Le poids des âmes

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En ce matin d’octobre brumeux, deux voitures se croisèrent à la sortie des Trois Poiriers. Les fenêtres se baissèrent quand les automobilistes se reconnurent.

— Salut les jeunes, vous partez en vadrouille ?

— On a un tournage à Oradour-sur-Glane.

Mathias fit la grimace.

— Je vous préviens, c’est lourd psychologiquement comme endroit.

— On s’en doute. On a passé la journée d’hier à faire des recherches et ça nous a miné le moral.

Les deux amis affichaient un air tristounet.

— Tu pars au boulot ?

— Non, j’ai posé une journée pour aller à Limoges. Officiellement, j’ai rendez-vous chez le dentiste à quinze heures, mais je compte faire un crochet par la base de l’Inrap avant.

— Alors on se voit au diner. Il faudra que tu nous racontes.

Mathias acquiesça. Ils se séparèrent plus loin sur la route. Le village martyr de la seconde Guerre Mondiale se trouvait à vingt minutes de voiture. Diane n’avait pas bien dormi, ressassant les images des documentaires visionnés la veille. Six cent quarante-deux personnes tuées en une journée. Les hommes fusillés, les femmes et les enfants piégés dans l’église en flammes. La cruauté de la chose lui soulevait le cœur.

— Tu sais, on ne va pas souvent sur des lieux de mémoire, je me demande comment le public va le prendre. Est-ce qu’on est légitime d’en parler ?

Elle jeta un regard inquiet à Adam.

— Au contraire, je pense que c’est important. On fait partie des dernières générations à avoir des grands-parents qui ont connu cette époque. Si les lieux de mémoire cessent d’être fréquentés, les gens vont oublier. Après, si tu ne te sens vraiment pas à l’aise avec le sujet, on peut annuler, ne te force pas.

— C’est juste que, d’habitude, on emploie un ton un peu léger, là, ça ne va pas coller. Je ne peux pas me permettre de blaguer. Je me sens investie d’une mission citoyenne.

— Rien ne t’empêche de te montrer plus sérieuse. On fera une outro un peu plus fraiche.

Ils prirent le temps de parcourir le Centre de la mémoire pour parfaire leurs connaissances. Mettre un visage sur les victimes asséna le coup de grâce à leur moral. La photo de la petite Andrée, neuf ans, marqua profondément Diane et Adam. Ils finirent par se donner la main pour s’apporter un peu de soutien. La ville neuve d’Oradour vivait dans l’ombre de sa jumelle fantôme, détruite par la division Das Reich. Ils tournèrent une première partie de leur épisode rue de la Renaissance, là où la première pierre du nouveau bourg avait été posée en 1947. Vint ensuite le moment de se rendre sur les lieux du massacre.

Ils marchèrent le long des maisons en ruine, vestiges d’une vie quotidienne stoppée brutalement par la barbarie humaine. Les deux jeunes gens, le cœur battant, luttaient contre l’envie de pleurer. Adam fit des prises de vue des carcasses de voitures abandonnées et des objets rouillés qui jalonnaient les décombres. Ils se recueillirent un moment dans l’église. Diane sentait ses cheveux se dresser sur sa nuque. Les cris résonnaient presque à ses oreilles. Sa lèvre inférieure se mit à trembler. Elle sortit rapidement.

— Ça va ? demanda Adam en lui frottant le dos.

— C’est dur.

Elle tourna vers lui ses yeux brillants de larmes. Il la serra dans ses bras. Diane souffla un grand coup.

— Tu te sens de le faire ? Sinon, je comprends, on fera une voix off, ou autre chose.

— Non, je dois le faire, c’est important.

Ils se placèrent devant la plaque commémorative de la ville. Diane récita son texte mentalement, rectifiant les phrases et triant les informations. Adam fit un clap en tapant dans ses mains.

— Bonjour, c’est un épisode un peu spécial que nous vous proposons aujourd'hui. Dans nos recherches, il nous est apparu que les fantômes peuvent prendre diverses formes. Ici, nul esprit frappeur, goule ou autre dame blanche. Le village martyr d’Oradour-sur-Glane porte la marque d’un passé trouble. Les âmes des victimes du 10 juin 1944 sont encore en ces lieux. Un travail de mémoire est réalisé ici par des d’hommes et des femmes, œuvrant pour que leur calvaire ne soit jamais oublié. Imaginez un village de campagne. Les enfants sont à l’école, les hommes et les femmes vaquent à leurs occupations. En partance pour le front de Normandie, une division SS traverse la France. Ces hommes, connus pour leurs crimes de guerre, appliquent la politique de la terre brulée.

Diane arborait une mine fermée, un regard grave.

— À Tulle, en Corrèze, la résistance reçoit une mise en garde. Quatre-vingt-dix-neuf personnes sont pendues dans les rues. La division meurtrière poursuit vers Oradour, où plane la rumeur d’une poche de résistance. Les soldats rassemblent les villageois. Les femmes et les enfants trouvent la mort dans l’église en flammes. Les hommes, menés dans des granges, sont exécutés.

Un silence pesant tombe avant que Diane ne reprenne.

— Aujourd'hui, c'est près de trois cent mille personnes qui viennent chaque année déambuler dans les ruines de ce village martyr. La présence des défunts ne fait aucun doute, le repos de l’âme n’est pas au rendez-vous pour eux. Trente mille scolaires viennent également visiter le Centre de la mémoire dans la nouvelle ville, bâtie en 1947. Des endroits comme celui-ci, il est difficile d’y venir sans rien ressentir, mais tellement important de faire cet effort, pour comprendre, pour ne pas oublier ces femmes, ces hommes et ces enfants.

Diane cessa de parler, elle se tourna vers la plaque commémorative et baissa le visage en signe de recueillement. Adam dézooma pour dévoiler le triste paysage.

Reprendre une conversation légère après la fin du tournage ne fut pas chose aisée. Diane et Adam, imprégnés de l’atmosphère du village, n’arrivaient pas à passer à autre chose.

Revenus à la maison, Marie leur proposa de partir en balade avec Scott. Le grand air et la marche furent bienvenus. Peu à peu, ils se dégrisèrent, retrouvèrent la parole et le sourire.

Diane connaissait les sentiers par cœur. Enfant, elle boudait dans ces chemins forestiers, les mains dans les poches, forcée de suivre. Elle se sentit soudain pleinement consciente de la futilité de ses problèmes et de ses prises de tête. Se trouver en bonne santé, dans un pays en paix, relevait de la bénédiction. Diane respira à plein poumons. Elle était vivante et elle devait en profiter chaque jour.

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