A une année de toi… (quadriptyque)

11 minutes de lecture

Récit co-écrit avec Laurie Godichot

« [...] only words bleed /

Inside these pages, you just hold me /

And I won't ever let you go... » (1)

Photograph

Paroles : Ed Sheeran / Johnny Mcdaid

Musique : Jeff Bhasker / Emile Hainie

Interprète : Ed Sheeran

I. Année zéro

Nina, Yanis.

Deux adolescents unis, complices. Élevés comme frère et sœur.

Un couple sur la glace, pas dans la vie.

Il rêve de victoire et d'or, elle aspire de plus en plus à vivre une vie d'ado lambda.

Et s'il n'y arrivait pas sans elle ? Et si elle n'y arrivait pas sans lui ?

Et s'ils s'éloignaient doucement l'un de l'autre pour mieux se retrouver après ?

Et s'il était déjà trop tard ?

***

II. Yanis

Genève, vendredi 11 mars 2016

Apesanteur.

Allongé sur le lit de ma chambre d'hôtel, je fixe le plafond sans vraiment le regarder.

Dans la pénombre, je ne vois qu'elle.

Nina.

Et ce soir, dans mes songes, elle ne danse que pour moi.

Elle me fascine, sublime dans son habit de lumière, me trouble sans le savoir.

Non, elle ne sait pas que quand elle glisse et virevolte comme ça sur la glace, elle a cette grâce innée, unique, inimitable.

Elle ne sait pas qu'elle me rend fou.

Amoureux fou.

Complètement dingue d'elle en fait !

Moi non plus je ne le savais pas.

Ou plutôt, je ne le réalisais pas.

On était juste partenaires, elle et moi.

Partenaires et complices.

Et lorsque je la soulevais à la faveur d'un porté, l'enlaçais ou lui tenais la main, je ne mesurais pas ma chance.

Elle était là, rien que pour moi, et moi je trouvais ça naturel.

Naturel qu'elle fasse partie de mon univers.

Elle était ma sœur de cœur.

Aussi vrai que Coco est ma mère, Stan mon meilleur pote ou Serge mon entraîneur...

C'était normal qu'elle soit là.

Alors, depuis qu'elle m'a lâché, tout s'embrouille dans ma tête.

Demain, je serai sur la glace, sans elle.

Pour la première fois en compét', je tiendrai une autre partenaire dans mes bras.

J'affronterai le jury, le public, seul.

Seul avec Sarah.

Mais Sarah n'est pas Nina.

Moi, je n'ai rien vu venir, et pourtant j'aurais dû.

Je la connais par cœur, j'aurais dû deviner dès les premiers signes qu'elle m'adressait qu'on n'était plus sur la même longueur d'ondes.

Plus aussi connectés qu'avant.

Que nos aspirations respectives divergeaient.

J'aurais dû le pressentir.

Ça remonte à près d'un an déjà.

Un an qu'elle s'éloigne progressivement de moi.

Je ferme les paupières et remonte le fil du temps, de mes souvenirs.

Ces souvenirs qui me lient encore à toi, Nina...

***

III. Nina

Niort, vendredi 20 mars 2015

Une dernière touche de mascara, un peu de blush, une queue de cheval, et je serai parée pour le départ. Le week-end, enfin ! Depuis le temps que je l'attends. J'ai tellement hâte d'oublier le lycée et le patinage, de retrouver les paysages du Cap-Ferret, la maison typique de Milou, l'insouciance de ces moments privilégiés avec eux.

Eux... Coco, ma mère adoptive, et Yanis, mon « presque frère ». Plus de dix ans que je vis avec ces deux-là, dix ans qu'ils sont ma famille. Je fonce jusqu'à ma chambre et traîne ma lourde valise dans le couloir. Ils m'attendent devant la porte de l'appartement, mais je passe devant eux sans m'arrêter pour éviter leur sermon, et accélère jusqu'à l'ascenseur.

Avec un grand sourire, je m'installe sur le siège avant de la vieille Peugeot rouge de Coco et tire la langue à Yanis, relégué malgré lui sur la banquette arrière. Je l’ai pris de vitesse et il enrage de s’être fait grillé par une nana… Et il a beau cancaner de partout que nous ne sommes plus des gamins depuis longtemps, nos habituelles chamailleries de principe prennent quand même souvent ce tournant puéril qu’il ne peut nier !

Coco s'installe au volant et démarre. Le véhicule quitte la petite résidence, passe devant le stade et s'engage enfin sur la départementale. Nous aurions plus vite fait de prendre l'autoroute, mais Coralie a toujours préféré le charme pittoresque des chemins de traverse. Qui plus est, cela permet d'économiser les péages. Moi, ça ne me dérange pas, j'adore rêvasser en voiture. En prévision des trois heures trente de « road-trip », je sors mon i-pod de ma poche et le branche sur la prise USB de l'autoradio. Les premières notes de Photograph résonnent dans l'habitable. Et aussitôt, Yanis s'insurge :

— Nina !!! Tu plaisantes ou quoi ? T’as intérêt de squizzer vite fait ce morceau sinon...

— Sinon quoi ? Moi, j'adore cette chanson, je ne vois pas pourquoi j’en changerai !

— Putain, mais c’est pas vrai ! Dois-je te rappeler que c'est précisément sur ce thème qu'on vient de se planter en compèt ?

— Et alors, qu'est-ce que ça peut faire ? Qu’on soit premier ou deuxième, ce single reste un tuerie, non ?

Yanis se renfrogne et n’en finit plus de soupirer jusqu’à la fin de la chanson. Un supplice pour lui, qui n’a pourtant pas dépassé les trois minutes d’écoute imposée. Deux minutes cinquante pour être exact. C'est le temps d'un programme court en danse sur glace, dans la catégorie couples ; le temps qu'il nous a fallu pour voir nos rêves de victoire s'envoler. C'est en partie de ma faute, je le sais. J'ai senti dès le départ que je ne me réceptionnerais pas correctement à l’issue de l’un de notre porté twisté. J’appréhendais trop cette ambitieuse figure ambitieuse. Et dans mon déséquilibre, j'ai entraîné Yanis. Nous n'avons pas vraiment chuté, nos points si. Voilà comment nous nous sommes retrouvés avec une médaille d'argent plutôt que d'or autour du cou. Au fond, je m'en moque, ce n'était qu'un petit championnat régional, mais lui non. Yanis a toujours eu une rage de gagner plus intense que la mienne, et ce depuis notre enfance. En ce qui me concerne, j'ai déjà tourné la page, l'esprit totalement focalisé sur la plage et le soleil.

— Je comprends pas comment tu peux être aussi détachée. On s'est tapé la honte devant tout le monde !

— Et moi, je comprends pourquoi tu ressasses en boucle cette défaite, somme toute relative, parce qu’il n’y a vraiment pas de quoi ! Serge était même content de notre prestation, il a dit qu'on avait plutôt assuré, même si le jury nous a sèchement notés. Et puis, on a encore un an pour se préparer aux championnats du monde junior.

— Ouais ben si on continue comme ça, on va droit dans le mur, c'est moi qui te le dis....

—Tu fais chier, Yanis, à tout prendre autant à cœur ! Tu fais chier avec ta mauvaise humeur !

Coco tente de tempérer notre prise de bec, sans réel succès. Ce n'est pourtant pas notre première dispute. En réalité, on a beau s'adorer la plupart du temps, on ne peut pas s'empêcher de chercher l'autre à la moindre anicroche. Nos caractères sont aussi éloignés que nos physiques divergent : sa peau métissée, ses yeux noisette, son idéalisme ; mon teint pâle, mes yeux bleus glace, mon côté lunatique. Coco a pris l'habitude de servir de bouclier entre nous deux. Parfois, je me demande comment elle fait pour être aussi patiente.

Les bras croisés et la mâchoire serrée, Yanis se tourne vers la vitre. Je l'imite et le silence se fait dans la voiture, seulement brisé par la voix de mon chanteur préféré. Coco chantonne, insensible à nos chamailleries d'adolescents. Lorsque nous arrivons aux alentours de treize heures, personne n'a repris la parole.

Les lunettes de soleil sur le bout du nez, nous sortons de la voiture pour aller embrasser Milou sur le pas de sa porte. Sa maison de patriarche n'a pas bougé depuis la dernière fois, fièrement plantée au milieu des pins, à quelques mètres seulement de la plage.

Sans attendre la fin de nos retrouvailles, mon « presque frère » s'engouffre dans la demeure en portant sa lourde valise sur l'épaule. Quelques minutes plus tard, je le retrouve dans notre chambre commune en train de sortir ses vêtements avec de grands gestes secs. J'hésite à enterrer la hâche de guerre, mais je suis fatiguée par le voyage et en colère qu'il gâche le début de notre week-end. Je n'ai ni l’envie ni le courage de discuter sur-le-champ de choses sérieuses. Après avoir pris une douche, je me dirige vers la cuisine partager le repas du soir avec Coco et Milou. La discussion est animée, on dirait que cela fait six mois que nous ne sommes pas venus. Yanis arrive dix minutes plus tard, toujours sans desserrer la mâchoire. Sa mère soupire en le regardant se servir. Décidément, il va falloir agir...

***

Le lendemain matin, il est encore tôt lorsque je me réveille. La maison est silencieuse, comme figée dans son sommeil, mais le lit de Yanis est déjà vide. J'enfile un combishort aux motifs imprimés, relève mes lunettes de soleil en serre-tête et sors prendre l'air sur la plage. Comme prévu, mon frère de cœur s'y trouve aussi, seul sur le sable en cette heure matinale. Torse nu, il termine son footing avant de faire quelques étirements. Sur le bord de la promenade, un groupe de filles glousse bêtement en se rinçant l’œil sur son corps musclé. Ça ne m'étonne plus, Yanis a toujours fait cet effet au sexe opposé. Il faut dire qu’il est plutôt bien foutu… J'ignore donc ces puériles petites gourdes et d’un air déterminé, je m’approche de lui. En percevant ma présence, il relève légèrement la tête, mais son visage reste fermé. Je tente le tout pour le tout.

— Salut, Yanou...

Son surnom : l’unique façon que j'ai de l'attendrir depuis toujours.

— Tu sais très bien, ma belle, que cette fois-ci, ton petit jeu ne prendra pas... râle-t-il sans conviction.

— Mais, je ne vois pas du tout de quoi tu parles, mon Yanou ! minaudé-je, un brin espiègle.

— Vraiment, Ninette, je ne suis pas d'humeur... Alors s'il te plaît, ne le dis pas.

— Je vais me gêner, tiens ! Le premier qui sourit a perdu !

Notre jeu depuis des années. Je ne sais même plus comment tout ça a démarré. Sûrement après une énième dispute. Depuis lors, c'est notre façon de nous réconcilier, à chaque fois. Je le fixe droit dans les yeux, une grimace sur le visage. Il se retient un moment, avant de m'offrir un large sourire. Puis, il se jette sur moi pour me hisser sur ses épaules comme un vulgaire sac. J’éclate de rire tandis qu'il nous fait tournoyer sur le sable. Aujourd’hui, nous ne dérogeons pas à notre rituel. Au loin, les filles de la promenade abandonnent leur parade de séduction pour disparaître en dardant sur nous un regard aussi haineux qu’envieux. Elles doivent sans doute croire que Yanis et moi sommes en couple. Parfois, ça y ressemble. Les querelles sans importance, les réconciliations. Essoufflés, nous finissons par nous effondrer sur la plage. L'eau va et vient en petits clapotis réguliers ; la marée monte.

— Yes ! J'ai encore gagné ! m'exclamé-je.

— Comme d'habitude, Ninette, tu gagnes toujours... À tout.

— Non, c'est pas vrai ! Aux échecs ou aux dames, c'est toujours toi !

— Je suis sérieux, Nina. Je suis désolé pour hier, mais je suis fatigué de me battre contre toi. On devrait garder notre énergie pour la dépenser efficacement sur la glace, pas pour des broutilles. Tout ce que je veux, c'est qu'on réussisse. Ensemble.

— Mais moi aussi, je veux la gagner, cette compétition, Yanis ! Moi aussi, je rêve de victoire ! Seulement, j’ai besoin de relâcher la pression aussi, de temps en temps, de me ressourcer, de penser à autre chose qu’au championnat en permanence. Je ne suis pas comme toi, je ne vis pas que pour ça. Je me rends compte que j’ai d’autres aspirations, d’autres envies, et je ne veux pas tout sacrifier sur cet autel pour le regretter après, tu comprends ?

— On ne peut pas s’investir qu’à moitié, Nina, tu le sais aussi bien que moi. Si on veut décrocher l’or, si on le veut vraiment, il faut se donner à fond, en permanence. J'ai conscience de mes exigences, mon perfectionnisme, mes défauts, mais on se connaît par cœur, toi et moi, et c’est un atout qui peut nous propulser au sommet si on ne lâche rien. Tu vois, je veux rendre Coco fière de moi, de nous. Cette rage de vaincre que j’ai en moi, c'est pour elle. Et pour mon père aussi. J'ai toujours rêvé qu'il regrette un jour de ne pas m'avoir reconnu à la naissance, qu'il s'en morde les doigts lorsqu'on sera sacrés champions, et qu'il vienne me retrouver pour me dire que je suis désormais digne d'être son fils. C'est pas facile, tu sais, de vivre avec un tel poids sur ses épaules. J'en crèverais même, parfois ! Parce qu'il ne se passe pas une minute sans que je me demande pourquoi : pourquoi il m’a abandonné avant même de pouvoir me tenir dans ses bras ; pourquoi il ne m’a laissé que sa couleur de peau en héritage ?..

— Je sais ce que tu ressens. Moi aussi, j'ai ce manque en moi. Le manque de mes parents. Et sans Coco, on n'aurait pas cette force de vouloir se battre, d'aller toujours plus loin, jusqu'à chercher nos limites. Ce sera pour elle, toutes nos victoires. Pour qu'elle en soit fière, oui. Et elle le sera, je te le promets.

— Alors, on n'est plus fâchés ?

— Est-ce qu'on l'a vraiment été ?

Nous rions de concert. Non, Yanis et moi ne sommes jamais fâchés. Jamais très longtemps en tout cas...

***

IV. Yanis

Genève, vendredi 11 mars 2016

Nina amoureuse d’un bolos, et moi jaloux de cette putain de complicité que nous n’avons plus nous.

Nina rêveuse, Nina romantique, Nina de plus en plus loin du championnat, de moi.

Nina ailleurs, Nina qui se blesse et ruine nos chances de monter sur la première marche du podium ensemble.

Nina abusée par un bouffon et Sarah qui en profite pour lui piquer sa place encore toute chaude. Sur la glace certes, mais jamais dans mon cœur.

Tu sais que je n’y arriverai pas sans toi, Nina. Tu le sais, et pourtant ne viens pas.

Tu es en colère contre moi et je le suis aussi, de ma connerie et de mes crises. Seulement, je ne pensais pas ce que je t’ai dit l’autre jour. Pardon pour ça, pour tout. On ne s'est jamais quittés, toi et moi ; on a toujours tout fait ensemble : engueulades, patinage ou fous rires. Je ne peux pas être séparé de toi à présent, pas maintenant. Décrocher cette médaille est capital à mes yeux ; c’est le moment ou jamais, je suis prêt. Alors, s’il te plaît, ne me lâche pas, j’ai besoin de toi !

J’ai été un gros nul et mérite tous les noms d’oiseau de la terre entière, de l’univers même, mais depuis qu’on s’est embrouillés tous les deux, je me suis rendu compte d’une chose : je ne peux pas vivre sans toi. Parce que je t’aime, Nina.

Reviens-moi, my love, reviens-moi...

Ton Yanou

(1) : « [...] seuls les mots saignent /

A l'intérieur de ces pages, tu m'enlaces simplement /

Et je ne te laisserai jamais partir... »

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