Esprit es-tu là ?

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Mathias roulait sur la route de Tricherie, aux portes de la commune de Thouron. Il passa le cimetière et fila vers une portion de la route plus boisée. À sa droite apparut un lac aux eaux marron peu engageantes. Un enchainement de petits virages ouvrit le paysage sur des champs. La route montait ensuite dans la forêt, pour déboucher sur un bouquet de maisons bordant l’Etang de Tricherie. Mathias gara la voiture sur les quelques places de parking présentes. La maison de Danika Grinberg se trouvait là.

Il traversa la route pour faire face à un portillon blanc, que recouvraient les branches d’un arbuste mal taillé, encore couvert de feuilles. Pas de voiture parquée à proximité. Mathias longea le muret de pierres pour se rendre compte de la largeur du terrain. La propriété offrait une vue superbe sur l’étang. Un endroit bien calme et agréable à vivre. La maison en elle-même ne payait pas de mine. Une façade en pierre grisâtre et une porte blanche surmontée de trois petites vitres. Le jardin se plantait d’arbustes et de rosiers.

Aucune lumière à l’intérieur. L’endroit apparaissait vide. Mathias ne pouvait pas faire le tour du bâtiment, une barrière l’en empêchait.

Après recherches, et avoir poussé la notaire à la confidence, il avait découvert que la maison se trouvait sous hypothèque. La fin du contrat de crédit arrivant à son terme, sans remboursement de la part de Danika, la maison venait de passer à la banque.

Où était passée la secrétaire médicale ? Voilà la question qui planait dans l’esprit du maréchal des logis-chef. Son employeur, devant son état psychologique, lui avait octroyé un congé maladie. Depuis, aucune nouvelle de la femme. Le médecin s’inquiétait de son silence, pensant que la situation pourrait la pousser à un geste malheureux.

Une raison suffisante pour que Mathias ait le droit d’enquêter officiellement. L’adjudant venait de lui donner son accord. Vincent, dans la confidence, secondait son chef. Il revenait d’ailleurs vers son collègue.

— Les voisins ne savent pas où elle est chef. La voisine dit que ça fait plusieurs jours que la voiture n’est plus là. La dernière fois qu’elle l’a vu, elle semblait perturbée.

Tu m’étonnes, elle venait de perdre sa maison, répondit mentalement Mathias.

— Merci Vincent, on va essayer de sonner.

Il appuya sur le petit bouton. Le « ding dong » leur parvint depuis l’entrée de la maison. Ils patientèrent plusieurs minutes. Aucun signe de vie à l’intérieur.

— Je vais jeter un coup d’œil plus loin chef.

Le jeune s’éloigna, laissant Mathias à ses réflexions.

Il n’avait pas encore répondu au mail écrit par sa sœur, contenant des dizaines de liens et parlant de créature paranormale. Les troubles psychiatriques mentionnés par Diane avaient retenu son attention. Il lui était reconnaissant de son implication, mais l’évocation de ce genre de sujet à la gendarmerie, pour justifier ses recherches parallèles, ferait lever plus d’un sourcil et on lui rirait au nez. Il venait de trouver une brèche pour enquêter en toute légalité, autant ne pas se tirer une balle dans le pied. S’il faisait remonter trop tôt des informations reliant la disparue à l’affaire Reignac, Devèze s’empresserait de lui arracher le dossier des mains.

Quoi qu’il se passe dans la tête de cette femme, elle n’allait pas bien. Mathias se montrait décidé à la retrouver et à approfondir son interrogatoire. En reprenant ses notes, elle correspondait à la généalogiste décrite par madame Bellac. Elle avait soutiré à la vieille dame des informations sur l’emplacement du manoir, et certainement sur Nicole.

Le manoir !

Mathias appela Vincent. Ils remontèrent en voiture en vitesse. Le jeune gendarme se sentait excité par la perspective de découvrir la mystérieuse bâtisse.

Son collègue le mit en garde :

— On ne sait rien de son état psychologique, elle peut être dangereuse pour elle, et pour les autres.

— Est-ce qu’on doit appeler les pompiers chef ? Ils sauront certainement y faire.

— Pour le moment, assurons-nous que mon intuition est la bonne.

À midi, il retrouva le petit chemin menant à la grande propriété. Information supplémentaire non négligeable, Maria-Louisa lui avait précisé que les feuilles de la stramoine diffusaient un parfum infect. Un détail olfactif important, vu l’odeur régnant dans la maison de feu Jacques Reignac.

— On va laisser la voiture par là et passer par la forêt, informa le maréchal des logis-chef. Si elle se sent menacée, elle risque de fuir ou de faire une bêtise.

Avant de sortir, Mathias s’équipa d’une lampe torche et vérifia l’état de son arme en priant pour ne pas avoir à s’en servir. La marche en forêt fut fastidieuse. Les sous-bois, peu foulés par des visiteurs humains, ne comportaient aucun sentier praticable. Ils se battirent un moment contre les branches revêches, les ronces, et les troncs couchés en travers du chemin. Finalement, ils se trouvèrent à la hauteur de la grange, toujours tapis dans le feuillage. Vincent extirpa des brindilles de ses cheveux en secouant furieusement la tête. Il analysa la dépendance en piteux état.

— On peut entrer dans le bâtiment ?

— Je suis OPJ[1], et j’estime que quelqu’un est peut-être en danger. J’y vais en premier, tu attends mon signe.

Mathias se faufila dans une ouverture de la grange. La porte de bois grinça légèrement à son passage. Le gendarme dégaina sa lampe torche pour faire la lumière sur la situation. Prudemment, il avança sous la toiture percée, recherchant l’emplacement du cercle. Des vestiges de celui-ci lui apparurent, mais aucune trace de la photo de Nicole. Quelqu’un était donc repassé par là. Il revint à l’entrée et fit signe à Vincent de le rejoindre.

— Personne dans la grange, on va faire le tour de la propriété.

— On passe à découvert ?

— On va observer le terrain, vient.

Depuis la grange, ils étudièrent le champ d’herbes hautes les séparant du manoir. Plusieurs détails frappèrent Mathias. Premièrement, deux sillons de végétaux couchés laissaient voir le passage d’un véhicule, qu’il repéra, parqué sous le auvent à l’opposé. Deuxièmement, une des paires de volets du rez-de-chaussée manquait à l’appel. Les battants rouillés reposaient contre la façade. La fenêtre forcée semblait obstruée par des cartons.

— C’est sa voiture ? demanda Vincent en désignant le véhicule du menton.

— La couleur correspond en tout cas, affirma Mathias, se rappelant la petite citadine bleu ciel dans laquelle était montée Danika Grinberg après leur entrevue.

— Il y a visiblement effraction. On fait quoi ? On prévient l’adjudant ?

Mathias réfléchit. Avertir Bérand maintenant signifiait l’arrivée prochaine de renforts.

— J’hésite, j’ai peur que si elle se sente acculée, elle passe à l’acte.

— Vous pensez qu’elle mettrait fin à ses jours ? s’inquiéta Vincent.

— Le docteur Vesplin m’a décrit une personne fragile mentalement, qui vient de perdre sa résidence principale et croule sous les dettes.

— Et elle croit à des choses étranges… renchérit le jeune gendarme.

Un portrait peu avantageux, mais réaliste.

Mathias se résigna pourtant à faire son rapport à l’adjudant.

Il lui exposa la suite des opérations, de son point de vue :

— Le mieux c’est déjà de repérer si elle est toujours dans les lieux, et en bonne santé. Ensuite, on avisera en fonction de son état. Si elle est menaçante ou perturbée, on appellera des renforts.

— D’accord, on reste en contact. Dés que vous avez la confirmation qu’il s’agit bien de la personne, vous vous rapprochez des personnels compétents pour l’extraire du lieu.

Mathias rangea son téléphone. Le reste des volets étaient fermés, réduisant les chances qu’ils se fassent repérer. Ils parcoururent la distance les séparant du manoir le plus rapidement et silencieusement possible. Plaqué contre la façade, Mathias analysa la couche de carton empêchant d’entrer. Du verre brisé gisait dans l’herbe, des morceaux s’accrochaient encore au tour de fenêtre. Il fit signe à Vincent de se mettre en joue tandis qu’il poussait l’épais papier marron. Le bruit pouvait avoir alerté la femme. Ils se dépêchèrent de pénétrer dans le bâtiment.

Mathias avança avec précaution, ses chaussures crissant légèrement sur les débris de la vitre. La lampe torche pointée droit devant lui, il découvrit les lieux. La poussière dansait dans la lumière, révélant une salle à manger chargée de meubles en merisier. Il contourna une grande table rectangulaire, entourée de chaises aux coussins cloutés d’or, un tapis aux couleurs passées glissé dessous. Les vaisseliers laissaient apparaître des collections de porcelaines, assiettes, service à thé et vases. Une porte ouvrait sur l’obscurité d’un couloir.

Les lattes de parquet couinaient sous leur pas, arrachant des grimaces aux gendarmes. Ils arrivèrent dans l’entrée, révélant un grand escalier qui montait en tournant dans les étages. Au rez-de-chaussée, un salon de musique, une cuisine, une bibliothèque et un deuxième salon. Mathias passa le faisceau de sa lampe sur le piano poussiéreux, semblant porter le souvenir des mains ayant courus sur ses touches. Ses yeux enregistrèrent tous les détails de l’endroit : les grandes marmites en cuivre entreposées sur le plan de travail de la cuisine, les coussins rembourrés du salon, les livres pourrissants dans les rayonnages de la bibliothèque.

Pas un bruit ne parvenait des étages supérieurs. Le cœur de Vincent battait de plus en plus vite. La tension montait alors que les minutes défilaient. La secrétaire pouvait se tapir n’importe où, préparant une offensive pour ne pas se laisser traduire en justice. Il leva sa propre lampe sur le lustre en cristal du hall d’entrée, livré aux arachnides depuis des décennies.

Des tas de questions lui venaient, mais il les garda pour lui. Parler pourrait couvrir le moindre bruit suspect. Le maréchal des logis-chef lui fit signe de monter l’escalier. Ils progressèrent à reculons, de manière à ne pas se laisser surprendre par la présence d’un inconnu. Le tapis de l’escalier étouffa leur avancée.

Ils atteignirent bientôt le premier palier. Là encore, un calme inquiétant régnait. Le parquet, malgré le tapis le recouvrant, grinçait énormément à cet étage. Le long couloir desservait quatre chambres. Les portraits de famille vieillis firent froid dans le dos du jeune gendarme. Il se sentait de plus en plus mal à l’aise dans ce manoir à l’abandon. La photographie d’une petite femme, en noir et blanc, semblait l’épier dans la première chambre. Il en sortit rapidement. Ils pénétrèrent dans la seconde, bien plus vaste, dans laquelle trônait un grand lit à baldaquin. Les rideaux fermés n’auguraient rien de bon. Vincent se prépara à couvrir son collègue. Mathias lui donna le top du regard. Il tira sur l’étoffe, qui libéra un imposant nuage de poussière. Les yeux agressés, ils inspectèrent cependant l’intérieur du lit, qui ne révéla que quelques crottes de souris sur l’édredon. Vincent toussa dans son coude. Près des fenêtres reposaient sur une commode une cruche et un récipient, constituant les seules salles d’eau de l’époque.

La troisième chambre servait de nurserie. Un petit lit d’enfant attendait dans un coin le prochain bambin de la famille. Des poupées aux visages de porcelaines observaient les visiteurs du haut d’une grande armoire. Les pires scènes de films d’horreur défilaient dans l’esprit de la jeune recrue. Il souffla un bon coup pour conserver son sang-froid.

Ce n’est qu’une maison, c’est ton imagination qui travaille, se sermonna-t-il.

Vint le tour de la quatrième chambre, qui leur offrit leurs premières trouvailles. Leurs yeux furent tout de suite attirés par les flammes mourantes de bougies, brulants devant le portrait d’une enfant, que Mathias identifia comme étant Nicole. La petite, immortalisée dans une sage robe à col Claudine, montrait un sourire discret, gonflant légèrement ses joues pleines d’enfant. Au pied du guéridon, des boîtes de conserve vides trainaient, des cuillères en argent encore à l’intérieur. Pourtant, toujours personne à cet étage, il fallait maintenant monter au deuxième pallier. Ils redoublèrent de prudence.

Alors qu’ils reprenaient le couloir, ils entendirent distinctement le parquet grincer au-dessus d’eux. Vincent jeta aussitôt un regard à son supérieur. Celui-ci se colla au mur, sur la première marche, se dévissant le cou pour voir l’étage. Il hésitait maintenant à annoncer clairement leur présence. L’effet de panique provoqué par un soudain éclat de voix l’en dissuada.

Ils gravirent les marches en prenant le temps de bien sécuriser le périmètre. Mathias avait déjà eu affaire à des personnes en fragilité mentale, ou atteinte de trouble psychiatrique. Leur imprévisibilité les rendait dangereux, difficiles à maîtriser et à raisonner.

Une seule porte apparut fermée. Pas de doute possible, ils avalèrent la distance les séparant du battant, prêt à boucler cette intervention. Vincent couvrit l’ouverture de la porte.

Mathias tourna la poignée en criant :

— Gendarmerie nationale !

Un objet atteint le jeune dans l’abdomen, le coup de feu parti.

[1] Officier de police judiciaire

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