Botanique

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Le week-end arrivé, Mathias alla toquer chez sa grand-mère. Il habitait la dépendance jouxtant sa maison, ses parents possédant leur propre habitation plus haut dans le lieu-dit. Léonie ne connaissait que sa région natale. Elle n’avait jamais pris l’avion, jamais vu la mer, jamais voyagé. Tout ce qui se passait à l’extérieur de sa bulle ne l’intéressait pas. Du haut de ses quatre-vingt-douze ans, elle ressassait à ses visiteurs sa vision du monde, depuis longtemps dépassée.

Mathias, habitué à ses commérages et ses cancanages sur les mœurs dissolus du nouveau siècle, n’y prêtait plus qu’une oreille distraite. Il ne tenait pas à entrer en conflit avec elle à son âge.

La vieille dame le pressa d'entrer et s’activa pour lui faire un café. Elle sortit du placard une boîte en fer contenant des biscuits à l’aspect douteux. Mathias se rabattit sur un sachet de spéculoos encore emballé, bien qu'un brin écrasé.

— Tu ne prends pas de la chicoré toi ? lui demanda-t-elle en s'affairant.

— Non, Mémé, du café noir, sans rien, ça me convient.

— Ah bah oui, c’est vrai que tu n’as pas connu la guerre.

Elle déposa les tasses sur la toile cirée fleurie et retira le chapeau du sucrier en porcelaine.

— Un sucre ?

— Non, Mémé, rien, ça va.

Léonie s’assit en face de son petit fils pour parler de la pluie et du beau temps. La décoration de sa cuisine ne bougeait pas d’un pouce depuis des décennies. Mathias gardait le souvenir de feu son grand-père, lisant son journal du matin, les avant-bras appuyés sur cette même toile cirée. Il aimait attendre qu’il prenne son « casse-croûte » au retour du potager, sachant que Maurice lui glissait toujours un morceau de pain et de cantal.

— Et toi, ça va ? questionna Léonie au milieu de ses bavardages. Je t’embête avec mes discours de vieille femme.

Mathias but une gorgée de café amer.

— Mais non, tu ne m’embêtes pas Mémé. Je vais bien, merci. En fait, je viens te poser des questions de botanique.

— Botanique ? Tu fais du jardin, toi, maintenant ? s'étonna sa grand-mère en plongeant sa main dans la boite de gateaux rassis.

— Non, sourit-il. C’est pour le travail.

— Comment va monsieur Bérand d'ailleurs ? Ça c’est un bon gendarme, toujours bien poli, même avec les vieilles dames comme moi.

— L’adjudant va très bien. Est-ce que tu as de la sauge dans tes plantations ? demanda-t-il pour recentrer le propos.

Léonie soupira.

— Alors là, mon garçon, tu me poses une colle. Va donc voir dans la véranda. Moi je ne sais plus.

Mathias abandonna sa tasse à fleurs pour se rendre dans la petite véranda. Les plantes séchées, manquant de soins, faisaient peine à voir. Les petits pots en plastique se mêlaient aux toiles d’araignée. Sa grand-mère avait refusé l’aide à domicile proposée par ses parents. Elle tenait à se débrouiller seule, malgré son incapacité flagrante à épousseter son domicile comme naguère. Mathias s’accroupit pour déchiffrer les étiquettes poussiéreuses. Ciboulette, persil, coriandre, basilic, thym, romarin… pas de sauge.

Il revint dans la cuisine. Léonie avait allumé la radio et épluchait des pommes de terre. Le samedi, elle préparait son sempiternel poulet rôti.

— Alors ? questionna-t-elle sans cesser son activité.

— Non, pas de sauge, répondit-il en reprenant sa place à table.

— Et pourquoi ça intéresse les gendarmes la sauge ? demanda-t-elle encore, cette fois en regardant son petit-fils.

— C’est pour une enquête.

Le regard de la vieille dame brilla. Mathias savait à quel point elle était férue de « feuilletons policiers », comme elle les appelait. Elle se targuait de toujours deviner le fin mot de l’histoire avant le dénouement, comme pour les polars qu’elle dévorait.

— Tu sais, je m’y connais bien, dis-m’en plus.

Mathias ne voulut pas la froisser en refusant. Il détourna cependant l'interrogatoire à son avantage.

— Qu’est-ce que tu connais sur cette plante ?

Léonie haussa les épaules, comprenant qu'elle n'obtiendrait aucun détail croustillant de son gendarme de petit fils.

— Je ne m’en sers qu’en cuisine, pour accompagner le veau ou le poulet. Mais, certaines vieilles chouettes te diront que ça sert à purifier les maisons.

Tino Rossi et le bruit de l’économe sur les tubercules accompagnaient la discussion.

— Comment ça ?

— Les vieilles maisons ont un vécu. Les hurluberlus tentent de déloger les mauvais esprits en faisant brûler de la sauge. J’ai déjà vu faire.

Mathias fronça les sourcils. La piste de l'occulte refaisait surface.

— Et toi, tu n’y crois pas ?

— À la sorcellerie ?

Léonie emballa les épluchures dans le papier-journal posé dessous et secoua négativement la tête.

— Moi, je ne crois qu’en le Bon Dieu, affirma-t-elle en se signant.

Léonie collectionnait les bouteilles d’eau bénite provenant de Lourdes. Les flacons à l’effigie de la vierge se bousculaient sur ses étagères. Mathias se rappela le crucifix au-dessus du lit, dans la chambre où il dormait enfant, chose dont il avait diablement peur.

Sa grand-mère disposa son plat dans un faitout, y jeta un bouquet garni et le fit disparaitre dans le four. Elle s’installa dans son vieux fauteuil en osier, qui craqua quand elle s’y cala. Elle attrapa sa pelote de laine et ses aiguilles.

Mathias tourna sa chaise pour lui faire face.

— Et ces gens qui pratiquent ces rituels, tu en connais encore ?

— Ola ! s’exclama la vieille dame. Je te parle de ça, il y a bien cinquante ans. Tu sais, la plupart de mes connaissances mangent les pissenlits par la racine aujourd’hui.

Le sujet cessait manifestement de l’intéresser. Mathias sentit qu’il était temps de prendre congé. Il se leva, débarrassa sa tasse dans l’évier et se saisit d’une éponge pour essuyer la table.

— Penses-tu ! lui reprocha Léonie. Je vais le faire mon garçon, laisse donc.

Elle agitait ses aiguilles avec une belle dextérité pour son âge.

— Je fais une écharpe pour ta mère, l’informa-t-elle. Pas demain la veille que je ferais des maillots de corps pour mes arrière-petits-enfants…

Le sujet revenait régulièrement sur le tapis avec Léonie. Savoir son petit-fils de trente ans passé célibataire endurci la contrariait.

— Un beau garçon comme toi, en plus les femmes aiment l’uniforme !

Mathias préféra ne pas répondre à la remarque. Il ne s'avérait tout simplement pas doué pour les rencontres. Il n’avait pas fréquenté de fille depuis des années et avait depuis longtemps abandonné l’idée de fonder un foyer. Il se suffisait à lui-même. Son travail lui prenant un certain temps, cela comblait les heures de solitude.

Le cas de Diane restait plus épineux encore pour leur grand-mère. La savoir partie seule à la grande ville, comme elle disait, cela lui hérissait le poil.

— Elle a laissé filer son fiancé ta sœur, râla-elle encore. Elle a un caractère revêche, ça ne plait pas aux hommes, et puis, je ne l’ai jamais vu manger autre chose que des pâtes. Il faut apprendre à cuisiner pour attraper quelqu’un dans ses filets.

Mathias la laissait dire, les mœurs changeaient, pas Mémé. Il déposa un baiser sur ses cheveux blancs et lui souhaita une belle journée.

Enfin sorti de la vieille maison, il remonta la pente pour aller saluer ses parents. Scott, le berger allemand de la famille, vint aboyer au grillage et le suivit tout le long jusqu’au portail. Le chien couina et réclama des caresses.

— Oui, oui Scotty, lui dit Mathias en tentant de refermer le portail, le chien entre ses jambes.

Le canidé l’escorta jusqu’à la maison de plain-pied. Le gendarme réfléchissait, les débris de plantes étaient le seul indice dont il disposait. Le major Devèze gardait jalousement les informations du laboratoire pour lui. Vincent était venu le trouver penaud, lui indiquant que rien ne fuitait. Si Mathias se rendait chez les voisins de Reignac, cela paraitrait suspect si peu de temps après l’interrogatoire de Devèze. Il se voyait contraint d’attendre que l’autre veuille bien partager ses investigations. Le maréchal des logis-chef mourait d’envie de retourner aux abords de la maison pour approfondir ses recherches, et surtout, revoir le mystérieux cercle. Les preuves allaient se volatiliser au gré du vent et de la pluie. Toutefois, s’il se faisait prendre, cela lui vaudrait des ennuis à la brigade. Tout le monde savait qu’il était à couteaux tirés avec le major. Cela ne datait pas d’hier, ils ne se mettaient jamais d’accord sur rien. Le major ne voyait pas ce qui se trouvait sous son nez, passait à côté d’indice gros comme des camions. Son expérience prévalait sur celle de Mathias, mais celui-ci se targuait d’être un meilleur gendarme que lui.

De colère, il décocha un coup de pied dans une balle qui trainait là. Scott s’empressa de cavaler derrière en aboyant joyeusement. Sa mère lui ouvrit la porte sans qu’il eut besoin de toquer.

— Alors mon fils, ça fait plaisir de te voir !

Ils échangèrent une bise rapide. Marie Brochart fit entrer son fils dans sa maison. Il s’essuya les pieds sur le paillasson, les mains dans les poches.

— Tu en fais une tête. C’est le travail qui te tracasse ? demanda-t-elle en refermant la porte.

— Une affaire refilée à un autre, ça me mine.

Il contourna le canapé pour saluer son père, assis à son ordinateur, près de la baie vitrée. Les lunettes au bord du nez, il lui adressa un petit signe de la main avant de retourner à son solitaire.

— Tu veux un café mon grand ?

— Non merci, répondit-il en s’asseyant à la table de la cuisine ouverte. J’en ai pris un chez Mémé.

— Elle ne t’a pas gardé pour le poulet ? rigola Marie. Il faut que j’aille la voir cet après-midi. Mes collègues m’ont donné de nouveaux livres, elle fera son choix.

Deux choses passionnaient la mère de Mathias : la lecture et la marche. Sa silhouette filiforme témoignait des heures passées à battre la campagne en legging coloré, bâtons de marche aux poings. À Paris, dans sa jeunesse, elle avait participé à de nombreux marathons. Des douleurs l’empêchaient aujourd’hui de courir, mais personne ne la ferait asseoir sur une chaise à rien faire. Cela faisait plus de vingt ans qu’ils étaient revenus habiter dans le bourg de naissance de Jean-Luc, et pourtant, tout le lieu-dit les appelaient encore « les parisiens ». Ils ne s’en formalisaient pas, les gens d’ici mettaient du temps à s’accommoder au changement.

— Tu as des nouvelles de ta sœur ? demanda Marie en reprenant ses mots croisés.

— On s’est téléphoné, ça a l’air d’aller.

Marie soupira et secoua la tête.

— Elle n’appelle jamais, à croire que l’on n’existe plus.

— Tu as un téléphone chérie, tu pourrais le faire.

La femme aux cheveux courts lança un regard courroucé à son mari.

— C’est elle qui est partie, c’est à elle de donner des nouvelles.

Jean-Luc préféra ne rien répondre. Le départ de Diane coinçait toujours pour Marie. Sa fille adorée, partie batifoler loin d’elle. Les disputes précédant son départ résonnaient encore dans tous les esprits. Marie et Diane se prenaient alors le bec quotidiennement.

— Mais Limoges c’est très bien aussi pour les études ! s’insurgeait la mère, poursuivant sa fille dans le couloir.

— Maman, tu as choisi de venir vivre dans ce trou, mais pas moi ! Laisse-moi partir !

Un concert de portes qui claquent suivait les querelles.

— Elle t’a dit si elle comptait venir bientôt ? questionna innocemment Marie.

— Je le lui ai proposé, on verra bien ce qu’elle décide.

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