Projecteur sur « La Mentale » : un héritage Melvillien ?

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« Le métier du cinéma n'est comparable à aucun autre. [...] Chaque film est un prototype. Une pièce de théâtre cesse d'en être une si elle dépasse la centième. L'effort de chaque représentation n'est plus fait en vain. Tandis que, pour toujours, l'effort de création, de tournage, de distribution et d'exploitation d'un film demeurera un risque total. C'est le métier le plus dangereux du monde. »

Jean-Pierre Melville (1), en 1965

La Mentale, un titre énigmatique pour un long métrage sur les voyous, sorti en salle en 2002.

« La Mentale : La loi au-dessus des lois » sous-titre l'affiche du film.

« La Mentale... Qu'est-ce que c'est que cette connerie ? C'est dans la cour de la Santé que t'as appris ce mot-là ? »

La Mentale en fait, c'est le code d'honneur du milieu du banditisme : Savoir se taire, protéger sa famille, ne jamais trahir. Le scénariste Bibi Naceri, frère de l'acteur Samy Naceri, s'y reconnaît parfaitement :

« [...] Plein de belles choses comme ça que tout le monde devrait appliquer dans l'existence. »

La Mentale, Dris - Samuel Le Bihan - trouve justement qu'elle n'est plus trop respectée chez les voyous qu'il connaît. De retour parmi les siens après quatre années de prison, il s'installe avec Lise - Marie Guillard -, une fille « sérieuse » qui l'aime vraiment. Décidé à tourner le dos à son passé de gangster, il tente de se réinsérer en se levant tous les matins aux aurores pour décharger des caisses de légumes à Rungis. Mais c'est sans compter sur ses anciennes connaissances, notamment son cousin Yanis - Samy Naceri - et la sulfureuse Nina - Clotilde Courau -, une fille de la bande, une gitane qu'il a aimée. Tous deux vont tout faire pour le rallier de nouveau à leur cause. Et puis, en marge de tout ça, il y a le frère de Dris qui veut prouver, lui aussi, qu'il sait tenir sa place parmi les voyous. Et pour cela, il va mettre le doigt dans un engrenage qui ne laissera personne indemne.

La Mentale… Ce long métrage a tout d'une tragédie à la Melville : les personnages en lice n'échapperont pas à leur destin.

« On ne propose pas de solution, déclare Manuel Boursinhac, le réalisateur et co-scénariste du film, mais on dit quand même que la voie des voyous est fatale. »

La référence à l'univers Melvillien (2) est même poussée à son paroxysme dans son final - le fameux gun fight -, et dans un clin d’œil à son fétichisme : le port du couvre-chef, systématique pour Fèche - Michel Duchaussoy -, un parrain du milieu, et occasionnel pour Yanis.

A tout cela s'ajoute une dimension sociale qui s'ancre dans une réalité très actuelle, une authenticité dont s'affranchissait délibérément Melville dans ses films d'hommes.

« Je comprends qu'on devienne voyou, poursuit Boursinhac. Quand on n'a rien et que ça brille autour, quand on est en échec scolaire, qu'à la maison les parents font l'objet d'un tel mépris de la société qu'on ne peut pas s'identifier à eux, je comprends qu'on se réfugie dans la loi de la rue. »

Authenticité, c'est effectivement un mot qui revient souvent dans la bouche de ceux qui ont travaillé sur La Mentale. C'est ce qui a séduit d'emblée le réalisateur à la lecture des cinq cents à six cents premières pages de scénario que Bibi Naceri lui soumet :

« Bibi m'a apporté un texte qui n'était pas structuré mais d'une authenticité proche du documentaire. [...] j'ai senti tout de suite que Bibi parlait de la réalité des voyous avec le même souci d'échapper à la caricature. C'est un monde qu'il a connu, on sentait tout de suite que ça venait de l'intérieur. »

Et le scénariste de confirmer : « C'est évident qu'on n'a pas grandi dans le Seizième. On a grandi près des gens qui allaient gagner leur vie différemment du commun des mortels. On a vu des choses. Après, la difficulté est d'en faire une fiction. »

Authenticité, c'est aussi un mot qui revient dans la bouche de Samuel Le Bihan, premier rôle masculin, qui se dit bluffé par « l'authenticité des dialogues, des situations, la force, l'intensité des moments d'amitié, des scènes de famille... C'est un scénario qui sonne vrai, qui sonne brutal, qui ne fait pas de cadeaux. C'est un film qui ne cherche pas à séduire. »

Bien sûr, la violence est omniprésente, mais jamais de façon gratuite. Elle est là parce qu'elle fait partie des personnages, du milieu, et qu'elle est justifiée par le scénario. C'est plus brutal que chez Melville, mais elle n'est jamais outrancière. Elle est simplement là quand elle doit être là.

Dernière différence avec le cinéma Melvillien : l'importance des femmes. Il y a Lise, prête à se battre contre sa famille et contre celle de Dris pour garder son homme, à condition toutefois que celui-ci se plie à sa nouvelle vie, à tout ce que ça engendre. Sa confrontation avec Yanis, qui fait tout pour détourner son cousin du droit chemin, est à ce titre mémorable et se finit en accès de colère à peine contrôlé par ce dernier :

« Écoute-moi bien, tu vas lui lâcher la grappe qu'on se retrouve, parce que sinon je vais rentrer en guerre avec toi, je vais te faire la misère et des salopes, je vais lui en mettre une tonne sur le bout du gland ! Une tonne ! »

Et il y a Nina, la tentatrice, la femme fatale au tempérament de feu. Elle aussi prête à tout pour avoir Dris. Pour jouer ce rôle, Manuel Boursinhac cherchait une actrice capable d'être « une racaille, et en même temps passe pour une femme du monde, qu'elle puisse faire la blague en entrant chez Cartier, par exemple. » C'est Clotilde Courau, très intéressée par le travail de Bibi Naceri, qui sera choisie pour l'incarner, peu de temps avant de devenir à la ville une vraie princesse, à des années-lumière de la plupart de ses rôles au cinéma, en épousant Emmanuel-Philibert de Savoie.

Quand elle croise Bibi à la retransmission des Oscar organisée par Canal Plus, elle lui demande s'il a un nouveau projet sur le feu. C'est là que le scénariste lui parle de La Mentale. C'est à ce moment-là qu'elle se dit qu'elle veut absolument être Nina. C'est elle qui provoque la rencontre avec Boursinhac, qui avouera plus tard : « C'est en la voyant que ça m'a paru évident. »

Parce que Nina est un personnage capital, l'une des failles de Dris, l'un des éléments qui va le faire basculer :

« Tu m'as manqué Dris [...] Mais c'est rien ça, moi c'est de la soie qu'est en train de cramer là-dessous. Si tu fais pas quelque chose tout de suite, je vais flamber... »

Et Dris le reconnaît lui-même, dans un contexte pareil, c'est trop difficile de résister.

Au final, ce long métrage, interdit au moins de douze ans lors de sa sortie, est une réussite, portée par un Samuel Le Bihan exceptionnel. C'est avec ce film que je l'ai vraiment découvert, que je l'ai aimé en tant qu'acteur. Une impression qui se confirmera dix ans plus tard dans un tout autre registre, dans Cornouaille d'Anne Le Ny, face à Vanessa Paradis.

(1) : Jean-Pierre Melville (1917-1973) est un cinéaste français d’envergure qui a marqué le Septième Art par son approche, son sens de l’esthétisme et de la mise en scène. En seulement treize films, l’enfant terrible de la Nouvelle Vague a su imposer son style, au point de devenir une référence cinématographique mondiale. Le prologue du présent recueil, intitulé L’Empreinte de Melville, est une forme d’hommage au grand réalisateur et scénariste qu’il a été, notamment à travers l’un de ses films les plus emblématiques : Le Cercle Rouge (1970).

(2) : Selon Philippe Labro, qui fut un ami intime de Jean-Pierre Melville, « est Melvillien ce qui se conte dans la nuit, dans le bleu de la nuit, entre hommes de loi et hommes de désordre, à coups de regards et de gestes, de trahisons et d'amitiés données sans paroles, dans un luxe glacé qui n'exclut pas la tendresse, ou dans un anonymat grisâtre qui ne rejette pas la poésie. »

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