1912-1916 : Églantine & Augustin (Montmartre, le spleen…)

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« Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas. »

Le spleen de Paris

Charles Baudelaire


***


Paris, le 10 juillet 1912

Madame,

Cette lettre va vous paraître bien cavalière, mais je ne peux plus taire mes sentiments à votre égard. La capitale est incroyablement vide sans vous. Même si le soleil est déjà levé depuis des heures et illumine Montmartre jusqu’à en lécher la lucarne de mon modeste pied-à-terre, il ne parvient toujours pas à dissiper la grisaille qui a envahi mon cœur depuis votre départ sur la Côte. Vous m’avez abandonné depuis deux jours à peine, et c’est comme si vous m’aviez quitté depuis des semaines, des mois, des années. Monsieur votre époux ne connaît pas sa chance de vous avoir à son bras, il n’a pas à se réfugier sous les toits pour vous aimer clandestinement. Je vous imagine tous deux paressant dans le jardin de votre villégiature, à l’ombre d’un pin parasol, et je vous jalouse. Non, il ne connaît décidément pas sa chance…

Comment vous déclarer tout cet amour que je ressens pour vous alors que je n’en ai pas le droit ? Vous aurez beau me dire que Paris regorge de jolies jeunes filles, plus belles, plus frivoles que vous, ces reines de la nuit qui n’attendent que moi pour les honorer, je me refuse à les aimer. Parce qu’il n’y a que vous… Il n’y aura toujours que vous, Églantine !

Croiser des couples d’amoureux dans les parcs confine au supplice et me fait horriblement souffrir. Cette insoutenable torture se rit de ce spectacle qui m'use jusqu'à en flageller les tréfonds de mon être. Sans votre présence, votre sourire, ce parfum qui m’enivre, j’étouffe, je m’asphyxie. Je ne supporte plus cette distance que vous m’imposez. Pourquoi me l’imposez-vous, d’ailleurs, puisque je sais que vous aussi, vous m’aimez ? Oh, vous ne le montrez pas, par pudeur sans doute, et crainte du qu’en dira-t-on. Je ne suis qu’un petit précepteur, je n’ai pas de fortune, je ne suis pas directeur d’usine comme Monsieur. Et puis, vous êtes mariée à cet homme qui vous offre cette vie confortable ; il vous permet d’être à l’abri du besoin. Pourtant, il vous manque l’essentiel. Le frisson que l’amour procure. Celui-là même qui vous a furtivement effleurée l’autre jour, dans le petit salon, à l’instant même où nos regards se sont accrochés l’un à l’autre. Vous étiez à un souffle de mes lèvres ; j’ai pu lire le désir dans vos yeux, et puis vous vous êtes détournée. Je n’oublierai jamais cet instant. Il est gravé en moi pour l’éternité.

Parfois, dans ces nuits d’insomnie durant lesquelles je ne songe qu’à vous, je rêve de prendre le train pour vous rejoindre. J’achète un aller simple, un Paris-Nice sans retour en déposant en gage la bague de ma mère au Mont-de-Piété. Je prétexte ces cours de théâtre que j’avais promis d’enseigner à Louis, espérant secrètement que ce soit vous qui me donniez la réplique. Dans une chambre romantique, bercés par cette brise légère qui nous enlace… Mais je divague ! Oui, pardonnez cette errance, la chaleur est suffocante sous la mansarde. Oh, comme l’été me semblera long à vous attendre !

Vous ne reviendrez que début septembre ; je carillonnerai sous votre porche, la lourde porte de votre hôtel particulier s’effacera pour vous laisser apparaître, un sourire esquissé peut-être… Et peut-être oserai-je enfin vous dire que je vous aime. Peut-être…


Votre dévoué, Augustin Mandé


***


Paris, le 3 février 1916


Mon cher Augustin,

Je m’en veux de ne pas avoir répondu plus promptement à votre dernière lettre et aux vœux que vous m’y adressiez. Mais voyez-vous, j’ai peur. Peur que le facteur ne se fasse le messager d’une triste nouvelle vous concernant, et dont j’aurais du mal à me remettre. D’ailleurs, Monsieur mon époux ne comprend guère mon entêtement à poursuivre cette correspondance avec vous en tant que marraine de guerre – c’est le seul prétexte que j’ai trouvé pour justifier nos échanges épistolaires – si cela m’affecte autant. J’ai beau arguer que c’est un élan patriotique indispensable au soutien moral de nos troupes, qu’une infinie solitude pèse sur les épaules de tous ces pauvres soldats, et que c’est une bien faible lumière dans les conditions de vies inhumaines que sont les vôtres dans ces tranchées, il n’y entend rien, se contentant de lire dans la presse nationale les tractations diplomatiques ou les hypothétiques conséquences de telle ou telle victoire sur l’issue finale du conflit. A vrai dire, lui n’en a cure, la guerre étant pour lui une manne financière sans précédent depuis que son usine fabrique des obus pour l’armée française.

Pourtant, la guerre est également parvenue jusqu’ici, la capitale ayant été bombardée en d’innombrables endroits par un zeppelin. On dénombre ainsi vingt-six tués et trente-deux blessés. Pour vous qui côtoyez quotidiennement la mort, les décès par dizaines, par centaines de vos compagnons d’infortune, ces chiffres doivent vous paraître bien dérisoires, mais ils témoignent du danger qui rôde partout, y compris dans les grandes villes, même pour nous, civils.

Depuis votre enrôlement dans l’armée, je ne cesse de penser à vous, à cet amour clandestin que vous me portez depuis près de quatre ans et que nous n’avons jamais fait, aux sentiments que j’ai pour vous et à ce que vous endurez chaque jour au front. Sachez, Augustin, que je me languis de vous revoir sonner à notre porte, sain et sauf, de sentir votre regard amoureux sur moi, même si je ne peux favorablement y répondre. Sachez qu’il ne se passe pas une seule journée sans que Louis n’évoque vos cours de littérature ou votre prénom. Il est ma voix, le porte-parole de ce manque de vous qui m’étouffe au fil des semaines, des mois, des années. Ce manque que je me dois de taire. Je souris parfois à l’idée de lui faire découvrir ce qu’on ne lit pas à son âge, Les liaisons dangereuses de Laclos. Un récit un brin polisson que je joins à cette lettre pour permettre à votre esprit de s’évader quelques instants, de fantasmer sur ce que je ne vous ai encore jamais accordé.

Et sachez que depuis votre départ, je ne cesse de prier nuit et jour pour que vous me reveniez avant que cette cruelle et stupide guerre n’ait raison de vous. La décence me confine au petit salon pour vous y attendre, ce lieu où vous avez cru, en cet été 1912, deviner ce que j’éprouvais pour vous. La chambre conjugale serait probablement plus indiquée pour répondre à ce désir qui nous consume, mais la morale et l’étique le réprouveraient. Il n’y a que vous qui puissiez infléchir ces barrières, et je compte sur vous pour que vous trouviez ces arguments à même de me convaincre de l’inéluctabilité des choses entre nous. Et surtout, je veux que cette perspective soit celle qui vous guide en ces heures périlleuses, qu’elle soit l’unique raison pour que vous défendiez si farouchement votre peau. Et si d’aventure votre amour pour moi pouvait un tant soit peu vous sauvegarder et habiller votre quotidien d’un soupçon d’humanité, je serais alors la plus comblée des femmes.


Votre dévouée, Églantine Dupré

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