Eva (La lettre)

5 minutes de lecture

Mes pieds nus foulent le parquet blond du salon.

Un puits de lumière inonde la pièce depuis le vasistas surmontant le plafond-cathédrale ; les rayons du soleil me ceinturent de partout et se réfléchissent sur les murs immaculés de notre duplex. Les stores sont cassés, les verres teintés barrant mon visage obligatoires pour ne pas plisser outrageusement les yeux ou être incommodé.

Les pieds nus, le jean blanc déchiré et la chemise marine en décolleté, je fais les cent pas.

Depuis deux minutes. Ou peut-être deux heures, j'en sais rien.

Depuis que je lis en boucle cette lettre tachée de sang qui s'est échouée entre mes mains. Une lettre qui ne m'était pas destinée : je ne m'appelle pas Patrick, et je ne connais pas d'Eva.

Et pourtant, ses mots me hantent, m'oppressent.

Épisodiquement, je jette un œil en direction de l'escalier métallique qui conduit à notre chambre. Par-dessus mes lunettes, à la dérobée. Je ne voudrais pas qu'elle me voie, en surprenne le contenu.

Déjà que j'étouffe moi-même, que je m'asphyxie. Il faut absolument que j'ouvre la fenêtre, que je respire l'air frais du matin, que je me calme en m'abîmant dans la contemplation panoramique de ce paysage de montagnes.

La terrasse en bois, le mobilier de jardin en résine tressée. Les pieds nus, je m'avance sans vraiment en avoir conscience, pour me laisser tomber sur un fauteuil, toujours la lettre à la main.

Des larmes naissantes me brûlent la rétine. Ce n'est pas le vent, à peine perceptible, qui en est la cause, ni l'éclat trop lumineux du soleil, mes Ray-ban habillant encore mon regard trop clair.

Non, c'est à cause de ses mots. Ceux d'Eva, de sa calligraphie syncopée, tortueuse, de cette urgence qui transparaît dans son écriture, cet appel au secours qu'elle lance, les lignes en suspens qu'elle laisse...

— Jérôme...

La voix de Lauryne, accompagnée d’une caresse amoureuse sur l’épaule, me sort brutalement de mes pensées. Je replie précipitamment la lettre et la range dans son enveloppe, feignant de m'intéresser aux oiseaux venant butiner les fruits de notre cerisier.

— Je ne t'ai pas entendu te lever, ni prendre ta douche... me dit-elle en s'installant en vis-à-vis.

— J'ai pas voulu te réveiller.

— Je n'aurais pas été contre un petit-déjeuner au lit ou un câlin quatre étoiles...

Son sourire étincelant en dit long sur ses désirs, sa moue aguicheuse se faisant très suggestive. D'ordinaire, son déshabillé de soie ne m'aurait pas laissé de marbre et l'étroitesse de mon futal se serait très rapidement avérée inconfortable, mais là, je n'ai pas l'esprit à ça. A la bagatelle, je veux dire. Et malgré le rempart de mes verres solaires à l'encontre de ses inquisitrices prunelles, Lauryne semble s'en rendre compte.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Non, rien. Pourquoi tu me demandes ça ?

— Je ne sais pas, je te sens ailleurs. Moins attentionné que d'habitude, presque absent, comme si tu étais contrarié. Le serais-tu ? Pour ce que je t'ai dit hier soir ?

— Hein ? Mais non, pas du tout, qu'est-ce que tu vas t'imaginer ?

— Je n'y peux rien si je suis jalouse, Jérôme, c'est comme ça. Quand j'aime, je suis possessive...

— Arrête avec ça, Lolo, tu n'y es pas du tout !

— Alors, c'est cette lettre...

Je rougis de confusion, comme pris en faute.

— Quoi ? Quelle lettre ?

— Celle que tu tritures depuis que je suis assise en face de toi. Celle que tu lisais avant que je te rejoigne sur la terrasse.

Je ne réponds rien. Je baisse la tête comme un gamin, les yeux rivés sur l'enveloppe contenant les mots d'Eva.

— Putain mais regarde-moi, merde ! Qu'est-ce qu'il y a ?

Un silence. De ceux qui l'insupportent.

— Écoute, Jérôme, ça fait six ans qu'on est mariés tous les deux, et on n'a jamais eu de secret l'un pour l'autre.

Elle ne comprend pas. Elle ne comprend pas mon mutisme, elle ne comprend pas que je m'en fous complètement de ce qu'elle me raconte. Elle ne comprend pas que je n'ai qu'une seule envie, celle de la protéger ; de protéger Eva.

— Donne-moi cette lettre.

— Non...

— Jérôme, donne-moi cette lettre. Je veux savoir pourquoi elle te perturbe autant, pourquoi elle t'oblige à masquer tes émotions derrière tes foutues Ray-ban !

— Je t'ai dit non, Lauryne ! C'est à moi qu'elle est adressée, à moi...

Un mensonge. Parce que si je lui avoue tout, j'ai peur que ça nous tombe dessus, qu'il n'y ait pas de retour en arrière possible.

— T'as une maîtresse, c'est ça ? C'est elle qui t'écrit, qui te quitte ? Vas-y, dis-le ! Et puis d'abord, c'est qui, cette pétasse ?

Lauryne m'arrache la lettre des mains sans que je puisse la retenir, la sort de son enveloppe et la lit avec avidité. J'essaie en vain de la lui reprendre, je la déteste pour ça. Je voulais tout garder pour moi, je ne voulais pas qu'elle sache, qu'elle saisisse le sens de tout ça.

Au fur et à mesure de sa lecture, mon épouse devient de plus en plus livide, jusqu'à laisser choir les mots d'Eva sur la table, comme s'ils lui brûlaient les doigts.

— Il faut que tu y ailles... me souffle-t-elle dans un murmure, le regard dans le vide.

— Hein ?

Elle n'a pas compris, n'a pas su lire entre les lignes tous ces signes qui auraient dû l'interpeller.

— Il faut que tu y ailles, que tu répondes à son appel à l'aide ! scande-t-elle d'une voix plus sourde. Cette fille se fait tabasser par son mec parce qu'il a découvert votre liaison...

— Mais... Mais tu délires, je ne la connais pas, cette fille !

— Ne discute pas, Jérôme ! Elle a besoin de toi. Maintenant, pas dans six mois... Et puis, il y aussi votre gamine !

— Lauryne, je n'ai jamais eu de liaison de quelque nature que ce soit avec cette Eva. C'est une erreur...

— Les mecs disent toujours ça, que c'est une erreur, qu'ils ne recommenceront pas...

Ma femme s'éplore. J'ai beau lui tendre la main, tenter de lui expliquer, elle demeure persuadée qu'Eva est ma maîtresse, et Patrick mon pseudo d'amant virtuel.

— Regarde l'adresse sur l'enveloppe. Patrick Veillon, Carcassonne. Tu vois bien que c'est pas moi, je n'y ai jamais foutu les pieds, à Carcassonne.

Elle finit par m'entendre, et reste interdite devant l'adresse du destinataire.

— Carcassonne ? Mais alors...

— Patrick ne pourra jamais voler au secours d'Eva, non.

— Il faut qu'on y aille, Jérôme !

— Bon sang, mais où veux-tu qu'on aille, Lauryne ?

— Chez ce Patrick. Pour lui remettre la lettre en personne, en main propre...

— Lauryne...

— C'est trop important !

— Lauryne...

— En espérant qu'il ne soit pas trop tard...

— LAURYNE ! Il EST trop tard. Regarde la date de la lettre, le cachet sur l'enveloppe.

— 14 novembre... 1989 ?

— Trois jours après ta naissance, oui.

Mon épouse réalise à peine. C'est elle à présent qui marche les pieds nus sur la terrasse en bois, en faisant les cent pas.

— C'est ta mère, c'est ça ?

— J'en sais rien, Jérôme ! hurle Lauryne en sanglots, presque hystérique. Je ne sais rien de mon passé, juste que j'ai été adoptée très jeune.

— Et que tu es née à Carcassonne...

Je la prends dans mes bras, l'enlace, la console. Elle s'y abandonne, bouleversée.

Ça ne peut pas être un hasard, ni même une erreur. Quelqu'un sait. Toute son histoire, tout ce qu'elle ignore.

Quelqu'un qui a déposé cette lettre dans notre boîte. Le fameux Patrick peut-être. Le papa du bébé dont parle Eva. Un bébé adultérin.

Son père à elle, le paternel de Lauryne...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aventador ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0