Les Trois poiriers

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Plus le paysage devenait familier et plus Diane faisait grise mine. Revenir lui inspirait à chaque fois un savant mélange de nostalgie et de stress. Ses anciennes angoisses remontaient à la surface au fur et à mesure des kilomètres. Ici, pas d’avenir pour elle, pas de possibilité. Un petit monde fermé, où rien ne bougeait, où elle retrouverait chaque chose exactement à la même place. Cette stagnation lui faisait horreur. L’envie lui prenait souvent de hurler, de secouer les gens : « He, ho ! Réveillez-vous ! Le monde avance ! Mettez-vous à la page ! ».

Les commerces fermaient au lieu d’ouvrir, les bars et les restaurants ne rajeunissaient pas. Les seules distractions restaient les brocantes, vide-greniers et autres expositions de voitures anciennes.

Diane se rappelait quand les enfants venaient de la ville pour les vacances. Elle enviait tout ce qu’ils racontaient. Les parcs d’attractions, les centres commerciaux immenses, les grands rassemblements. Elle découvrit l’agitation permanente de Paris avec délice. Diane trouvait grisant ces personnes toujours en mouvement, les bruits de la circulation et les lumières. Chaque fois qu’elle sortait, elle contemplait la ville et son cœur s’emballait. Retrouver les champs et les bois de son enfance, le mouroir qu’elle rêvait de fuir adolescente, la déprimait.

— Tu ne restes pas, lui rappela Adam.

— Ça c’est sûr et certain. J’ai hâte que tu vois par toi-même. Tu me comprendras mieux après.

— À première vue, le paysage est un peu triste.

— Tu n’es pas au bout de tes peines, ricana Diane.

Adam, parisien depuis toujours, prenait un grand bol d’air bucolique. Lui qui ne pouvait pas concevoir un monde où les magasins fermaient le midi et le dimanche… La campagne le stressait quelque peu, le manque de vie, l’isolement, les personnes du troisième âge surveillant les environs. Adam redoutait la vieillesse. Voir des personnes âgées le mettait mal à l’aise. Leurs infirmités, leur lenteur, tout le repoussait. Il disait à qui voulait l’entendre qu’il mourrait jeune, que l’on ne le verrait jamais dans un fauteuil roulant, ou une maison de retraite. Il ne se figurait pas dépasser les cinquante ans et traquait les cheveux blancs solitaires qu’il trouvait de temps à autre dans sa tignasse foncée.

— C’est le souci ça, lui disait sa mère en allumant une cigarette.

Ses parents s'étaient séparés à ses cinq ans. Son père s'était rapidement remarié et avait eu deux autres enfants. Sa mère restait seule et enchainant les mauvaises fréquentations. Elle se comportait comme une éternelle adolescente. Adam devait souvent la ramener à la réalité. Elle le suppliait souvent de l’emmener danser, de la sortir. Elle voulait voir du monde. Quand elle buvait trop, il la couchait et restait chez elle. Il fréquentait peu son père et ses demi-frères. Adam trouvait que son père se préoccupait peu de lui, il se sentait comme une erreur qu’il préférait mettre de côté. Lui restait désespérément romantique, souhaitant trouver une personne qui l’aimerait enfin pleinement, avec qui il partagerait des moments simples. La tendresse lui manquait terriblement. Bien sûr, il avait Diane, et d’autres amis, mais l’amour, le vrai, il le cherchait sans répit. D’ailleurs, son nouveau prétendant venait de lui envoyer un message. Leur relation se présentait bien. Il avait rencontré Malory sur un tournage. Il était le cameraman et lui l’ingénieur du son. D'après ses dires, le garçon cherchait également du sérieux. Cela pouvait coller. Ils conversaient facilement, partageaient des centres d’intérêt et le même amour pour les sorties culturelles.

— On est bientôt arrivés, annonça Diane.

La voiture montait une colline boisée. Le jeune homme détailla les poteaux de bois et les câbles électriques qui en pendaient mollement.

— C’est un peu triste comme endroit…

— C’est toi qui as insisté pour venir, rétorqua sa comparse. La tempête de la rentrée a fait pas mal de dégâts

Adam soupira. Si son amie prévoyait de rester de mauvaise humeur tout le séjour, cela s’annonçait long.

Une trouée dans les arbres laissa voir un pré dans lequel pâturaient des daims à la croupe mouchetée de blanc.

— Tu as vu ? s’étonna Adam.

— C’est la propriété du maire.

Quel genre d’excentrique posséde de tels animaux ? se demanda le jeune homme.

Diane prit un virage en épingle à cheveux et l’inclinaison de la pente augmenta. Ils montaient toujours entre les arbres. Adam aperçut une carcasse rouillée dans le fossé.

Diane devança sa question :

— C’est un docteur qui a planté sa voiture pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ils passèrent un vieux lavoir et les premières maisons du lieu dit apparurent.

— Bienvenue aux Trois poiriers, annonça tristement Diane.

Les maisons s’alignaient de part et d'autres de la route. Celle-ci grimpait vers un second bois, avant de redevenir plane et de serpenter entre les champs vers un nouveau lieu dit. Les premières habitations avaient l’aspect de vieilles fermes. Certains bâtiments tombaient d'ailleurs en ruine. Diane pointa du doigt une grande bâtisse en pierres apparentes, en forme de L.

— C’est chez mes grands-parents. Et là où les volets sont fermés, c’est la partie qu’habite mon frère.

La voiture commença à ralentir. Un berger allemand apparut derrière un grillage et se mit à aboyer sur le véhicule. Le visage de Diane se ferma.

— Ça va aller ?

— Oui, oui, t’inquiètes.

Elle arrêta la voiture dans l’espace couvert de graviers qui précédait le portail et descendit pour l’ouvrir. Au bout de l’allée, une femme aux cheveux courts apparut sur le seuil de la porte. Elle agita la main, Diane leva la sienne en réponse. Un vent froid s’engouffra dans l’habitacle quand elle se réinstalla au volant. Adam relaçait ses chaussures enlevées pendant le voyage.

— Ta maman, je suppose.

— Ouais, la mère Brochart, se rembrunit la jeune femme.

Diane fit avancer la voiture et la gara derrière celle de ses parents. Le chien leur fit la fête dès qu’ils sortirent du véhicule.

— Scott ! Scott ! Laisse-les tranquille ! le gronda Marie.

Diane attrapa le chien par le collier pour le calmer et l’empêcher de sauter. Il se tortilla pour lui échapper, martelant ses baskets blanches avec ses pattes boueuses.

— Salut toi, dit Adam en s’approchant.

Le berger allemand lui lécha copieusement les doigts. Diane le libéra et il partit dans le jardin au triple galop.

Les salutations faites, ils se déchaussèrent et montèrent leurs bagages à l’étage. Diane retrouva sa chambre de jeune fille intacte. Son lit double avec sa housse de couette délavée, son bureau où s’entassaient encore des cahiers cornés, ses étagères couvertes de peluches et de bibelots.

Adam se dirigea vers l’armoire pour observer les photos aux couleurs passées scotchées sur le bois. Diane sortit un pull de sa valise et le passa. Elle se renversa sur le lit.

— Tu leur parles encore à ces personnes ?

Les clichés représentaient Diane en soirées, bras dessus, bras dessous avec des amis, un grand sourire aux lèvres, parfois costumée.

— Non, on s’est perdus de vue.

— Ça va, tu sortais quand même.

— Oui, non mais n’exagérons rien, je ne vivais pas cloitrée non plus. Je ne me projetais pas ici c’est tout.

— On va passer à table ! appela Marie en bas.

La porte d’entrée s’ouvrit et de nouvelles voix résonnèrent, annonçant l’arrivée de Léonie et Mathias.

— Je te préviens, ma grand-mère vit encore au siècle dernier. Ne t’offusques pas de ses remarques.

Ils descendirent au salon. Léonie, déjà assise à table, discutait avec sa belle-fille, Jean-Luc ouvrait le vin et Mathias coupait le pain.

— Vous avez fait bonne route ? demanda le frère en embrassant sa sœur.

— Pas de souci.

— C’est ton fiancé ? questionna aussitôt Léonie en voyant Adam.

— Non, Mémé, c’est mon colocataire, répondit Diane en masquant son agacement.

— Oh, un beau jeune homme comme ça. Ça ne se faisait pas de mon temps de vivre avec un garçon sans le fréquenter.

— Les choses évoluent, fit remarquer Jean-Luc à sa mère.

— Ah ça oui, je m’en rends bien compte. Et puis, je sais qu’à Paris vous êtes tous les uns sur les autres. Il faut trouver des compromis. Mais toi, jeune homme, tu as une fiancée ?

Adam lança un SOS du regard à Diane.

— Personne n’a de fiancé, laisse-nous profiter de notre jeunesse avant de nous marier.

— Penses-tu, après tu vas finir comme ton frère, trente ans passés et rien en vue.

L'intéressé laissa glisser la remarque. Marie enchaina rapidement pour dissiper le malaise.

— J’ai regardé vos vidéos les enfants. C’est très bien et très instructif ! Ce que tu passes bien à l’écran ma fille ! Je t’ai trouvé rayonnante.

— Merci, répondit sincèrement Diane, heureuse que sa mère s'intéresse à leur projet. Ça c’est grâce au talent d’Adam avec la lumière et le montage.

— Quelle caméra tu utilises ? demanda Jean-Luc au colocataire de sa fille.

Le repas se prolongea sans encombre. Au moment des cafés, Léonie prit congé pour aller s’allonger et Jean-Luc se cala dans le canapé pour regarder la télévision. Marie ramena la vaisselle en cuisine, aidée par Adam. Diane saisit l’occasion de parler à son frère.

— Alors, ton affaire ?

— Au point mort…

Elle sélectionna une infusion dans la boîte à thé.

— Rien depuis que tu nous as envoyé les photos ?

— Non, j’ai eu pas mal de boulot et peu de temps pour y penser.

Diane se saisit de la bouilloire et versa l’eau chaude sur le sachet déposé au fond de la sasse.

— Du coup, tu laisses tomber ?

— Non, je continue à y réfléchir, j’ai des certitudes. Comme tu m’as confirmé que le cercle correspondait à un rituel, je maintiens la théorie du crime plutôt que celle du suicide.

— Mais peut-être que la personne pratiquait la magie blanche ?

— Pour en être sûr, il faudrait que je puisse entrer dans la maison et dénicher des preuves. Seulement, je ne peux pas me pointer à la brigade comme une fleur pour en faire la demande.

Adam vint s’asseoir avec eux. Diane poussa vers lui la boîte compartimentée. Elle savait déjà qu’il prendrait le thé à la menthe, ce qu’il fit.

— On parle de l’enquête, lui indiqua-t-elle.

— Ça avance ?

— Justement non, Mathias n’a pas les autorisations pour poursuivre ses recherches.

L’intéressé reposa sa tasse de café vide sur la table, l'air soudain contrarié.

— Et tu ne peux pas monter un genre de dossier pour contrer l’autre personne ?

Mathias sourit tristement.

— Non, ça ne marche pas comme ça.

Il se pencha vers eux pour ajouter plus bas.

— J’ai récupéré des fragments de plantes calcinées sur le site.

— Mais tu as le droit de faire ça ? questionna Diane, légèrement inquiète.

Il secoua négativement la tête. Leur mère passa pour ranger des verres à pied dans une armoire.

— Pourquoi tu t’entêtes autant avec cette affaire ? souffla Diane.

— Un homme est mort. Pour un membre de ma famille, je voudrais que la justice fasse son boulot correctement. Je ne vois pas pourquoi j’agirais différemment avec ce cas.

Adam salua la droiture d’esprit du gendarme.

— Si tu n’as que les plantes comme indice, tu devrais les montrer à un carpologue.

— Un quoi ?

Le jeune homme ajouta du sirop d’agave dans sa boisson et souffla sur sa cuillère pour refroidir le liquide chaud.

— La carpologie analyse les graines et les fruits. Est-ce qu’il y a une base Inrap* dans le coin ? Un centre archéologique, précisa-t-il.

Mathias réfléchit.

— Peut-être à Limoges.

— Eh bah voilà, tu vois, on l’a débloqué ton enquête, répondit Diane, satisfaite.



*L'institut national de recherches archéologiques préventives 

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