Des Marlboro si je ne m’abuse ?

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— Une cigarette, Catherine ? J'ai pris soin de réserver en terrasse pour que vous puissiez fumer au cours de notre entretien ; des Marlboro si je ne m'abuse...

— Vous êtes bien renseigné ! Des Marlboro, oui, volontiers...

— Je l'ai lu dans une interview que vous avez récemment accordée au magazine américain Harper's Bazaar. C'est plutôt une marque masculine, non ?

— Mes amis, mes proches disent que je n'ai pas le caractère de mon physique. Depardieu a même déclaré que je suis l'homme qu'il aurait aimé être.

Deneuve en rit tout en enflammant de son briquet Saint-Laurent la cigarette qu'elle a piochée dans le paquet que je lui ai tendu, avant de reprendre :

— Je suis très loin de l'image bourgeoise qu'on véhicule de moi, vous savez. J'aime manger, fumer, boire...

Je lui sers un verre de la bouteille de chardonnay que je nous ai commandée.

— Merci Raphaël.

— Je vous en prie, Catherine... Mais tout de même, n'est-ce pas étrange de se comporter dans la vie comme un homme quand on est une icône du cinéma comme vous l'êtes ? N'est-ce pas en contradiction avec le féminisme que vous revendiquez ?

Elle porte le ballon à ses lèvres avant de se raviser.

— J'ai toujours été du côté des femmes. Je me suis toujours associée à la défense de leurs droits...

— En signant Le Manifeste des 343 en 1971, déclarant avec d'autres personnalités féminines françaises « Je me suis fait avorter » à une époque où l'avortement était illégal dans notre pays.

— Entre autres oui...

— A votre avis, est-ce pour cette raison que l'association de votre nom à la tribune La liberté d'importuner, en réaction aux mouvances Me too et Balance ton porc qui agitent le milieu du cinéma, a fait tant de bruit, y compris hors de nos frontières ? N'est-ce pas paradoxal de s'affirmer féministe d'un côté et de soutenir des réalisateurs accusés de viol comme votre ami Roman Polanski de l'autre ?

Elle inhale longuement sa cigarette avant de l'écraser dans le cendrier mis à disposition et de me répondre :

— Dans cette polémique, on confond tout, je crois. Parce qu'il est de bon ton d'être puritain. En signant cette tribune, j'ai surtout voulu défendre LA Liberté. Parce que cette « Liberté d'importuner » est indispensable à la liberté sexuelle, notamment à celle des femmes. Et cette liberté est celle d'avoir l'opportunité de dire oui ou non. Mais dans ces rapports hommes-femmes, il faut que ces messieurs nous entendent quand on ne souhaite pas aller plus loin qu'un flirt. C'est cette ambiguïté qui fait qu'aujourd'hui, on met à l'index ma prise de position.

— Est-il juste de dire que vous assumez toujours tout et que vous vous moquez de ce qu'on peut penser de vos engagements ou déclarations publiques ?

— Oui, je suis une femme libre et je le resterai.

— Comprenez-vous néanmoins que certaines victimes d'agression à caractère sexuel puissent avoir été choquées, blessées par cette tribune ?

— Oui, et c'est à elles, à elles seules que je présente mes excuses. Mais je ne renie rien...

— Exceptés certains films…

— On peut se tromper parfois, ça fait partie des expériences qui nous forgent.

— Vous avez une carrière internationale, joué tous les rôles, dans tous les genres, du cinéma d'auteur à la comédie plus légère. Nourrissez-vous malgré tout quelques regrets ?

— Pas vraiment, non...

— Pas même celui de n'avoir jamais véritablement chanté dans les films de Jacques Demy ?

— Ce sont Les parapluies... (1) qui ont réellement lancé ma carrière ; c'est donc un film qui m’ait cher... Et puis, Demy m'a également fait tourner dans Les demoiselles de Rochefort et Peau d'âne ; je n'ai pas à juger ses choix artistiques. S'ils m'avaient déplu, j'aurais refusé de jouer sous sa direction...

— Comme vous l'avez fait la première fois que Polanski vous a proposé un rôle ?

— Vous voulez parler de son projet d'adaptation de Naïves Hirondelles ? En effet, je ne souhaitais pas jouer le rôle d'une idiote. Mais il m'a très vite proposé quelque chose de plus intéressant... (2)

La reine Catherine sourit.

— Pour en revenir à votre question sur le chant, que j'affectionne particulièrement, non, je ne regrette pas que Demy ait souhaité doubler mes parties chantées dans ses films puisque j'ai assouvi ce désir depuis. De chanter, je veux dire. J'ai chanté du Gainsbourg, du Souchon, du Daho, et beaucoup d’autres... J'ai même récemment fait un duo sur scène avec Rufus Wainwright sur une reprise de Dieu est un fumeur de Havane !

Elle éclate d'un grand rire sonore.

— Si l'on vous disait qu'au début, le métier d'actrice n'était pas forcément une évidence pour vous, démentiriez-vous ?

— Ah non, absolument pas ! Pourquoi le démentirais-je puisque c'est vrai ? Au départ, j'étais loin d'être l'actrice de la famille. Contrairement à ma sœur Françoise (3), je n'ai pas fait le conservatoire, je n'ai jamais fait de théâtre...

— Vous étiez assez proches l’une de l’autre, vous avez notamment joué ensemble dans Les demoiselles de Rochefort.

— Oui, tout à fait ; ce film a même renforcé notre complicité. Vous savez, dans nos jeunes années, c'est elle qui m'avait convaincu de faire des essais pour jouer sa cadette dans un film - Les portes qui claquent. Ça m'amusait de le faire, et c’est comme ça que le cinéma a commencé pour moi...

Les demoiselles de Rochefort… Ce long métrage doit sans doute vous avoir laissé une saveur particulière, puisqu'il s'agit de votre ultime collaboration avec Françoise, décédée peu après dans ce terrible accident de voiture qui lui coûtera la vie...

Les yeux de l'actrice se voilent. Elle s'allume une deuxième cigarette.

— Oui, c'est très ambivalent comme souvenir. Notre complicité sur le tournage, et puis le drame de son départ... C'est quelque chose qui me touche encore aujourd'hui, je n'aime pas tellement en parler. C'est une blessure trop... Trop intime, trop privée ; je n'aime pas parler de ça...

— Deneuve, c’est un charisme, une aura ; c'est une icône qui intimide tout le monde, même sur un plateau de cinéma. Même des actrices d'envergure comme Juliette Binoche, qui joue le rôle de votre fille dans le film La vérité, de Hirokazu Kore-eda. Mais finalement, la cigarette, après avoir été un sujet de discorde, vous a rapprochées, non ? Au point de devenir une private joke ?

La tristesse s'efface, un sourire à nouveau. Sa clope se consume entre ses doigts et la fumée volette...

— Elle ne savait pas que j’étais attachée à une marque en particulier, que je ne fumais que des Marlboro. Contrairement à vous, elle ne l'avait pas lu dans un magazine...

Elle fume encore, malicieuse, et l'interview s'achève. Madame Deneuve se lève de son siège, je l'imite.

— Merci, Catherine, de m'avoir accordé cet entretien.

— Merci à vous, Raphaël...

Une sonnerie stridente nous interrompt avant même que j’aie pu saluer la si légendaire comédienne. Son image se floute peu à peu et je tombe de mon rêve. Ce n’était qu’un songe : je ne suis pas journaliste et je n'ai jamais eu l’honneur d’interviewer la grande Catherine, hélas...

(1) : Les parapluies de Cherbourg est le premier film musical entièrement chanté. Sorti en 1964, il est devenu un classique du cinéma.

(2) : Le rôle de Carol, dans le film Répulsion (1965).

(3) : Il s’agit ici de l’actrice Françoise Dorléac (1942-1967), la sœur aînée de Catherine Deneuve.

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