CHAPITRE 2 : Préparation des ingrédients
Une clameur monta derrière le chapiteau, pareille à une houle.
- Il est mort !
La rumeur se propagea comme une onde jusqu’aux oreilles de François Morvan.
Voilà qui n’était pas prévu au programme.
Il se précipita vers l’attroupement et fendit la foule en deux.
Derrière le barnum, au pied d’un empilement de caisses à beurre vides, gisait le corps de l’homme aux lunettes rondes fumées. Celui qu’il avait repéré à 16 h 42, comportement suspect, absence de kouignette en main.
Le type était couché sur le flanc et pressait encore sa gorge de ses doigts crispés. Sa bouche, béante, était bourrée d’un amas jaune pâle compact. De la pâte à kouign-amann crue. Un filet de beurre tiède luisait au coin des lèvres. Une odeur de sucre et de beurre rance monta à la gorge de Morvan, qui réprima un haut-le-coeur.
Morvan se mit à genoux ; le gravier craqua sous ses genouillères. Il sortit une paire de gants en latex d’un sachet zippé, en silence. Pas de traces de lutte visibles. Il posa deux doigts sur le cou froid. Pouls absent, pupilles fixes. Mort par asphyxie — ou overdose de beurre. La mort remontait à moins d’une heure, peut-être trente minutes. Il nota machinalement l’heure : 17 h 17. Il pensa à ses filles, qui auraient touché leur nez par superstition pour les heures symétriques.
Fin de service à 17 h 30. Mauvais timing. Il soupira. “Voilà, c’était ça le grain de sable que je pressentais. Pas un gamin voleur de kouignette ou une simple bagarre de village. Un cadavre fourré au beurre”.
Il se redressa, lentement. Appela les pompiers. Puis le brigadier de permanence. Autour de lui, les murmures reprenaient, puis s’estompaient. Le bruit de la fête, plus loin, regagnait du terrain. Les fours se remettaient en marche, les reines défilaient à nouveau, le bourdon du biniou reprit son si bémol. “Le fest-noz continue.” La devise bretonne dans toute sa poésie.
À 17 h 22, le brigadier Gwendal Le Bellec jaillit entre deux bottes de paille. Képi de travers, joues rouges, goutte de sueur au front.
— Capitaine !… désolé… j’ai couru.
— Tu n’avais pas besoin de battre le record du cent mètres, Le Bellec. Respire. Balise le périmètre, note les identités des témoins, et fais poser ces barrières par le père Youenn.
Le Bellec, vingt-deux ans, premier cadavre, première mission sérieuse, pâlissait. D’une main tremblante, il tira un rouleau de rubalise de sa poche.
— C’est… ma première fois… Vous allez m’aider, hein ?
— Pas ce soir. À dix-huit heures je découpe un rôti.
Le Bellec cligna des yeux, puis partit d’un grand rire nerveux.
- Ah ah ! C’est une blague, hein ?
Son sourire se mua en hésitation face au visage sévère de Morvan.
- C’est une blague, hein ? répéta-t-il.
- Les blagues, c’est ma femme qui les fait. Moi, je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux, le Bellec, surtout au travail. A 17h30, je finis mon service.
Le Bellec manqua de s’étouffer.
— Mais… c’est un crime, non ?
— Peut-être. Ou une indigestion fatale. Tu sais ce que c’est, le kouign-amann. On dit que c’est un étouffe chrétien. Surtout s’il n’est pas cuit.
Il marqua une pause. Soupira à nouveau.
— L’autopsie nous le dira. En attendant, tu sécurises. Tu consignes. Et on reprendra lundi.
— Lundi ?! Mais on est vendredi !
— Et demain, c’est le week-end. Et le week-end, je suis un civil. Le week-end, c’est la famille et la famille, c’est sacré.
Morvan adoucit son regard.
— Tu veux un conseil, Gwendal ? Ne laisse pas le boulot bouffer ta vie. Ça commence comme ça. Tu fais des heures sup. Tu remplaces un collègue. Tu t’investis. Et puis un jour, tu te réveilles dans un lit qui pue la clope froide, avec une plante verte et une dépression sévère comme unique compagnie.
Morvan en avait côtoyé, des collègues broyés par le travail. Suffisamment pour en tirer une leçon de vie. Le Bellec ouvrit la bouche. La referma. Baissa la tête vers le cadavre, les yeux ronds.
Morvan prit deux photos rapides avec son téléphone de service, puis se tourna vers les pompiers qui arrivaient enfin. Les gyrophares bleus éclairaient la fête comme des stroboscopes.
— Messieurs-dames, victime ici. Constatez, emballez. Et si possible, épargnez-moi la paperasse. Je vous laisse entre les mains de mon collègue. Moi, je rentre à la maison.
Les secouristes regardèrent le Bellec, incrédules. Puis ils s’activèrent, pendant que Morvan, déjà le dos tourné, reboutonnait sa veste comme s’il refermait un dossier. À 17 h 28, le devoir cédait la place à l’heure du dîner. Morvan, lui, avait déjà décroché.
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