Stephen, quartiers lointains...

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D’après mon propre roman Projection privée…

« Je crois que vous devez être follement amoureux du cinéma pour créer des films. Vous avez également besoin d'un énorme bagage cinématographique. »

Jean-Pierre Melville

Paris, dans la nuit du 21 au 22 février 1992

Un sommeil agité, brouillé par les funérailles de Mitch, ma moitié, mon tout.

A cinquante-deux ans passés, que me reste-t-il de mes rêves d’adolescent ? La nuit prochaine, on me sacrera empereur de l’industrie cinématographique mais suis-je finalement fidèle aux idéaux que j’avais moi, simple môme mû par l'insouciance de ma jeunesse, en prenant en pleine face ma première gigantesque claque visuelle sur grand écran, une claque co-signée Duras et Resnais et dénommée Hiroshima mon amour ?

Je me revois à dix-neuf ans, attablé avec ma mère dans notre maison de Honfleur, lui affirmant crânement que moi aussi je réaliserais des films plus tard, que je serais quelqu’un d’important dont on parlera longtemps. Et ma mère de me dire : « C’est bien joli, les rêves, mais ça nourrit pas ! ».

Elle s’inquiétait, ma mère, pour mon avenir et elle avait raison. J’avais quitté les bancs de l’école trop tôt, à l’âge des premières amours, avec pour seul bagage mon certificat d’études en poche ; je bossais à l’usine et croyais naïvement qu’avec un peu de bonne volonté, les rêves pouvaient devenir réalité sans trop forcer. Foutaise ! Fuir la province pour Paris sur un coup de tête n’a pas suffi à faire de moi l'incontournable cinéaste que j’aspirais être. J’ai enchaîné les petits boulots à en crever la dalle sur le trottoir, couru les cachetons à la petite semaine pour décrocher d’improbables seconds rôles qui n’ont jamais rien eu d’inoubliable parce que je n’avais pas vraiment la gueule de l’emploi, je me suis payé des cours de comédie pour tenter de provoquer la chance, en vain. J’ai vivoté pendant près de douze ans, me mettant minable bien plus souvent qu’à mon tour lorsque je perdais jour après jour mes illusions d’artiste raté.

Elle s’inquiétait, ma mère, pour son unique rejeton, celui qu’elle aimait par-dessus tout, et j’aurais dû l’écouter. Comme quand elle m’a surpris un jour à bécoter mon premier amoureux dans ce qui ressemblait encore à une chambre d’enfant, l’été de mes quatorze ans.

Me regarde pas comme ça, maman, j’aime les garçons, c’est tout ! Je le sais depuis longtemps… lui avais-je alors avoué les yeux dans les yeux, sans me dérober.

J’aurais même été capable de le crier à la terre entière, d’un air défiant, si elle en avait douté.

Tu ne sais pas encore, mon grand, combien tu vas compliquer ainsi ta vie future, combien il est difficile d’être un homme aimant les hommes…

Je ne savais pas non. Et je l’ai longtemps caché. Jusqu’à ce que mon intimité soit violée, me soit volée par l’indiscrétion d’un téléobjectif et exposée dans les journaux pour salir l’engagement du propos artistique de mon premier film, jalousé par mon succès naissant. On ne peut pas être gay et véhiculer des idéaux estampillés féministes ; aux yeux du monde, se mettre dans la peau d’une femme et arguer qu’on la comprend alors qu’on n'en fréquente pas, qu’on est pédéraste, n’est qu’une forme de perversion. C’est ce qu’ils ont dit de moi dans les médias, et j’en ai chialé des heures durant. J’aurais pu retourner dans les jupons de ma mère pour me soustraire au jugement de la société, des gens. Et elle m’aurait accueilli à bras ouverts. Mais pour imposer mon œuvre et me faire une place dans cet univers que je convoitais tant, j’ai préféré prendre le taureau par les cornes, assumer ce que j’étais vraiment pour défendre bec et ongles mon expression artistique, mon engagement.

J’ai voulu faire mon Resnais, envers et contre tout, malgré le vice que représente aux yeux des bien-pensants mon orientation sexuelle divulguée publiquement. On m’a traité de grande gueule, snobé mon talent pourtant acclamé par le public. J’ai toujours essayé de faire quelque chose de différent, qui me ressemble, qui soit raccord avec mes convictions.

Ça fait dix-huit ans que je réalise des films, dix-huit ans que mes pairs me raillent ou m’ignorent tout en tenant absolument à serrer la main de ce dissident qui séduit tant les foules. Dix-huit ans...

Oui, maman, tu avais raison. Le chemin a été long et difficile, bien plus que je ne me le figurais dans ma candeur adolescente, dans ma jeunesse où je croyais que tout était possible d’un simple claquement de doigts. Mais j’ai réussi, maman, à force d’acharnement. Et ils le reconnaîtront la nuit prochaine, quand ils me décerneront mon sceptre, cette pluie de César à laquelle je m’attends.

Mon seul regret, c’est que ni toi ni Mitch ne serez là pour le voir.

Je suis un homme à présent, un homme qui va se réveiller à l’aube de sa gloire, mais privé de son amour et de ses racines. Un homme qui est parti à la rencontre du gamin et du jeune type qu’il était pour lui dire : « Écoute ta mère, mon gars, parce que t’as pas fini d’en prendre plein la figure dans cette vie ! »

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