XVIII Parfois, il faut voir les choses sous un autre angle...

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Judith

Assise dans le bus, j'analysais toutes les paroles de Lucas. Tout ce qu'il m'avait dit me paraissait dingue. Le fait de revoir mon père changeait beaucoup de choses. Quand je pensais à tout ce que ma mère avait dû vivre et endurer seule et à tout ce que j'avais dû rattraper pour Mi. Tous ces mensonges inventés tentaient de combler une vie misérable. Et aujourd'hui, cette vie enjolivée partait en éclats. Finalement, c'était ce sur quoi j'avais fondé ma vie et mon histoire qui, de nouveau, s'effondrait. Je commençais à m'écrouler sur mon siège. Des larmes m'échappèrent. Je regardais Mi parler avec un autre enfant : tant d'innocence, tant de simplicité et de vérité dans leurs dires, dans leurs gestes... Mais pourquoi les adultes compliquaient tout ? Mon père se donnait les excuses qu'il voulait pour justifier son absence. Elles n'étaient en rien recevables. Je portais à bout de bras la famille que Mi, ma mère et moi formions, aussi chaotique soit-elle. C'étaient elles, ma famille. Mon père n'en faisait pas partie. Mi ne m'en parlait jamais. Il n'était qu'un lointain souvenir qui refaisait surface en pensant avoir gardé sa place dans nos cœurs. Mais en réalité, il tombait dans l'oubli.

  • Ju, nous sommes arrivés, m'informa Soan.
  • Ah ! Je n'ai pas vu le temps passer...
  • Je prends Mi, passe devant.
  • Non, c'est bon, le contredis-je. Je vais m'en occuper, merci.

J'attrapai ma sœur, qui s'était endormie et la portai jusqu'en haut. Arrivés sur le palier, Soan m'ouvrit gentiment la porte. J'allai déposer ma sœur sur le canapé puis retournai vite à la porte pour le raccompagner. Je voulais qu'il parte.

  • Judith, je suis désolé, je ...
  • So, l'interrompis-je. Pas maintenant, s'il te plaît.
  • Tu n'as pas dit un mot depuis que Lucas nous a parlé, je m'inquiète, je...
  • C'est bon, So, j'ai juste besoin de temps, c'est tout.

Il me sourit, saisit mon visage et embrassa mon front. Il était si doux... Mon pauvre cœur s'effrita. Je le pris dans mes bras et le serrai bien fort. Il m'entoura de ses siens comme s'il me protégeait, comme s'il avait le pouvoir de tout réparer. Mais c'était impossible; et ça, je le savais bien. Je me défis de lui et de l'illusion qui se présentait à moi. Je rentrai rapidement, refermant la porte sur celui qui me veillerait et me protégerait plus tard, mais ça, je ne le savais pas encore. Il glissa sous la porte une photo nous regroupant. Nous étions y tous enfants, tous innocents et tous vrais...

Quelques heures plus tard, j'allais rejoindre Mi dans son lit. Je me blottis contre elle et essayai de trouver le sommeil. Mon cerveau ne voulait pas arrêter de tourner. Je finis par ouvrir les yeux et me levai délicatement. J'allai dans le salon et ouvris le buffet pour en retirer des anciens albums photos. Je soufflais la poussière dessus puis les ouvris. Je plongeai dans un passé rempli de visages qui m'étaient inconnus. Ma mère me rejoignit et s'assit avec moi sur le tapis.

  • Tu ne dors pas ? demanda-t-elle.
  • Non, je n'y arrive pas, avouai-je.
  • Judith, à propos d'hier, je...
  • C'est bon Maman... Ça va, laisse tomber, la coupai-je.

Elle releva les yeux de ses mains et me sourit, gênée.

  • Regarde, Maman, c'est qui là ?
  • Alors, ici, il y a ta tante Maria et ton père qui porte son neveu dans les bras. Lucas venait de naître et nous nous étions déplacés pour l'occasion. Tiens, regarde celle-ci, ton père et sa sœur en train de jouer aux cartes, plus jeunes. Sur celle-ci, ils sont avec Beny, le père de Lucas. Je n'ai pas beaucoup vu cet homme. Il est mort quand Lucas avait environ quatre ans, je crois.
  • Et Papa ?
  • Ben, Nicolas est allé aider sa sœur quand elle en a eu besoin. D'après ce qu'il m'avait raconté, Beny s'était fait assassiner par un membre du gang dont il faisait partie plus jeune. Maria l'en avait sorti et lui avait offert une vie merveilleuse. Mais le passé l'a rattrapé et ils l'ont tué.
  • Mais pourquoi ? questionnai-je.
  • Je n'en sais trop rien pour tout te dire. Des vieilles histoires non réglées, je pense. En tout cas, ton père est intervenu pour la sortir du bourbier mortel dans lequel elle se trouvait. Un ami de Beny aussi a veillé sur elle. Puis elle a disparu et je n'ai plus jamais entendu parler d'elle. J'espère qu'elle va bien... Enfin, cela faisait longtemps que je n'avais pas pensé à elle... Quand je pense que ton père n'est jamais revenu...
  • Mais il nous a laissées pour elle ?
  • Ben tu sais, c'est sa seule famille. Il s'en est toujours occupé. Sa sœur était tout pour lui. Il nous savait en sécurité alors il est parti. Une lettre m'était parvenue me demandant de ne pas le rechercher et qu'il reviendrait quand les choses seraient réglées. Mais il n'est jamais revenu. Il était parti plusieurs fois et, en règle générale, il revenait toujours. Mais cette fois-ci, il n'est pas rentré. Je l'ai attendu et je l'attends toujours. Mais je vois bien que je m'illusionne. Je ne reçois même plus de lettres, je n'ai aucune nouvelle depuis presque trois ans maintenant. Il est resté en contact avec nous pendant une année environ et je l'ai même vu une fois !
  • Ah oui ? Quand ça ?
  • Quand j'étais enceinte de ton frère. J'avais voulu aller vers lui pour le lui annoncer. Mais il m'avait fait signe de ne pas traverser la rue. J'avais alors caressé mon ventre pour lui faire passer le message. Il m'avait souri puis avait pleuré. Il s'était retourné puis avait disparu et pour de bon cette fois.
  • Il ne sait pas que Benjamin est décédé ?
  • Non, il ne le sait pas... Enfin, comment puis-je savoir ce qu'il sait ou ne sait pas ? J'ai l'impression qu'il nous surveille parfois. Il est là, tout près de nous, j'en suis sûre. Mais bon, je dois certainement m'illusionner encore...
  • Peut-être que non, il est peut être là...
  • Judith, me sourit-elle, ne vas pas te mettre de faux espoirs dans la tête. Il est parti, il ne reviendra certainement jamais... Je n'ai jamais déménagé à cause de ça. Je me suis enfermée dans une vie de misère et de désarroi. Je vous traîne dans mon vice vous privant de nourriture, parfois. Penses-tu que je sois meilleure que lui ? Je ne le pense pas.
  • Mais au moins tu es là. Ça vaut bien son pesant de cacahuètes ça, non ?
  • Son pesant de cacahuètes ? rigola-t-elle. Si tu le dis, peut être bien que oui.
  • Mais oui Maman, lui souris-je, si je te le dis ! Papa ne nous a sûrement jamais aimées pour nous laisser comme ça. Toi, tu n'y es pour rien, c'est de sa faute.
  • Ne juge pas ton père si sévèrement, Judith.
  • Mais attends...
  • Non ma fille, si Mila avait besoin de toi et que ta famille était en sécurité n'irais-tu pas ?
  • Je...
  • Ne donne pas de réponse hâtive. Tu n'es pas mère encore, et c'est encore une autre position que celle des hommes. Dans tous les cas, je suis sûre que t'irais aider ta soeur si elle en avait besoin. Et ce, peu importe la situation dans laquelle elle serait. Le seul hic dans tout ça, c'est moi. Je suis trop faible. Mes travers nous ont fait vivre des situations compliquées. Et j'en suis responsable.
  • Oui, mais s'il avait été là, tu ne serais pas tombée la dedans.
  • Peut-être bien... Mais nous ne le saurons jamais, conclut-elle. Allez, viens, on va dormir un peu.

Je remis tout en place et suivis ma mère. Devant sa porte, elle m'étreignit et me chuchota des mots d'amour. Je lui rendis son étreinte sans rien répondre. Nous nous sourîmes puis je regagnai mon lit en pensant à mon père. J'avais beau tourner le problème dans tous les sens, aucune raison n'était assez valable pour justifier son absence. On n'abandonne jamais ses enfants...

Soan

La sonnerie du réveil résonna dans ma chambre et je me levai en sursaut. Aujourd'hui nous étions jeudi et je n'avais vraiment pas envie d'aller au lycée. Hier soir, j'étais rentré empli de doute et l'inquiétude. Je voyais bien que Judith n'allait pas bien. Elle m'avait gentiment repoussé et j'avais respecté sa décision. Quand j'étais rentré dépité, mon père m'avait accueilli et écouté. Je m'étais confié à lui sans trop en dire. Il m'avait conseillé de ne pas forcer les choses et il avait raison. Nous reparlâmes quelques instants de Gislann, mais il proposa de nous changer les idées. Nous étions allés faire un tour tous les deux et cela me fit un bien fou. Il sortait très peu et l'air de dehors le vivifia. Il me raconta des blagues et nous mangeâmes un morceau dans un snack. C'était magique !

En me réveillant ce matin, je souhaitais que le temps se soit arrêté à la veille mais la vie reprenait son cours. J'allai dans la cuisine avaler un petit quelque-chose quand je vis mon père attablé. Il avait préparé le petit déjeuner pour nous deux alors qu'il ne mangeait pas le matin. Quand je voyais ses bons côtés, je comprenais pourquoi ma mère l'avait tant aimé. Elle aussi voyait le bon en lui. Et c'était sûrement ça qui la retenait près de lui. Il était une bonne personne au fond. Enfin, tant que son monstre sommeillait... J'étais souvent partagé entre l'amour et la haine. Ces derniers temps, l'amour surpassait la haine, j'essayais de le comprendre et de me mettre à sa place. Je commençais à y arriver. Je restais tout de même sur mes gardes espérant, malgré moi, que le monstre en lui finirait par mourir. Ma mère aussi avait dû penser ça, jusqu'au jour où...

  • Prêt pour l'école ? me surprit-il.
  • Euh, oui, je... répondis-je confus.
  • Mais à quoi penses-tu ?
  • Bah, rien, t'inquiète pas. Merci pour le p'tit dej' ! dis-je en engouffrant une gaufre dans ma bouche.
  • De rien, Fils.

Je finis de manger dans le silence. Je me levai et il en fit de même. Il me regarda et je l'enlaçai vivement. Touché et maladroit, il me le rendit simplement. Nous nous quittâmes sur cet échange et je partis au lycée sans me retourner.

Arrivé en classe, j'aperçus Ju, assise au fond de la salle. Élé n'était visiblement pas encore revenue et j'allai m'asseoir à côté d'elle. Elle me sourit et me salua.

  • Alors ça va ? m'enquis-je.
  • Ça va... répondit-elle évasive.
  • C'est un petit ça va, ça... dis-je en faisant la moue.
  • Arrête So, rit-elle. Je pense que je devrais essayer de voir les choses sous un autre angle. Voir tout ça avec mes yeux est bien trop, comment dirais-je ? Compliqué ?
  • Oui, je comprends ça... Ah ! Le prof est là ! Voyons s'il va nous rendre notre devoir !
  • Pfff, à tous les coups, il va nous en donner un autre, histoire d'aiguiser notre imagination, l'imita-t-elle.
  • Bonjour à tous ! Je vais vous distribuer vos devoirs, intervint Monsieur Gauthier.
  • Ah ! Tu vois ? J'avais raison ! dis-je à Judith un peu trop enthousiaste.
  • Une remarque à faire à la classe Monsieur Morel ?
  • Euh... Non désolé...
  • Eh bien, votre note sauve votre comportement ! Tenez, voici votre copie. Judith, tenez pour vous aussi. On dirait bien que votre voisin vous fait de la concurrence !
  • Ah, oui ? sourit-elle.
  • J'en ai bien peur ! Comment se porte Éléonore ?
  • Mieux, merci Monsieur.
  • Tenez, vous lui ferez passer sa copie.
  • Oui, merci.

Quelqu'un toqua à la porte.

  • Entrez ! cria Monsieur Gauthier.
  • Bonjour, excusez-moi de vous déranger. Je viens chercher Judith Imbert. Elle est convoquée dans le bureau de Monsieur Aubry.
  • Monsieur Aubry, dites-vous ?
  • Oui Monsieur.
  • Eh bien Judith, fais tes affaires ma petite.

Judith se leva, contrariée. J'essayais de capter son regard mais elle me fuyait. Je la regardais sortir sans rien pouvoir dire. Mais que lui voulait ce Monsieur Aubry ? Qui était-il pour la convoquer en plein cours ?

Judith

"Il ne manquait plus que lui ! pensai-je. Mais qu'est-ce qu'il me veut celui-là, encore ?" La tête pleine, je suivis le surveillant jusqu'à son bureau.

  • Monsieur Aubry, la voici.
  • Merci, Sam, fais-la entrer. Et arrête de m'appeler comme ça, s'il te plaît.
  • Oui, désolé Alexis, j'oublie tout le temps, se justifia-t-il.
  • Bonjour Judith.
  • Bon, je vous laisse, dit le survieillant en fermant la porte derrière moi.
  • Bonjour, fis-je.
  • Viens, assieds-toi, je t'en prie.
  • Pas envie, mais merci, renvoyais-je.

Il s'appuya contre le bureau et croisa les bras sur sa poitrine. Je m'aperçus qu'il se contenait pour ne pas répondre à mon insubordination. Je le vis serrer les mâchoires et essayer une autre tactique d'approche.

  • Ok, bon alors je voulais avoir des nouvelles d'Éléonore. Comment va-t-elle ?
  • Pourquoi n'appelez-vous pas son père directement ? lançai-je.
  • Pourquoi refuses-tu de me parler ? lâcha-t-il en laissant tomber ses bras.
  • Mais pourquoi est-ce que je vous parlerais d'abord ? m'énervai-je.
  • Je...
  • Et d'ailleurs, que faisiez-vous avec Mila dans ce monde horrible, hein ? criai-je soudain.
  • Je t'interdis de parler de ça en criant ! me prévint-il en s'approchant de moi, en me pointant du doigt.
  • Sinon quoi ? ricanai-je.
  • Les murs ont des oreilles Judith, cela pourrait la mettre en danger.
  • Vous dites n'importe quoi, me renfrognai-je.
  • Non, hélas, tu ne sais pas tout, me toisa-t-il.

Je plongeai mes yeux dans les siens. Ce regard m'était familier. J'y restai encore quelques instants essayant de percer ce mystère. Je levai ma main pour le toucher. Je voulais voir ses souvenirs et me laissai aller, oubliant où j'étais. Il me la saisit et le temps du contact nous plongea dans mes souvenirs. Je revoyais Soan et Alec nous unir, son regard me transperça de nouveau et j'ouvris vite les yeux, frappée par la vérité. Ses yeux étaient remplis de colère et de violence. Il ouvrit la porte et me jeta dehors.

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