que j’étais avec circonspection.

Puis, il s’accroupit pour se mettre à ma hauteur.

— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? me demanda-t-il avec douceur.

Je le fixais avec mes grands yeux bleus.

Longuement.

Silencieusement.

— Ben alors, t’as avalé ta langue ?

Je ne le quittais pas de mes prunelles.

Lui aussi avait les yeux bleus.

Mais plus grands, plus sombres que les miens…

Et les cheveux bruns, hirsutes, une barbe de trois jours.

Attraction magnétique...

— Qu’est-ce qu’une jolie princesse comme toi vient faire dans un endroit pareil ?

Princesse, le mot avait été lâché.

Un mot cher à Disney, un mot qui fleurait bon les contes de fée.

Je portais une robe à volants et des nattes guimauves.

C’était mon anniversaire, alors j’étais Belle, Aurore, Alice ou Cendrillon.

Peut-être même Raiponce, j’avais le même blond cannelle qu’elle.

Et lui ?

Lui, c’était mon Flynn Ryder.

En plus vivant, plus réel...

— Je me suis perdue… répondis-je timidement.

Avec les joues qui rosissaient à chaque fois qu’il s’adressait à moi.

Mais je ne voulais pas qu’il le voit, c’était mon secret rien qu’à moi…

— Et t’habites où ?

— Ici je crois. La tour E, quinzième étage.

— Tu t’appelles comment ?

— Marie. Marie Leroy…

— Tu devrais reprendre l’ascenseur, Marie. Et rentrer chez toi, tes parents vont s’inquiéter. Tu veux que je te raccompagne ?

— Non… Non, dis-moi seulement où il est, l’ascenseur.

Dan se releva et prit ma main dans la sienne.

Premier contact, mon cœur palpita.

Je ne savais pas que j’en avais un.

— Viens, je vais te montrer…

— Putain, Dan, qu’est-ce que tu fous, merde ? On en a encore pour des plombes ! maugréa son pote.

— La gamine est perdue, OK ? Alors je vais juste la ramener vers l’ascenseur, c’est tout. Après je reviens.

Les couloirs, l’obscurité à peine atténuée par des lueurs blafardes.

Je m’agrippai à lui, j’avais peur.

Du noir, de ces lieux inconnus, lugubres.

Peur qu'il m'abandonne, aussi.

Pas peur de lui.

Et puis, l’ascenseur enfin, trois blocs plus loin.

— Tu sauras te débrouiller toute seule pour rentrer ?

J’opinai du chef. Dan relâcha ma main.

— Bon, faut que j’y aille. Fais bien attention à toi, petite…

Nos regards s’accrochèrent encore l’un à l’autre.

Jusqu’à ce que les portes de l’ascenseur se referment.

Sur nous deux.

Après, Dan dut retourner sur ses pas pour rejoindre Mo.

— Alors, ça y est ? T’en as fini avec ta Valentine de poche ? On peut se remettre au boulot ?

— Très drôle !

— Ben quoi ? On peut plus rigoler ?

— C’est mieux qu’une Valentine, cette môme, Mo. C’est l’innocence même. Quelques grammes d’espoir dans ce monde de merde. Une gamine encore épargnée par cette putain de société. Tu vois, faut surtout pas qu’elle change, qu’elle la perde, cette douce innocence, cette virginité. Faut pas qu’elle fasse comme nous, qu’elle se plante de chemin au sortir de l’enfance. C’est trop précieux, ce qu’elle a dans les yeux.

— Elle deviendra ce qu’elle doit devenir, Dan, c’est tout ! C’est le destin qui décide pour nous. Et là, le destin, il va salement nous arranger la gueule si on remet pas la marchandise à Bouba dans les temps…

Et moi, j’avais la tête dans les étoiles, à trop rêver de mon bad boy.

À trop rêver de lui.

Quand on me demandait si j’avais un amoureux, je répondais toujours « oui ».

Je répondais toujours que j’en avais un, qu’il s’appelait Dan et qu’un jour, je me marierais avec lui.

Mes parents ignoraient qui était Dan.

Sans doute l’imaginaient-ils en camarade de classe.

Peut-être un poil plus vieux que moi, mais guère plus.

De toute façon, personne ne me posait la question.

Aux yeux de tous, j’avais les mêmes aspirations que les autres petites filles.

J’étais normale.

S’ils avaient seulement su que Dan était déjà un homme…

Oh, j’avais bien conscience que mon âge ne jouait pas en ma faveur.

Alors, je me voyais déjà femme, je voulais grandir trop vite.

Parce que c’était trop long d’attendre.

Ce fut pourtant ce que je fis : attendre.

Et croiser Dan.

Son regard.

Ses grands yeux bleus, très sombres.

Dans les cages d’escalier, à proximité des interphones, des boîtes aux lettres.

Sans un mot.

Sans un sourire.

Juste l’imprimer dans ma tête et faire battre mon cœur un peu plus fort.

Attendre, jusqu’à ce que je devienne assez grande pour intégrer sa bande.

Attendre et rêver à d’autres Saint-Valentin.

***

II.

Quatre ans plus tard, un 14 février…

Dan me recevait dans sa cave, à ma demande.

Et sur recommandation de Mo, qui m’escortait.

Mes prunelles claires fouillaient les alentours, curieuses, avides de découvrir l’antre du mec qui me faisait vibrer.

Une armoire métallique et un vieux frigo à ma droite, un écran plat géant diffusant des clips de rap US en sourdine, un canapé Chesterfield en vis-à-vis, des affiches de bimbos dénudées sur des muscle-cars tunées…

Et face à moi, le bureau ministre de Dan.

Laqué d’ébène.

— La voilà, Dan !

Son fauteuil en cuir pivota pour que le maître des lieux puisse me jauger.

Faut dire aussi que j’avais mis le paquet : maquillage à outrance, perfecto jeté sur top décolleté cintré, jupe ultra-mini et talons aiguilles.

Sans compter les bijoux bling-bling de partout.

Dan signifia d’un geste à sa garde rapprochée qu’elle pouvait disposer.

Le regard aussi sombre et froid que scrutateur, il finit par me demander sans préambule :

— T’as quel âge ?

En mâchouillant mon chewing-gum d’un air provocateur, je m’entêtai à ne pas lui répondre.

Parce que je n’avais alors qu’une seule question qui me taraudait l’esprit : « m’a-t-il reconnue ? ».

— Oh, je te parle ! m’interpella-t-il d’une voix sourde. T’as quel âge ?

— Seize…

Il tira longuement sur sa cigarette, puis but une gorgée de bière blonde avant de reprendre :

— On me la fait pas à moi, Marie…

Il se souvenait de moi !

Aussi improbable que cela puisse paraître, le beau gosse qui se tenait devant moi, avec ses grands airs de cador du 9-3, n’avait pas oublié la petite fille qu’il avait rencontrée quelques années plus tôt.

Crâneuse et nullement intimidée, même si mon cœur ne demandait qu’à bondir hors de ma poitrine, je ne m’en laissai pas compter :

— Alors, tu me donnes combien ?

— Quatorze, à tout casser…

— Pas plus ?

Dan écrasa sa clope dans un cendrier de fortune avant de plonger son regard pénétrant dans le mien.

— Écoute-moi bien, ma belle, ici, t’es pas à un casting de télé-réalité à la con. Alors tu vois, tes artifices à deux balles, ta micro-jupe ras le minou et ton soutif rembourré, tout ça, c’est du vent. Tu espères berner qui avec ta tenue d’allumeuse ?

— C’est moi qui lui ai dit, Dan…

— Quoi, Mo ? Tu lui as dit quoi ? aboya-t-il subitement. Qu’elle n’avait qu’à s’attifer comme une pute pour me taper dans l’œil, c’est ça ?

— Non, j’ai pas dit ça ! Juste qu’en dessous de seize piges, tu prends pas dans ta bande. Pour les fringues et le maquillage, c’est elle qui a eu l’idée…

— De toute façon, ici, y’a pas de place pour les filles, et surtout pas pour les meufs comme elle.

— Donne-lui sa chance, Dan. Un petit gabarit comme elle, ça se faufile partout sans qu’on la remarque. Ça ferait un passeur de marchandise hors pair !

— Pas comme ça, Mo. Je veux pas de problèmes avec elle…

— Des problèmes ? Quels problèmes ?

— Faut qu’elle se fringue soft. Pas de décolleté, pas de bijoux, pas de make-up. Nature. Je veux pas qu’on puisse en vouloir à son cul, tu comprends ? Ici, c’est un milieu de mecs, de racailles. Je veux qu’elle affole les hormones de personne, pigé ?

— OK, c’est toi le boss, Dan. Elle fera ce que tu diras.

— Et tu la lâches pas d’une semelle, Mo, je veux que tu la suives comme son ombre. Je veux pas qu’elle ait d’emmerdes. Parce que si elle bosse pour nous, je suis responsable d’elle.

Moi, je n’étais pas du genre soumise.

Je n’appréciais pas qu’on me dicte ma conduite, qu’on me donne des ordres.

Je me voyais déjà rebelle.

— Et si je veux pas ? Je veux dire respecter tes codes vestimentaires, accepter qu’on me chaperonne…

— Si tu ne veux pas, Marie, tu dégages de suite, c’est clair ? C’est toi qui es venue me solliciter ! Alors tu te plies à mes conditions, sinon tu remontes vite fait dans ta piaule écouter de la pop de midinette à plein tube et twitter avec les gamines de ton âge. Y’a pas d’autre alternative possible !

Seulement, la meuf que j’étais avait besoin d’eux.

Besoin de lui surtout.

Et pour ça, il me fallait céder.

— Putain, c’est pire que le couvent ici !

— Libre à toi de choisir…

— Bon, c’est OK pour tes conditions…

— Très bien. De toute façon, Mo me rendra compte si tu fais pas comme on a dit.

— Je te décevrai pas, je te jure.

— Tu me déçois déjà à vouloir nous rejoindre.

— J’ai passé l’âge des rêveries rose-bonbon, Dan. Je suis plus une môme de dix piges…

— C’est dommage, Marie. Moi, je l’aimais bien, l’innocence de cette gosse. Avec nous, tu vas la perdre trop vite…

— Il y a longtemps que je l’ai perdue, cette innocence-là. C’est ça que tu captes pas. Tu idéalises. J’ai vu le monde et le bordel qu’il engendre. J’ai vu tout ça. Et je veux pas qu’on m’enferme comme une princesse, dans une tour d’ivoire. J’ai juste besoin que tu m’apprennes, à devenir forte pour survivre. J’ai besoin de toi pour devenir femme.

J’avais tout dit.

Tout mon amour, tout en non-dits.

Plutôt crever que de le lui balancer de but en blanc.

Que de lui susurrer des phrases trop mièvres qui me feraient paraître trop tendre à ses yeux, trop fragile pour cette vie que je me choisissais.

Trop Saint-Valentin.

Lui aussi était économe en mots, masquait son amour derrière des phrases.

Seul son regard le trahissait.

Notre avenir, je l’imaginais grimé version Bonnie & Clyde.

Drapé d’aventures hors-la-loi et d’interdits.

Dénués de tous ces tabous qui sclérosent, qui banalisent l’amour et les histoires de cul.

Dan fit pivoter son fauteuil et d’un geste, nous intima l’ordre de nous retirer.

C’était lui le boss, mais je le savais troublé de pensées coupables.

Il avait vingt-deux ans et en pinçait pour une ado qui n’avait même pas encore atteint sa majorité sexuelle.

Il se savait de nouveau dans l’impasse.

Comme lors de notre première rencontre et cette étrange sensation qu’elle avait provoquée en lui, en moi.

Il savait que nous devions attendre, et attendre encore.

Que je devais apprendre à grandir, à mûrir pour lui plaire, pour rendre notre idylle possible.

Mais l’impatience est masculine.

Vouloir tout, tout de suite, c’était sa religion.

Il avait néanmoins la droiture des hommes qui ont du charisme, et l’élégance de ne pas transgresser ce qu’ils ont érigé en loi.

C’est ainsi que la nuit suivante, pour assouvir ce désir prohibé, il choisit de jouir dans la bouche de Nikki, ma plus sérieuse rivale.

Nikki avait tout pour elle, et surtout l’âge requis pour coucher avec lui.

Tout.

Sauf qu’elle n’était pas moi…

***

III.

Le temps défilait, mais jamais assez vite pour l’ado que j’étais.

Dan et moi, on ne faisait que se croiser.

On n’était jamais seuls ; il jouait au boss, inaccessible, et je ne le comprenais pas.

Je ne comprenais pas pourquoi il m’évitait.

Seize ans, un corps de femme, puis la majorité.

Lui qui m’évitait encore et Nikki si présente.

Alors j’allumais, je flirtais sans jamais aller trop loin, juste pour aiguiser sa jalousie.

En vain, j’étais transparente.

Enfin majeure, mais transparente.

Du moins, c’est ce que je croyais…

***

IV.

Deux ans avaient passé.

Dan nous avait convoqués dans son nouveau QG, trois semaines avant la Saint-Valentin…

— Bonjour à tous et merci de vous êtes rendus disponibles pour cette réunion de crise, attaqua-t-il de but en blanc. Mes « lieutenants » sont déjà au courant, mais j’avais à cœur de vous en informer personnellement : ça fait des mois que la bande des Guns est en guerre contre nous, vous vous en êtes rendu compte. Seulement, depuis Noël, cette guerre a pris une autre ampleur, beaucoup plus violente. Alors j’en appelle à votre vigilance, parce que si Bouba et Scud y ont laissé des plumes, Vaneck ne s’en est pas relevé. Il a succombé la nuit dernière à ses blessures…

— Putain, non, pas lui, pas lui… réagit Hermès.

— Ça peut plus continuer comme ça, Dan ! s’indigna Mo. T’as un plan pour inverser la tendance ?

— J’ai bien une idée, ouais. Infiltrer les Guns pour avoir en permanence un coup d’avance sur eux.

— Mais comment ?

— Le point faible de leur chef – Driss pour celles et ceux qui ne le connaissent pas - c’est les meufs. Il faut qu’on lui balance dans les pattes une fille de chez nous. Une fille qu’il n’a jamais vue et qui soit à son goût. Une tête brûlée qui n’a peur de rien. Car la « mission » est périlleuse.

Inconsciente de l’enjeu et des risques que j’allais encourir, je lâchai ainsi ma candidature sans réfléchir.

— Moi je suis partante !

Parce que je m’étais reconnue dans cette description.

Et puis surtout, je voulais prouver à mon boss qu’il ne s’était pas trompé sur moi.

— Non, pas toi, Marie. C’est hors de question, trop dangereux…

— Dan, tu le sais aussi bien que moi, le coupa Mo, il n’y a qu’elle qui puisse le faire. C’est le genre qui branche Driss, un peu garçon manqué tu vois… Ça fait un moment que je l’observe, la petite, que je la pratique, et franchement, elle en est capable. Moi je lui fais confiance, pas toi ?

— C’est pas ça, Mo…

— C’est la seule alternative possible, Dan !

Une colère intérieure couvait en lui.

Il ne voulait pas mais savait que Mo avait raison, qu’il n’avait pas le choix.

Que c’était à moi de jouer.

Au risque de me perdre.

— Foutez le camp…

— Dan…

— Foutez-moi le camp, je vous dis ! Barrez-vous, tous !

— C’est la seule solution, Dan…

— C’est moi qui décide, OK Mo ? Et pour prendre cette putain de décision, j’ai besoin de savoir si elle a les épaules pour, c’est tout. J’ai besoin de la voir seul à seule pour la briefer. C’est clair ?

Le groupe obéit sans broncher et se dispersa aux quatre vents.

Il ne restait plus que Dan et moi.

— Dan, je…

Il m’interrompit d’un geste, s’attardant un instant sur ma silhouette.

Malgré mes cheveux plus courts et mon regard plus assuré qu’auparavant, malgré ma tenue unisexe, il subsistait encore en moi quelques bribes de féminité se révélant à celui qui savait me détailler.

Comme ce carré dégradé, la cambrure de mes reins ou le galbe de mes seins.

Après un long silence, il me fit m’asseoir.

— Pourquoi t’être proposée ?

— Parce que je suis la seule à faire l’affaire…

— C’est pas une raison suffisante…

— C’est la mienne.

Il soupira, puis s’assit à son tour.

— Être la putain de Driss, tu sais ce que ça implique ?

— J’imagine, oui…

— Alors multiplie ton imagination par cent, Marie. Et à ce moment-là, peut-être auras-tu une infime perception de ce que tu devras faire sans ciller.

— J’ai pas peur… Je le fais pour toi, alors j’ai pas peur…

Il se leva de nouveau, contourna le bureau, s’appuya contre celui-ci et se figea devant moi en me fixant intensément.

— Pour moi ? Tu oses me dire en face que tu le fais pour moi ? Non, Marie, si tu faisais vraiment les choses pour moi, tu ferais comme toutes les ados, tu passerais ton temps à bouffer du pop-corn devant Twilight, à fantasmer sur Dadju ou Kendji et à claquer tes tunes dans ces dernières fringues à la mode que vantent toutes ces pétasses d’influenceuses YouTube…

— Sauf que je ne suis pas comme toutes ces ados, Dan ! Celles qui passent leur temps à se vernir les ongles en s’extasiant sur le premier boutonneux venu, celles qui gloussent devant n’importe quelle série débile… Et si tu m’avais mieux regardée, tu le saurais.

— Je fais que ça, Marie, te regarder…

— Ouais ben on dirait pas ! Je suis transparente ou quoi ?

— Transparente, non. Loin de là ! Mais…

— Mais quoi ?

— Mais tu fais chier, Marie, « faire la pute » n’est pas un jeu !

— Je joue pas, Dan. T’as besoin de moi et je suis là.

— Tu veux me rendre dingue ou quoi ? Tu vas te faire baiser par Driss, tu m’entends ? Driss ! Tu réalises ou pas ?

Je me levai à mon tour.

Ma rage explosa d’un seul coup sans que je puisse la retenir.

Il ne comprenait pas qu’il était le seul à pouvoir me retenir de faire cette connerie.

— Qu’est-ce que tu veux que je réalise, Dan ? Vas-y, dis-moi !

J’aboyai contre lui, lui rentrai dedans comme personne ne l’avait encore fait avant moi.

Et il était incapable de riposter.

— Mais vas-y, putain !

— J’ai… J’ai peur qu’on t’abîme, Marie. Je supporterais pas qu’on t’abîme… Ça me rendrait fou, je crois…

— Non… Non, c’est faux. C’est du vent tout ça, de l’esbroufe ! Parce qu’au fond, tu t’en fous de moi, Dan, je le sais. Je sais qu’il n’y en a que pour Nikki…

Mes larmes…

Mes larmes coulaient sans que je m’en rende compte.

Il les essuya une à une avec son pouce.

— Tu te trompes, Marie. Sur toi, sur moi, sur Nikki. Je veux pas que tu y ailles…

Il me regardait comme ça, avec cette douceur qui n’appartenait qu’à lui.

Alors je baissai la tête, je ne voulais pas paraître trop émotive, trop ingénue.

J’étais prête à fondre pourtant.

Je crus que notre moment à nous allait arriver à cet instant précis.

Il releva mon visage de son index, plongea ses yeux dans les miens.

Nos fronts pouvaient presque se toucher, les mèches de mes cheveux l’effleuraient.

— Je veux pas que tu y ailles, c’est tout…

Et il tourna subitement les talons pour aller se rasseoir derrière son bureau.

Si seulement il m’avait embrassée, si…

Mais il n’en fit rien, il se mit à écrire comme si de rien n’était, comme si je n’étais pas là.

— Autre chose ? s’interrompit-il.

— Non. Je crois qu’on s’est tout dit. Ah si, ton Driss, il a une préférence pour les marques de capotes ? Que je commette pas d’impair…

Je le provoquai sciemment, avec un culot dont je ne me serais jamais cru capable auparavant.

Parce que j’étais prête à tout pour qu’il enrage, tellement j’avais été vexée de son attitude.

Mais son silence…

Son silence était plus qu’une gifle, une injure.

Je voulais lui faire mal en retour.

Mal à en crever, quitte à me sacrifier.

Me jeter dans les bras de Driss, juste pour qu’il en crève oui…

Aujourd’hui, je sais que c’était de la folie pure.

Et que sans Dan, sans Mo, je ne serais peut-être plus là pour…

***

V.

Le 14 février de la même année…

Mo m’avait donné rendez-vous dans un bar PMU du quartier.

Un troquet où il aimait bien traîner, où il avait ses habitudes.

Il m’avait dit que c’était urgent, qu’il m’expliquerait tout là-bas, de vive voix.

Moi, j’avais rencard avec Driss ; j’avais commencé mes travaux d’approche et ils étaient plutôt bien engagés.

J’avais dit à Mo que je ne pouvais pas, que Driss allait mal le prendre si j’annulais, que ça risquait de tout foutre en l’air.

Mais le rendez-vous avec mon « chaperon » était plus important que la « mission », que Driss.

— Qu’est-ce que tu prends ?

— Un Schweppes…

— Un Schweppes et une pression pour moi, fit-il au garçon de café qui essuyait ses verres derrière le comptoir.

Assise en face de lui, j’attendais de savoir la raison de ma présence dans ce lieu incongru.

Il tourna autour du pot.

— C’est bon, t’as pas eu trop de mal à te libérer ?

— Non mais tu te fous de moi ou quoi ? C’est la merde si tu veux savoir…

— C’est pas grave, on arrête tout.

— Hein ? Tu plaisantes là ?

— J’ai une gueule à plaisanter ?

Le barman nous apporta nos consommations.

— C’est quoi ce bordel, Mo ? Tu m’expliques ?

En guise de réponse, Mo farfouilla dans la poche intérieure de son blouson et en ressortit un petit paquet-cadeau.

— Tiens, c’est pour toi…

— En quel honneur ?

— Tu serais pas née un 14 février par hasard ?

— Si…

Surprise de l’intention, surtout de la part d’un mec qui passait son temps à me surveiller et à me donner des ordres, je déballai néanmoins l’intriguant présent avec empressement.

Devant mon regard interloqué à l’ouverture de l’écrin, Mo se sentit dans l’obligation d’ajouter :

— C’est de la part de Dan…

Dan ?

Dan m’offrait une bague ?

Et pas du toc en plus…

Stupéfaite, je rendis le bijou à Mo.

— J’en veux pas !

— Alors qu’est-ce que tu veux ?

— Dan.

— Dan ?

— Oui, Dan. C’est lui que je veux.

Mo se passa la main dans les cheveux, embarrassé.

— Écoute, Marie, ce que tu demandes, c’est juste pas possible…

— Ah ouais ? Et pourquoi c’est pas possible ? Parce qu’il a offert un plus gros diamant à Nikki, c’est ça ?

— Non, t’as rien compris ! C’est… Putain, c’est pas à moi de te dire ça mais voilà, Dan te kiffe. Plus que ça même ! Seulement, il peut pas le dire ou le montrer, pas ouvertement en tout cas. Être amoureux, ça rend vulnérable. Tu serais en danger si ça se savait, on essaierait de l’atteindre à travers toi…

— Et la bague ?

— Il n’avait pas d’autres moyens… Pour te retenir, je veux dire. Pour te prouver ses sentiments et t’empêcher de faire la connerie du siècle. Ça lui a coûté mais il n’avait pas le choix. Alors demande pas plus, s’il te plaît…

— Conduis-moi à lui…

— Non Marie !

— Mo, c’est ce que signifie cette bague. Que c’est notre Saint-Valentin à nous. Je suis sûre qu’il en a autant envie que moi.

— Tu fais vraiment chier, Marie !

— Je ne la porterai que s’il peut la voir ce soir à mon doigt. Sinon je ne l’accepte pas et je file retrouver Driss…

Mo finit par se résigner et me conduisit au Show Room, le club privé de Dan.

Officiellement un pub et une boîte de strip-tease.

Officieusement un bar à hôtesses, à escort-girls jouant les catins à la demande.

Et un cercle de jeux clandestin.

Depuis quelque temps, Dan était devenu un « parrain ».

Les combines de banlieue, il laissait ses « lieutenants » s’en occuper, il regardait ça de loin.

Mo me fit entrer dans le bureau du « big boss », beaucoup plus sobre et moins tape-à-l’œil que celui qu’il avait occupé des années durant dans les caves de ma cité HLM.

Ce nouveau QG, je l’avais découvert quelques semaines plus tôt, lors de la fameuse « réunion de crise », mais n’y avais pas prêté plus d’attention que ça.

Là, je m’attardais sur les détails, le côté très classieux des lieux, avant de me focaliser sur Dan, assis dans un luxueux canapé en cuir.

— Tu peux nous laisser, Mo…

Son second quitta la pièce sans se faire prier.

— Je savais, Marie, que la bague ne suffirait pas…

Il me tendit la main pour m’attirer à lui.

— Viens…

Moi sur lui, assise sur ses genoux, comme ça, à me noyer dans ses yeux, sans rien dire, c’était tellement inattendu.

Même féerique.

Il faut dire que je l’avais espéré depuis tellement d’années !

Ses mains…

Ses mains enlaçaient juste ma taille, sans même essayer d’aller plus avant.

Intimidé comme à un tout premier rendez-vous, lui non plus n’osait rien.

Même son regard n’osait pas, ne s’autorisait pas à contempler ce qui faisait de moi une femme.

La peur de m’effrayer, de m’abîmer sans doute, comme il le disait si bien.

De me déflorer peut-être…

Après tout, que savait-il de ma virginité ?

Il l’avait probablement rêvée, fantasmée comme ce corps-à-corps qu’il avait dû se rejouer maintes et maintes fois en songe.

Pour être le premier, le seul, l’unique…

Seulement, il m’avait déjà vue papillonner d’homme en homme, à un âge où l’on ne se contente pas de chastes baisers.

Il m’avait surtout vue me jeter à corps perdu dans les bras de son rival, d’un Driss avide de sexe et de luxure.

Il ne savait pas que tout ceci n’avait été qu’une mascarade, un stratagème féminin, une ruse pour aiguiser sa jalousie, son orgueil de mâle.

Pour l’obliger à dévoiler tout cet amour qu’il se refusait à me montrer.

Un amour clandestin, véritable.

Celui qui embrase.

C’est ce que je lisais à cet instant précis dans ses yeux.

Le désir intense de succomber à l’interdit qu’il avait lui-même érigé.

J’étais son icône, une idole qu’on ne pouvait toucher.

C’est ce que je ressentis au contact de ses doigts quand ils s’aventurèrent enfin sur mon visage.

L’humilité d’un sage ou d’un disciple devant sa déesse.

Et moi, je n’étais plus la gamine insolente et teigneuse, la rebelle prête à tout envoyer valser.

Parce que c’était avec lui que je voulais valser, lui !

Redevenir cette toute petite chose précieuse et fragile entre ses mains, cette petite chose que j’avais été naguère.

Et cette brûlante envie enfouie, nichée au fond de moi : celle qu’il me prenne, maîtresse, qu’il me fasse femme.

Vraiment femme.

Le silence, ce silence… et puis ses mots.

Si maladroits, si pudiques.

Presque purs dans leur intention.

Oui, purs…

— Je sais pas comment t’aimer, Marie, me dit-il désarmé. Bien sûr, avant il y a eu Nikki. Et d’autres aussi. Mais avant toi c’était rien, pas de l’amour en tout cas. Non, rien de comparable à ce que j’éprouve depuis dix ans, et qui grandit en moi de plus en plus…

Il ramena une mèche de mes cheveux derrière mon oreille avant de poursuivre.

— J’ai… j’ai jamais aimé comme ça avant, jamais autant. Et je… Je sais pas faire, Marie, aimer comme ça…

Je posai un doigt sur sa bouche.

— Embrasse-moi, Dan ! Embrasse-moi vite et fort, aime-moi comme si c’était la dernière fois !

« La dernière fois », c’est étrange de dire ça quand c’est aussi la première.

Tellement prémonitoire aussi…

Mais pour l’heure, l’amour nous enrubannait subtilement de ses invisibles volutes qui attisent, inexorablement.

Nos vêtements s’échouèrent au sol dans un froissement quasi inaudible, levant ainsi le voile de nos nudités respectives.

Son regard se posa alors enfin sur mon corps, soudainement si féminin, si amoureux de l’homme qui allait m’aimer.

Irrépressible attirance quand elle est l’expression même de ce que l’on ressent l’un pour l’autre…

Puis, nos lèvres se rapprochèrent, se frôlèrent, s’épousèrent doucement, nos langues entamant un inédit ballet nocturne.

Ce premier baiser, ce tout premier que l’on se donna, on voulait le faire durer pour mieux retenir le temps qu’on rêvait de suspendre pour teinter ce moment magique d’éternité.

Faire que notre baiser et notre idylle ne finissent jamais.

Mais c’est la fièvre qui brûle, qui consume lorsque nos mains s’égarent pour imprimer sur nos corps et dans notre mémoire la moindre parcelle de peau de l’autre.

Pour réveiller ses sens, cette envie charnelle de tutoyer les anges, le septième ciel…

Allongée sous lui, je sentais son désir, sa virilité se raidir tout contre moi, et je n’avais plus qu’à lâcher prise en m’abandonnant à lui sur le cuir brun du sofa.

Tremblant d’émotion et d’une excitation qu’il parvenait difficilement à contenir, il se mit à parcourir mon corps, ma terre interdite de ses doigts, ses mains, ses lèvres, sa langue…

Puis à caresser, embrasser mes monts et merveilles sous mes soupirs de plaisir, me vénérer, m’adorer de ces gestes qui osaient tout et me disaient tout de cet amour qu’il me faisait.

Il n’en pouvait plus d’attendre ; le moment était venu pour lui de cueillir mon offrande, cette île nue qu’il n’aspirait qu’à explorer.

Entrer en moi, me pénétrer, aller et venir, de prime abord en douceur, avec volupté, comme une vague bercée par la houle.

Et puis, petit à petit, emporté par une fougue qui ne pouvait plus retenir son ardeur, notre corps-à-corps se mua en une joute charnelle convulsive qui se déchaîna et nous enchaîna dans une ultime danse éphémère.

Celle qui nous conduisit, dans un cri de jouissance suraigu, jusqu’à l’orgasme.

Lentement, la fièvre retomba, comme nos corps qui se blottirent l’un contre l’autre, emportés dans un demi-sommeil éveillé.

Comme un fantasme, celui de m’endormir dans ses bras…

***

VI.

Un réveil en sursaut, deux heures plus tard.

Des rafales de mitraillettes étouffées, des cris, une peur panique, d’autres bruits de rafales plus sourdes…

Dan s’empara de son revolver, planqué dans un interstice masqué par le divan sur lequel nous avions fait l’amour, en me faisant signe de me rhabiller.

Il fit de même sans mot dire.

On frappa trois coups, lourdement sur la porte, et je tressaillis en me blottissant contre mon homme.

— Mo ? Putain, Mo, qu’est-ce qui se passe ?

— C’est la merde, Dan ! Les Guns… Ils savent pour Marie !

Dan déverrouilla le battant et Mo se jeta dans la pièce, essoufflé et armé, en refermant derrière lui.

— Comment ils ont su ?

— Ils l’ont suivie, je pense. Quand elle a annulé son rencard avec Driss, ça a dû le rendre furax…

— Faut pas qu’on traîne ! Aide-moi à bouger le bureau…

Dan et son fidèle « lieutenant » déplacèrent le meuble pour libérer une trappe.

— Allez-y, je les retiens… fit Mo.

— Non ! C’est moi qu’ils veulent ! Si je pars avec elle, ils lâcheront pas…

— Mais enfin, Dan, tu ne vas pas rester ici, à leur merci… m’écriai-je, stupéfaite.

— T’inquiète, ma belle, je ne leur ferai pas de cadeau…

— Dan !

Il me regarda soudainement avec un air grave, décidé.

Qui ne souffrait pas la moindre objection.

Amoureusement aussi, avec la crainte de ne plus jamais pouvoir m’étreindre contre lui.

Cette dernière étreinte qu’il me donna.

— Mo, tu prends les clés de ma bagnole et tu la conduis en lieu sûr, là où tu sais.

— Et toi, Dan ?

— Moi, je me débrouillerai, t’en fais pas. Si tout va bien, je vous rejoindrai d’ici trois heures, tout au plus.

— Et sinon ?

— Sinon, ne m’attendez pas. Tu connais le plan B…

— Dan, je peux pas… Je veux pas te perdre, pas maintenant ! l’implorai-je en me cramponnant à lui.

— On n’a pas le temps, Marie ! Pas le temps pour ça… Mais je te promets, tout ira bien, tu verras. Je te la confie, Mo. C’est ce que j’ai de plus cher, alors prends bien soin d’elle…

Ça ressemblait presque à un adieu, de ces adieux que je déteste.

Mo m’arracha à mon mec et m’emmena quasiment de force avec lui, alors que je ne voulais pas partir.

Pas quitter Dan, qui se détourna pour que je ne voie pas ses larmes tandis que les miennes ne cessaient de couler.

Je compris qu’on ne se reverrait pas.

Qu’il se sacrifiait pour moi, pour me protéger, toujours.

Dans la nuit noire et pluvieuse, les paysages embués défilaient à travers la vitre latérale de l’Audi.

Mélancolique, mes doigts glacés dessinaient des cœurs à sa surface.

Je tournais le dos à Mo, lui en voulais.

Et puis, je réalisai aussi que je n’avais jamais dit « je t’aime » à l’homme de ma vie, à Dan, et qu’il ne l’entendrait sûrement jamais de ma bouche.

Car oui, je l’aimais, à en crever – et je l’aime encore.

Pourtant, mon putain d’orgueil, ma fierté m’avaient condamnée à me taire pour l’éternité.

Devant tant de détresse, de fragilité, Mo posa une main amicale, réconfortante sur mon épaule secouée de sanglots.

— Ça va aller, Marie, ça va aller…

En retour, je la recouvris de la mienne, reconnaissante malgré tout, en fermant les yeux pour espérer.

***

Epilogue

Neuf mois plus tard, notre fils vit le monde au Canada, dans une petite ville du Nouveau-Brunswick.

Valentin, c’est le prénom que je lui choisis, parce qu’il signifie tellement pour moi, pour nous.

Dix ans se sont écoulés depuis.

Dix ans que je reste chaque soir comme ça, à son chevet, à le border, à lui parler de son père…

Mo habite à deux pas et veille sur nous comme si nous formions une famille.

Comme l’avait souhaité Dan, même s’il ignorait alors que l’amour que nous avions fait cette nuit-là donnerait naissance à notre unique enfant.

En dehors de cette bague qui ne quitte jamais mon doigt, il est tout ce qui subsiste, l’ultime trace de ce que l’on a été l’un pour l’autre ; et dans mon cœur, aujourd’hui encore, j’espère.

J’espère que l’homme de ma vie est quelque part, de l’autre côté de l’océan, et qu’il me reviendra.

C’est pour cette seule et unique raison que je jette quotidiennement des roses rouges à la mer.

Pour qu’elles aillent à sa rencontre.

Parce qu’au fond de moi, je l’attendrai toujours.

Parce qu’il me reste encore une décennie à l’attendre.

Une décennie à t’attendre, Dan…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Aventador ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0