Chef-d’oeuvre (Greta)

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Sur le rocking-chair... »

Rocking-chair

Paroles : Benjamin Biolay

Musique : Vanessa Paradis

Interprète : Vanessa Paradis

Greta était nue.

Sans maquillage, sans fard, sans rien.

Juste une cigarette à la main, une Stuyvesant. Juste ça.

Elle était romancière, elle était blonde, baisait des hommes parfois.

Des mecs qui avaient de la prestance, du charisme.

— Tu ne te déshabilles pas ?

— Non. Non, je préfère pas…

J'étais intimidé, gauche.

Pudique aussi.

Tout ce que je savais de l'amour, je l'avais lu sur papier glacé.

J'avais peur de la décevoir, je ne voulais pas la décevoir.

La nuit, je fantasmais notre idylle au fin fond de mon paddock dans des rêves liquides, mais je ne lui montrais rien pour ne surtout pas gâcher ma chance.


— Là, relevez légèrement la tête, comme ça. Comme si vous regardiez le Vettriano (1) qui orne ce mur laqué de blanc incolore…


Greta s'exécutait.

Elle posait pour moi, lascive sur la méridienne baroque, damassée de noir de jais.

Noir comme ses yeux.

Des yeux amande que j'esquissais.

De temps à autre, elle portait sa dépendance à sa bouche, s'enrubannait de volutes qui la rendaient mystérieuse, irréelle.

Elle brûlait d'une indécente incandescence la cendre qui se consumait entre la finesse aristocratique, presque érotique, de ses doigts, jusqu'à ce qu'elle s'échoue dans la coupelle de porcelaine posée sur l'accoudoir tendu de velours ébène.

A dix-neuf ans à peine, je venais d'entrer aux Beaux-arts.

Et lorsque Monsieur Colignon nous demanda de peindre un sujet féminin dénudé, j'en blêmis.

Hormis les œuvres picturales, sculpturales, photographiques ou cinématographiques d'artistes de renom, hormis les clichés osés qu'on voit dans les magazines pour adultes, la nudité féminine m'était totalement inconnue.

Je me la figurais bien sûr, comme ces adolescents qui s’imaginent...

Sauf que je n'en étais plus vraiment un.


Le trait était fin, d'une précision sans faille, fidèle à ses courbes que je mourais d’envie d’épouser un jour sur le rocking-chair de bois clair.

En nage, je tremblais de froid et d'incertitude à la perspective d'altérer l'arrondi, le galbe de son sein.


— Est-ce le fruit de ton travail qui te fait rougir ainsi, mon cher Louis ?

« Mon cher Louis » !

Je crus tomber à la renverse.

Pourtant, je n'avais rien de commun avec les individus qui défilaient dans son lit.

Rester impassible, ou du moins essayer de l'être.

De le paraître. Un peu.


— Je crois... Je crois que c'est la chaleur qui m'indispose...


Un mensonge.

Mais, comment lui dire la vérité, lui avouer mon amour, mon doux fantasme ?

— Dans ce cas, pourquoi ne te dévêtis-tu pas ?

— Je... J'ai presque fini... Enfin, pas tout à fait, mais je ne veux pas m'interrompre, pas maintenant... Non, non, ne bougez surtout pas ! Gardez la pose...

— Pardon…

Le plus difficile, le haut de ses cuisses, la soierie duveteuse de son intimité...

Je m'efforçais de me concentrer sur mon ouvrage.

Ça s'éternisait, davantage que ce que je le lui avais laissé entendre, pourtant elle ne s'impatienta pas le moins du monde.

— Voilà Madame, j'ai terminé. Vous voulez voir ?

Elle attrapa son peignoir de satin, s'alluma une autre cigarette au passage et vint s'appuyer sur mon dos pour jauger mon œuvre.

De la sentir là, si près de moi, simplement drapée de ce morceau de tissu anodin, me fit frissonner d'émoi.

Si un orgasme ressemble à ça, alors oui, je crois que ce jour-là j'en eus un, foudroyant.

— C'est pas mal ! Pas mal du tout même ! Tu pourrais presque faire de l’ombre à Chekirov (2)…

— Vous... Vous ne direz rien à mes parents, n'est-ce pas ?

— Rassure-toi, je n'ai pas l'habitude de me confier à mes domestiques…

Elle me prit soudainement le bras de sa main pour jeter un œil à ma montre.

— Oh là, mais c'est qu'il commence à se faire tard ! Bon, je file m'habiller parce que ce soir, je dîne en ville... Allez, remballe vite tes affaires, mon petit, je n'ai pas envie qu'Angelo te trouve ici…

Je tombai de mon rêve.

Angelo.

Son nouvel amant sans doute.

J'étais redevenu « mon petit », l'insignifiant gamin qu'elle snobait avec condescendance.

Un moins que rien.

Et pourtant, Greta m'avait offert son corps, elle m'avait laissé l'aimer, la caresser des yeux cet après-midi-là…

Cet après-midi où je devins un homme.

(1) : Jack Vettriano est un peintre écossais contemporain, né en 1951 et influencé par les impressionnistes.

(2) : Talentbek Chekirov est un peintre contemporain né en 1971 dans l’ancienne république de Russie du Kygystan. Il est notamment reconnu pour ses portraits de femme hyper-réalistes.

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