Un aller simple ? (polyptyque)

18 minutes de lecture

« Où es-tu /

Que fais-tu /

Est-ce que j'existe encore pour toi ? »

L’été indien

Paroles : Graham Stuart Johnson / Vito Pallavicini

Adaptation française : Pierre Delanoë / Claude Lemesle

Musique : Toto Cutugno / Pasquale Losito

Interprète : Joe Dassin

I. Éliane

Les nuances ardoise d’un ciel de traîne, le bruit des vagues qui se brisent net sur le brun des récifs, les ombres crépusculaires d’une villa bord de mer qui dansent sur la lande. C’est cette atmosphère Hitchkockienne qui servira de décor à la mise à mort de mon existence passée et à ma renaissance.

— Le living est immense, et lorsque le temps s’y prête, il est baigné de lumière. Bon, évidemment, aujourd’hui, on ne peut pas vraiment se rendre compte…

— Ça n’a pas d’importance…

— Ah ? Dans ce cas, vous serez sans doute davantage séduite par le cachet de l’ensemble : le parquet en point de Hongrie est d’origine, tout comme le marbre de la cheminée ou les moulures victoriennes ! Mais peut-être souhaitez-vous poursuivre la visite à l’étage ? La vue y est encore plus vertigineuse…

— Pourquoi pas ?

— Vous verrez, l’escalier est d’époque lui aussi.

Les arguments de l’agent immobilier glissent sur moi sans réellement m’atteindre ; ma décision est prise, c’est ici que j’ancrerai mon nouveau départ.

— Vous avez des enfants ?

La question, incongrue, me semble surgir de nulle part et hors de propos. Elle me ramène à une réalité dont je ne veux plus.

— Non, je vis seule…

— Ah ? Dans ce cas, peut-être trouverez-vous cette demeure trop isolée et loin de tout…

— Non, c’est parfait. Je la prends.

L’agent immobilier, jusqu’alors persuadé d’un désintérêt total de ma part, paraît complètement désarçonné par ce revirement de situation.

— Vous… Vous savez qu’elle n’est pas négociable, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas un problème, le prix demandé sera le mien.

Nous roulons en silence vers l’agence. Les maigres tentatives de mon interlocuteur pour le rompre se soldent par de cuisants échecs, ponctués de réponses laconiques à son encontre. Je n’ai pas envie de parler, de raconter ma vie, de dévoiler les raisons de mon désir d’installation sur ces terres sauvages, le pourquoi de ma perruque rousse, de mes lunettes noires ou de ma fuite. D’ailleurs, je n’ai pas à m’en justifier, auprès de quiconque.

C’est sûr que la pilule doit être difficile à avaler pour Philippe, qu’il doit se faire un sang d’encre et ne pas comprendre, mais je ne pouvais pas faire autrement. Ni continuer à nous mentir. J’ai dû tout foutre en l’air pour avoir une chance, ne serait-ce qu’infime, de sortir de cette spirale infernale qui m’étouffait, une chance de me reconstruire. Pour ne pas crever à petit feu.

Tu vas m’en vouloir, Philippe, mais tout ceci, toute notre histoire est désormais derrière moi. Mon présent, mon avenir, ce n’est pas de m’apitoyer sur ce qu’on a été ou ce qu’on aurait pu être ; non, c’est plutôt aller de l’avant sans réfléchir, et t’effacer. Effacer mes quinze dernières années, faire comme si elles n’avaient jamais existé.

***

II. Philippe


Quelques semaines plus tôt, en région parisienne…

La lumière du jour, pourtant filtrée par les persiennes, incommode mes paupières ankylosées, encore lourdes de sommeil. Le soleil doit être déjà haut dans le ciel, et l’heure matinale relativement avancée, seulement nous sommes rentrés tard dans la nuit ; un anniversaire à fêter chez mes beaux-parents. Un dîner simple, à la bonne franquette, sans outrance particulière, mais l’ambiance décontractée, aussi conviviale que joyeuse, ne nous a pas incités à lever le camp de bonne heure et les filles n’étaient pas vraiment pressées d’aller se coucher…

Je tergiverse, j’ai le temps. On est dimanche et c’est les vacances. Tiens, ça me donne une idée : un réveil coquin-tendre. En plus, les filles doivent encore dormir ; je ne les entends pas.

Ma main cherche à tâtons dans le grand lit. Vide. A la place de mon épouse, rien qu’un oreiller triste et froid. J’ouvre les yeux en sursaut, avise le radio-réveil : il est à peine 10 heures.

— Éliane ? Éliane, t’es là ?

Je me lève, enfile à la hâte un calbute et un tee-shirt avant de me hasarder dans la salle de bain attenante, en vain, remonte le couloir jusqu’à la cuisine. Personne. Pas de mot sur la table, pas de SMS sur mon portable, rien. Je tente un message laconique sur son smartphone - [T’es où ?] - non délivré. L’inquiétude commence à me tenailler, et les questions à tourner dans ma tête. Je me repasse le film de la soirée, cherche ce qui aurait pu la contrarier...

De son pas traînant, Satine débarque à son tour dans la pièce, chemise de nuit et chevelure en vrac, me salue brièvement et ouvre le frigo pour boire au goulot de sa petite bouteille d’Évian.

— Salut Miss. T’as pas vu Maman ? lui demandé-je.

— Nan…

Cheveux tout autant en pagaille que ceux de sa jumelle, Ambre nous rejoint très vite et l’imite en nous interrogeant du regard.

— Tu sais si Maman est partie chercher du pain ou des cigarettes ? Papa ne l’a pas entendue se lever ce matin…

Mes gamines vérifient la coupelle de l’entrée, jettent de concert un œil à travers la fenêtre et d’une même voix confirment :

— C’est sûrement ça, elle a pris les clés de la 500 et sa voiture n’est plus dans la cour.

Intérieurement, je me flagelle de ne pas y avoir pensé avant elles, même si ça ne me rassure pas davantage.

— Vous avez raison, les filles ! Mais ça ne vous dirait pas de commencer le petit-déj’ sans elle ? Je peux même vous faire des pancakes si vous voulez. Comme ça, ça la fera venir...

— Oh ouais, trop bien, Papa !

Léger en apparence, je donne le change pour mes gamines ; je ris et je blague, elles aussi, mais en vrai, je cogite. Ça ne lui ressemble pas, à Éliane, de partir seule comme ça, sans prévenir, sans s’occuper préalablement de nos filles. Ça ne lui ressemble pas, les imprévus, les coups de tête, les surprises ; elle est trop dans le contrôle, trop organisée, sérieuse et rigoureuse pour ça. Je ne comprends pas. J’ai un mauvais pressentiment et je ne comprends pas. Où est-elle ? Que fait-elle ? Pourquoi n’est-elle pas encore rentrée ?

***

III. Éliane


J’ai sobrement meublé ma nouvelle demeure d’antiquités patinées, chinées dans les brocantes de la région. Ça m’a rappelé ma jeunesse, mes premières années avec Philippe.

A l’époque, on n’avait pas un rond, alors on courait les puces et autres grandes braderies à ciel ouvert pour y dénicher quelque vieillerie qui avait des allures de trésor à nos yeux et allait nous permettre d’améliorer notre maigre ordinaire. Ce qui primait, ce n’était pas l’aspect purement fonctionnel de l’objet de nos convoitises, mais plutôt le charme et le parfum d’authenticité qui s’en dégageait, l’histoire qu’il semblait nous raconter. Parfois on se faisait avoir, on tombait naïvement dans le miroir aux alouettes, éblouis par le brillant clinquant d’une quelconque pacotille. Et parfois, on avait davantage le nez creux en nous dégotant de vraies pépites aux modestes atours de prime abord.

Et puis, la vie s’est chargée de nous changer, de nous façonner à sa manière afin que l’on rentre dans le moule de la normalité. Et ni Philippe ni moi n’avons tenté de nous y opposer. On pensait que c’était ça, devenir adulte et responsable : accepter sans rechigner de renoncer aux petits plaisirs et à toute futilité improductive. Folle amoureuse, je me suis laissée enfermer dans ce conformisme sans réfléchir. Parce que tout s’est enchaîné très vite, parce qu’on croyait ne pas avoir le choix. Parce que ça lui plaisait de le croire, et que je le suivais aveuglément dans cette négation de nos personnalités respectives ; cette négation de ce que nous étions vraiment, cette négation de moi. Juste par amour.

Depuis que je demeure ici, recluse dans mon grand « manoir », je me sens apaisée, libérée de toute cette pression domestique et professionnelle qui m’oppressait. C’est comme un retour aux sources de celle que je suis réellement, bohème et artiste. L’esprit léger, j’ai ainsi pu retourner à ces premières amours que je chéris toujours autant, en particulier la peinture. Mais sans les contraintes que nous inventaient les Beaux-Arts. Je me suis aménagé un petit atelier dans la véranda, face à la mer. Un vieux Patti Smith sur la platine, et je me laisse porter par le pinceau au gré de l’inspiration, jusqu’à la tombée du jour.

Désormais, je ne m’embarrasse de rien et mène l’existence que j’ai toujours voulu vivre, celle à laquelle Philippe et moi aspirions, étudiants, lorsque nous nous faisions encore des promesses-chimères. Je travaille peu, juste assez pour subvenir à mes besoins, au sein de la bibliothèque municipale d’un patelin paumé, situé à quelques encâblures de chez moi. Un boulot d’archivage et de numérisation de documents qui m’amuse beaucoup d’ailleurs. Cela me laisse suffisamment de temps pour m’épanouir dans ces loisirs culturels, ces passions dévorantes que j’ai si longtemps délaissées.

C’est cette femme-là que tu as rencontrée sur les quais de Seine, Philippe ; c’est elle que tu as voulu photographier à la Doisneau, elle dont tu es tombé amoureux dans les brumes d’un matin parisien. Celle qui s’est étiolée, fanée jour après jour à tes côtés. A cause de ces putains d’obligations qui nous sont dégringolées dessus et qu’on n’a pas su refuser. Par devoir moral, pour donner le change à l’hypocrisie de cette foutue société. Seulement, ce n’est pas elle mais toi qui as tué cette jeune fille en fleur qui t’avait tant séduit naguère, Philippe, toi ou ta lâcheté. Par égoïsme machiste ou facilité masculine, je ne sais pas. Tu n’es certes pas pire qu’un autre, tu es même plutôt bien sous tous rapports, mais je n’en pouvais plus d’être à la fois bobonne et secrétaire particulière, mère de substitution et maîtresse soumise à mes heures sans jamais avoir une seule minute à consacrer à ce que je voulais vraiment, ce dont j’avais vraiment envie. C’est pour ça que je suis partie, Philippe ; c’était une question de survie. Juste de survie...

***

IV. Philippe


Je l’ai cherchée partout, dans les bourgs alentour, les parcs dans lesquels elle aime flâner, les hôpitaux et les urgences aussi, parce qu’on s’imagine toujours le pire. J’ai désespérément tenté de la joindre sur son portable, anormalement éteint, téléphoné à ses parents, son frère, à nos amis communs, les siens, pour savoir s’ils avaient des nouvelles d’elle, interrogé les voisins. Sans succès. Personne ne sait rien. Et moi bien sûr, je fais l’autruche. Je ne parviens pas à concevoir qu’elle soit tout simplement partie, seule. Non, l’Éliane que je connais n’aurait jamais pu faire ça. Me quitter, oui, peut-être, même si j’aurais du mal à l’accepter, à l’admettre ; mais partir durablement sans les filles, sans leur dire que son break est temporaire, qu’elle reviendra bientôt, non. Je n’y crois pas, il a dû se passer quelque chose, lui arriver quelque chose. Forcément ! Parce que c’est pas possible, ce silence radio.

Non, c’est pas possible, mon Élie, c’est impossible, ton si long silence...

18 heures. L’attente de son improbable retour est interminable. Je tourne en rond comme un lion en cage, cogite, rumine, consulte toutes les deux minutes mon smartphone, ma messagerie. Les filles font semblant de s’amuser à reproduire les chorés de Just Dance, mais elles ne sont pas dupes : elles ont bien compris que la situation n’a rien de normal.

19 heures. Je n’ai plus le choix. Je conduis les filles chez mes beaux-parents et décide de me rendre à la gendarmerie pour signaler la disparition de mon épouse. Une disparition qu’il convient de qualifier d’inquiétante selon l’officier qui me reçoit, afin que ma déposition soit enregistrée et déclenche la procédure de « recherche dans l’intérêt des familles », Éliane étant majeure et n’ayant en aucun cas à répondre de sa « fugue » aux yeux de la loi.

***

Non, je ne connais pas l’heure exacte à laquelle elle aurait quitté la maison, je dirais entre 2 heures 30 du matin et 10 heures environ. Non, nous n’avons eu aucune dispute, il n’y a eu aucun incident qui pourrait expliquer son départ. Aucun changement de comportement notable. Hier soir, nous étions invités chez ses parents pour l’anniversaire de son frère, l’ambiance était très conviviale, très joyeuse. Non, je n’ai vraiment rien remarqué de spécial, sauf peut-être ce sourire contrit qu’elle a adressé à Isabelle, ma belle-sœur, lorsqu’elle lui a annoncé sa joie de voir enfin prochainement exposer ses toiles – elle est peintre – dans une grande galerie parisienne. Éliane a fait les Beaux-Arts et se rêvait artiste dans sa jeunesse. Mais bon, l’arrivée des filles, l’entreprise de transport à reprendre suite au décès de mon père, tout ça a quelque peu bouleversé nos plans sur la comète. Seulement, elle ne s’en est jamais plainte, elle a toujours pris la vie comme elle venait.

***

Je mens, pour ne pas reconnaître ma part de responsabilité dans l’insatisfaction de mon épouse au sein de notre couple. Je ne parle pas des nombreuses discussions que l’on a eues récemment sur ses envies inassouvies, son sentiment de ne pas avoir de temps pour elle, d’être passée à côté de son existence. Je ne parle pas non plus de sa valise cabine, des deux ou trois fringues féminines absentes du dressing ou du nécessaire de toilette qui manquait à mon inventaire visuel lorsque je me suis éveillé en plein cauchemar ce matin. Non, notre couple allait bien. La disparition d’Éliane ne peut être qu’inquiétante.

***

Après, on est rentrés dans la nuit, il devait être vers les 2 heures, je vous l’ai dit. On a couché les filles, on s’apprêtait à faire de même, j’avais très envie d’elle mais elle a décliné en prétendant être fatiguée. Cela ne l’a toutefois pas empêché d’aller fumer seule une cigarette sur la terrasse. Peut-être même deux ou trois, elle m’a dit de ne pas l’attendre, qu’elle me rejoindrait très vite. Sauf que je me suis endormi avant qu’elle ne revienne. Et à mon réveil…

***

L’officier se fait suspicieux. Ce désaccord conjugal l’intrigue.

***

Non, tout allait bien également sur ce plan-là. Mais bon, vous savez, la gestion du quotidien, tout ça, ça n’aide pas au maintien de la libido ; c’était pas comme au début, c’est sûr. Vous connaissez les femmes, un rien les contrarie et après, ça devient rapidement « ceinture » en semaine. Le week-end, ça va mieux ; c’est pour ça qu’hier soir, j’ai cru qu’elle en avait autant envie que moi…

***

Je ne sais pas ce que ce flic s’imagine, mais j’ai l’impression que plus je m’exprime, plus je m’enfonce.

— Et vous arrive-t-il de la « forcer » quand elle ne veut pas, de la malmener – gentiment - pour qu’elle cède ? Après tout, vous êtes mari et femme, le devoir conjugal fait partie du contrat, non ?

Je tombe des nues, sa question me désarçonne. Pour qui me prend-il ?

— Je veux dire, on le sait tous, nous les gars, quand elles disent non, souvent ça veut dire oui, pourvu qu’on affirme un peu plus notre côté viril ; c’est comme un jeu, en fait...

Je reste bouche bée, incapable de répondre quoi que ce soit à ce ramassis de poncifs aussi nauséabonds que machistes.

— Mais hier soir, elle a davantage résisté que d’habitude, n’est-ce pas ? Et l’alcool aidant, ça vous a mis en rogne, vous n’avez pas supporté. Et puis, une gifle en entraînant une autre, ça a glissé doucement vers l’irrémédiable. Peut-être même l’avez-vous étranglée sans le vouloir, juste pour la faire taire, pour pas réveiller les petites. Et puis c’est arrivé, par accident. Et quand vous avez repris vos esprits, vous avez paniqué. Il fallait tout effacer, faire croire qu’elle avait fortuitement disparu, débarquer chez les keufs la bouche en cœur pour faire crédible… Allez, vide tes poches fissa, mec, on va te mettre en garde-à-vue...

— Vous êtes complètement fou ! réponds-je, halluciné. J’ai l’ai pas tuée, je vous jure ! J’ai jamais été violent ni levé la main sur elle ; vous pouvez interroger nos proches, les amis, la famille, et même nos filles, ils vous confirmeront tous !

— Tes poches, j’ai dit !

Je refuse d’obtempérer avec cet officier borné que je défie, que j’insulte. Lui aussi...

— J’exige…

— T’as rien à exiger du tout, espèce de trou du c’ !

— Laissez-moi finir, bordel ! J’exige de m’adresser à l’un de vos supérieurs, j’exige d’être pris au sérieux, j’exige qu’on m’écoute et qu’on retrouve ma femme, vous m’entendez ? Putain, mais bougez votre gros cul, sinon je pète tout dans votre bureau ! Et là au moins, vous aurez une bonne raison de me coller en garde-à-vue…

Crise d’hystérie. Des renforts sont nécessaires pour me maîtriser. Le surréalisme de la situation, l’arrogance et la défiance de ce flic, tout ceci a sans doute contribué à mon pétage de plomb. La fatigue nerveuse également. Des larmes de détresse et de rage, et puis le trou noir. Parce que c’est à ce moment-là que j’ai perdu connaissance je crois...

***

V. Éliane

Je n’ai jamais eu la fibre particulièrement nostalgique. La nostalgie est un luxe que l’on s’offre lorsqu’on a du temps à y consacrer, et jusqu’à récemment, celui-ci filait toujours trop vite entre mes doigts. Mais désormais, l’oisiveté nouvelle que je m’accorde dans mon existence me permet davantage de me poser, de laisser vagabonder mon esprit dans des réflexions que je n’avais jamais eues jusqu’alors.

C’est ainsi que la nostalgie m’a saisie une nouvelle fois par surprise, en cette après-midi brumeuse, au détour d’une vitrine d’antiquités. Il y avait là une ravissante boîte à musique old style, avec un remontoir en laiton vieilli ; le genre de frivolité que Satine et Ambre auraient à coup sûr adoré. Sans me poser de question, je suis entrée dans la boutique pour acheter l’objet de ma convoitise, un présent pourtant inutile puisque les filles n’habitent plus avec moi depuis des mois. Puisqu’elles vivent auprès de leur père, en France.

On me reprochera sans doute de les avoir abandonnées, mais Philippe sait tout aussi bien que moi s’occuper d’elles. Et puis, je n’ai pas choisi d’être maman, même si c’était déjà plus ou moins écrit dans les conventions sociales : un jeune couple ne peut pas indéfiniment rester sans enfant. Bien sûr, j’avais conscience de cette probabilité de tomber enceinte à chaque fois que nous faisions l’amour, puisque je n’usais d’aucun contraceptif, par conviction. Seulement, j’étais intimement persuadée que les seules femmes à pouvoir l’être vraiment étaient celles qui le désiraient ardemment. Je me trompais, évidemment. Et fatalement, ça m’est arrivé à moi aussi. Philippe était tout à la fois heureux et fier de cette paternité future, alors je feignais l’enthousiasme. Mais ni ma grossesse ni l’accouchement ne furent une partie de plaisir. Certes, j’ai très vite su être maman, instinctivement, répondre aux besoins de nos jumelles, être à leur écoute. Être une « bonne mère » comme on la conçoit dans l’imaginaire collectif. Sauf que je ne m’épanouissais pas dans ce nouveau rôle. Qu’on ne se méprenne pas, j’aime nos filles plus que tout, mais j’aurais souhaité être autre chose qu’une maman strictement « fonctionnelle ».

Il est clair que la naissance de Satine et Ambre a changé la donne et bouleversé notre vie. Et ce virage amorcé s’est vu amplifié par la promesse que Philippe fit sur le lit de mort de son paternel : celle de reprendre la florissante entreprise de transport que ce dernier avait créée. L’heure de la maturité avait sonné : il était temps pour les nouveaux parents que nous étions de nous ranger, de gagner sérieusement notre pain quotidien afin de subvenir aux besoins de ce foyer que nous venions de fonder. Les rêves de jeunesse s’envolèrent ainsi sans pouvoir résister un seul instant à la réalité qui s’imposa brutalement à nous.

Je n’en ai jamais voulu à Philippe, il s’est laissé piéger comme moi ; comme moi, il n’a rien vu venir. Non, c’est son immobilisme, son absence de réaction à mes ultimes doléances, son fatalisme qui ont eu raison de nous et déclenché mes envies d’ailleurs. Éliane est donc devenue Élie, la brune s’est muée en rousse pour ne pas risquer d’être reconnue par cette meilleure amie qui bosse à Orly…

Ici, je croyais être hors de portée de mon passé, mes souvenirs, des regrets, mais c’est tout le contraire. J’ai beau m’adonner à ce qui me plaît, tout me revient toujours en pleine face. Il suffit que je mette Gainsbourg sur la platine, cette Javanaise sur laquelle Philippe et moi nous sommes embrassés la première fois, que je ferme les yeux pour revoir la scène. Comme je l’envie, ce couple naissant qui s’aimera plus tard à l’abri des regards, sous les toits d’une chambre mansardée ! Comme j’envie leur naïveté, leur insouciance, enlacés dans les bras l’un de l’autre. Il voulait être photographe, elle voulait être artiste-peintre. Entre eux, il y avait le noir & blanc des clichés qu’il prenait d’elle, les couleurs chamarrées des toiles qu'elle composait ; ce qui les liait : les mêmes idéaux bohèmes… Une jeunesse qui a foutu le camp depuis si longtemps ! Quand j’ouvre à nouveau les yeux et devine les rides qui se dessinent doucement dans mon miroir, je me sens vieille, et tellement loin de la perfection de nos prémices, de la jeune femme que j’étais. Une étrangère…

« A votre avis qu’avons-nous vu /

De l’amour ?

De vous à moi, vous m’avez eu(e) /

Mon amour... »

Nostalgique des teintes sépia qui se fanent peu à peu dans ma mémoire, je fredonne ces paroles qui me giflent. Comme quand je nous fantasme. Comme quand je fantasme parfois dans mes draps ce même songe, ce même amant décuplé à l’infini : Philippe. C’est son fantôme qui me hante partout. Serait-ce parce que je l’aime encore ? Peut-être...

***

VI. Philippe

Il pleut. Les filles ont perdu la finale du championnat régional de basket. Elles sont déçues bien sûr. Mais fières de s’être battues jusqu’au bout, d’être quand même deuxièmes sur le podium ; ce n’est pas si mal ! Et heureuses aussi ; heureuses que je sois venu les soutenir, les encourager, les applaudir dans les gradins. Au moins, leur père était présent… Elles savent très bien que cette absence qu’elles ont dû subir n’était pas volontaire de ma part, que mon séjour en maison de repos était nécessaire après mon esclandre chez les flics ; elles l’ont compris et m’ont pardonné. Elles ont compris que ma douleur était trop grande, que je ne pouvais pas concevoir que leur mère nous ait quittés.

Nous roulons sous la pluie insidieuse, sur l’air de Bad habits que diffuse la radio. Satine et Ambre couvrent la voix d’Ed Sheeran, leur idole, et moi je leur souris dans le rétro intérieur de ma Jeep Renegade. Je vais les déposer chez tes parents. Elles savent que je vais te chercher. Elles savent que l’enquête a avancé. Mais au fond, je crois qu’elles s’en moquent. Au fil des mois, elles se sont faites à l’idée de vivre sans toi. Pas moi…

On s’embrasse, mais ce n’est qu’un au revoir ; elles en ont conscience, je ne les abandonne pas. Elles ont conscience que je reviendrai très vite, avec ou sans toi.

Il est 22 heures. A présent, je roule vers Orly pour gagner l’aéroport. C’est là que tu avais laissé ta voiture, localisée par les enquêteurs grâce à ton smartphone. C’est de là que tu t’es envolée, direction Montréal. Un billet d’avion réservé sur le net. Pour t’établir ensuite sur Terre Neuve, c’est ce qu’a révélé une grosse opération bancaire via ton compte personnel. Au moins as-tu eu l’élégance de n’utiliser que tes propres deniers, fruit de l’héritage de ta vieille tante Agathe…

Une contrée sauvage, isolée de tout, j’aurais dû m’en douter. Tu n’as jamais vraiment aimé vivre en ville, en banlieue ou ailleurs. Alors le Canada, oui, c’est une évidence à laquelle j’aurais dû penser, une promesse que je t’avais faite et que je n’ai pas su tenir. Mais je ne suis pas le seul, tu as toi aussi piétiné l’un de nos serments : celui d’être ensemble et de s’aimer pour toujours.

Dans quelques heures, je découvrirai ce refuge vers lequel tu t’es enfuie, loin de chez nous. Dans quelques heures, je serai chez toi, sur ton île. Je t’aurais enfin retrouvée après des mois de séparation, nous serons à nouveau face à face. J’ignore quelle sera ta réaction, quelle sera la mienne, ce que l’on pourra se dire ou non. J’ignore si je parviendrai à te pardonner de m’avoir fait si mal. Mais peut-être comprendrai-je enfin pourquoi. Tu me dois bien ça, non ?

***

Assis sur le seuil de ta demeure, je t’attends. Dans le soleil couchant, un pick-up remonte le chemin rocailleux qui conduit à la bâtisse et s’arrête brutalement en m’apercevant. Tu relèves tes lunettes noires en serre-tête et ouvre la portière de ton 4X4 pour en descendre en me dévisageant, incrédule.

— Philippe ? Qu’est-ce que tu fous là ?

Je me lève pour aller à ta rencontre :

— Tu ne crois pas que c’est plutôt à moi de te demander ça ?

Une larme coule le long de ta joue, c’est ta façon à toi de plaider coupable. Tu te rends enfin compte que ta fuite en avant a ruiné notre avenir, fragilisé notre couple qui ne tient plus qu’à un fil de soie. Saurons-nous lui donner une seconde chance ? Aucun de nous n’est encore en mesure de le prédire, mais comme l’édicte l’adage : « Qui vivra verra ! »

Parce que c’est maintenant que tout commence vraiment, mon Élie. Oui, à présent, tout dépend de ce qui se passera entre toi et moi. Entre nous...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aventador ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0