Le dernier rituel

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La femme s’effondra. Mathias se laissa tomber auprès de son collègue. Du ventre du jeune homme, dont les mains compressant la plaie se tâchaient de sang, dépassait le manche excessivement ouvragé d’une dague.

— Je vais retirer la lame Vincent, tu continues à bien appuyer d’accord ?

Conscient d’une agitation plus loin sur le plancher, le gendarme tira l’acier effilé et sanguinolent des entrailles de son binôme. Le jeune se mordit les lèvres et pressa tant bien que mal les lèvres de la plaie.

Mathias déposa l’arme sur le sol. Dans le manche sculpté apparaissaient des visages de démons colorés, bouches ouvertes, découvrant leurs crocs semblables à ceux d’un félin. Les faciès démoniaques se trouvaient surmontés d’une couronne de tête de mort aux yeux rouges.

Vincent devenait blanc comme un linge, son polo bleu clair se teintant d’écarlate.

— Chef ! Chef ! Derrière ! couina-t-il.

Mathias fit volte-face. La femme s’était trainé dans un coin de la pièce. Elle tenait dans ses mains un bouquet de feuilles, qu’elle enflamma à l’aide des multiples cierges allumés sur un chandelier. Elle portait une grande robe noire, serrée à la taille par une ceinture argentée au fermoir ovale. Dessus, elle avait passé un grand manteau turquoise à capuche. Son visage se couvrait d’un masque à gaz noir dont les yeux, faits de diodes rouges, restaient braqués sur les gendarmes.

Mathias dérapa pour tenter d’arrêter le geste de la femme. Déjà, l’odeur nauséabonde de la stramoine se répandait dans la chambre.

— Vincent sort ! brailla le maréchal des logis-chef en se couvrant le nez.

Le jeune activa ses coudes pour se glisser temps bien que mal hors de la pièce. L’épaisse fumée se dégageait par paquets

— Danika arrêtez ! hurla Mathias, se mettant à tousser.

Il se jeta sur la femme, lui arrachant des mains les végétaux qui brulaient joyeusement. Ses yeux le brulant atrocement, il navigua à l’aveuglette pour ouvrir la fenêtre, puis les volets. La lumière entra violemment dans la pièce, accompagnée par un air frais dont le gendarme emplit ardemment ses poumons. Il étouffa les branches de stramoine brulé sur le rebord de la fenêtre, essayant tant bien que mal de ne pas se bruler dans l’opération.

— Non ! s’époumona la voix de la femme, étouffée par le masque. Je suis ici chez moi !

— Danika calmez-vous, nous sommes venus vous aider, lui indiqua Mathias d’une voix enrouée.

La femme tentait de se remettre sur ses pieds.

— Mon nom est Nicole Girard ! J’ai enfin repris ce qui m’appartient ! Ma vengeance s’abattra sur tous ceux qui se mettront en travers de mon chemin.

— Ne m’obligez pas à faire usage de la force.

Mathias voulait éviter au maximum que l’incident ne fasse plus de dégâts. Il remarqua que la femme se tenait le flan. Il réalisa alors que la balle de Vincent avait touché sa cible.

— Il faut vous emmener à l’hôpital, et mon collègue également.

— Non ! Non ! Ils veulent nous faire taire, et vous aussi. Vous voulez nous séparer !

Mathias essaya de s’approcher.

— Danika, vous avez besoin d’aide.

— Certainement pas, c’est vous qui ne voulez pas voir. Je suis spéciale. Nous sommes spéciales !

— Nicole et vous ?

Il fallait tenter de la calmer. Mathias pensa à Vincent dans la pièce d’à côté, il espérait qu’il aurait la force d’appeler les secours.

— J’ai mis trop de temps à la trouver, vous ne pouvez pas me la prendre.

— Est-ce que c’est Nicole qui vous a demandé de tuer Jacques ?

La femme resta muette un instant. Il entendait sa respiration saccadée à travers le masque. Elle vacilla.

— Vous devez vous asseoir.

— Non… non… souffla-t-elle d’une voix faiblissante. Je dois partir.

Elle s’appuya contre le papier peint et commença à longer le mur vers la porte. Mathias lui barra la route.

— Vous savez que je ne peux pas vous laisser partir.

La femme se laissa glisser le long du mur, haletant sous son masque.

— Danika, est-ce que vous avez pris quelque chose ?

Il balaya rapidement la pièce du regard. Elle se trouvait juste au-dessus de l’ancienne chambre de Nicole. Les meubles étaient repoussés contre le mur du fond. D’une valise ouverte s’échappaient des vêtements. Des livres jonchaient le sol. On avait écrit à la craie sur le plancher, et tracé des cercles d’incantation. Un vrai bazar s’étalait sous les yeux du gendarme : des bougies, de l’encens, des boîtes aux formes diverses contenant des poudres et des herbes séchées. Mathias n’était pas familier de ce matériel, mais il reconnut très nettement la plante qui se trouvait en grande quantité dans un linge : de la stramoine. Il fallait à tout prix se débarrasser de cette récolte empoisonnée.

— Chef ! appela la voix de Vincent de l’autre côté de la cloison.

Sans quitter des yeux la silhouette au visage masquée, Mathias se rendit auprès de son jeune collègue. Il se trouvait dans la pièce voisine, assis contre le mur, son portable sur les cuisses. La sueur trempait son front.

— Tu tiens le coup mon gars ?

— Ça va aller chef, j’en verrais d’autres. Les pompiers et les renforts sont en chemin. J’ai un médecin du SAMU en ligne, il dit qu’il peut vous aider, il veut vous parler.

Mathias se baissa pour attraper le téléphone. Il jeta un coup d’œil dans la pièce pour s’assurer que Danika s’y trouvait toujours.

— Maréchal des logis-chef Mathias Brochart à l’appareil.

— Bonjour monsieur, vous pouvez me décrire l’état de la personne perturbée ?

— Elle est touchée par balle au niveau des côtes. Elle porte un masque à gaz sur le visage et pense être une autre personne, ou du moins, cohabiter avec elle.

— Elle souffre de sa blessure ?

— Je ne sais pas trop, je crois qu’elle est dans un état second.

— Je vous déconseille d’essayer de la toucher ou de la retenir par la force, ça ne fera qu’intensifier sa sensation que vous essayez de la maîtriser.

C’est un peu ce que j’essaie de faire oui ! s’énerva Mathias sans le formuler à haute voix.

— Le masque doit la rassurer, lui donner un sentiment de protection et de puissance. Ça fait partie de son personnage, n’essayez pas de le lui retirer.

— Ok. Elle se tient tranquille pour le moment.

Mathias la maintenait dans son champ de vision.

— Gardez une distance raisonnable pour ne pas déclencher d’autres passages agressifs.

— Je ne sais pas si elle a ingéré des médicaments, une drogue ou autre, je voudrais m’assurer qu’elle n’est pas en danger de ce côté-là.

— Parlez lui calmement, sans vous montrer sévère ou agressif.

Sans plus s’approcher, Mathias s’accroupit à la hauteur de la femme et lui demanda :

— Danika, est-ce que vous avez pris quelque chose ?

Elle fit rouler sa tête sur le papier peint.

— Nicole… murmura-t-elle.

— Je ne pense pas qu’elle soit ancrée dans la réalité, dit-il pour le médecin.

— Est-ce que vous savez ce qui a pu déclencher l’épisode de démence ?

— Sa maison vient d’être saisie. Je pense qu’elle est impliquée dans une affaire de meurtre, reprit-il plus bas, tournant la tête pour ne pas être entendu de Danika.

— Vous connaissez ses antécédents ?

— Non, je sais qu’elle a eu un passé mouvementé, et une tendance addictive aux services de voyance.

Le médecin donna quelques directives avant de revenir à Mathias.

— En attendant les secours, ne vous mettez pas en danger. Comment va votre collègue ? Il est conscient ?

Mathias tourna la tête pour apercevoir Vincent.

— Tu m’entends mon gars ?

— Oui chef.

Le jeune aurait une belle cicatrice pour illustrer sa première année de service.

— Pouvez-vous vérifier que la personne n’a rien sous la main pour se faire du mal ou faire du mal à autrui.

Vincent avait emmené la dague dans sa retraite, mais elle pouvait dissimuler d’autres armes. Difficile cependant de la fouiller si le médecin préconisait de ne pas la toucher.

— Danika, je vais vérifier que vous n’avez rien sur vous d’accord ?

Elle ne répondit pas.

Avec précaution, Mathias déplaça les pans de son pardessus. L’hémorragie progressait, mais la femme ne semblait pas s’en soucier. Elle marmonnait des paroles inintelligibles. Pas de couteau coincé à la ceinture.

L’air frais avait nettoyé la chambre des vapeurs de la plante nocive. Par précaution, le gendarme préféra refermer la fenêtre. Un couinement derrière lui le fit se retourner alors qu’il tournait le mécanisme de fermeture. Il eut juste le temps de voir la silhouette disparaitre dans le couloir.

— Chef ! Chef ! Elle se barre ! cria Vincent en tentant de se lever.

— Bouge pas ! lui ordonna le maréchal des logis-chef en se lançant sur les traces de la fugueuse.

Il lui abandonna le portable au passage, reprenant en main la torche rangée à sa ceinture. Rassuré par l’apparent calme de la femme, il venait de commettre une erreur des plus stupides. Cette grande maison offrait un nombre infini de cachettes, et elle connaissait mieux les lieux qu’eux. Pourtant, l’intuition de Mathias le poussa vers la chambre de Nicole. Il la trouva accroupie devant le grand portrait.

Le masque toujours sur le visage, Danika serrait dans sa main la lame de rasoir avec laquelle elle ouvrait les boîtes de conserve. Ses doigts saignaient, mais elle n’y prêtait aucune attention. Elle se sentait en communion avec l’esprit de Nicole.

— Nous allons partir toutes les deux, lui murmura-t-elle, ignorant le gendarme. Je vais nous libérer, personne ne nous séparera plus.

Elle posa la lame sur son poignet. Derrière elle, Mathias, se rappelant les indications du médecin, se retint de crier.

Il fixa les cheveux blonds et sales de la femme et s’exprima d’une voix calme :

— Danika, ne faites pas ça.

Elle tourna mollement la tête vers lui.

— Ça ne vous concerne pas. Vous n’avez pas le don, vous ne savez pas ce que c’est.

— Quel don Danika ? Celui de parler avec les morts ?

— Je ne fais pas que lui parler, je la transporte avec moi… depuis longtemps.

Mathias s’accroupit et posa son arme au sol pour montrer qu’il n’y avait rien à craindre.

— C’est Nicole qui vous a demandé de tuer Jacques ?

— Elle a confiance en moi.

— D’accord.

La femme refusait de répondre clairement à la question. Impossible de penser avoir une conversation censée. Il fallait simplement que Mathias continue à occuper son esprit jusqu’à l’arrivée des secours.

— Danika, si je promets qu’on ne vous séparera pas, vous accepteriez de venir avec moi ? De lâcher le rasoir ?

Elle ne répondit rien et se retourna vers le portrait.

Après plusieurs minutes, la voix s’éleva de nouveau derrière le masque.

— Nous ne voulons pas partir. Nous sommes chez nous.

— Danika, cette maison appartenait à Jacques Reignac, maintenant, elle va passer à la famille d’Odette.

— Non, c’est ma maison. Je l’ai reprise à Jacques.

Un aveu, à demi-mot certes, mais la vérité venait enfin d’éclater.

— Comment ? demanda tout bas Mathias.

— Chez la mère Charbonnier, il y avait de la stramoine. Elle nous interdisait d’y toucher. Elle appelait ça du « chasse-taupe ». Mais j’ai vite découvert à quoi ça servait.

— À quoi cela sert ? demanda doucement Mathias.

— À faire sortir l’âme du corps.

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