CHAPITRE 4 : On procrastine encore avant de se lancer dans la recette. Préparer un Kouign Amann s'apparente à escalader l'Everest
Samedi, 8h00 pile.
François Morvan referma la porte d’un coup de hanche, un sachet gras de kouignettes tièdes à la main. Dans la cuisine, sa femme et ses filles l’attendaient, pyjamas colorés, attablées devant les bols à oreilles marqués à leurs prénom.
— Mes princesses, voici de quoi commencer la journée comme des Queens Aman, lança-t-il en ouvrant le paquet.
Au milieu du papier blanc translucide, les kouignettes brillaient comme des louis d’or.
On l’embrassa, on le remercia, on s’extasia devant le feuilleté caramélisé. Morvan s’assit, se versa un café noir, puis ferma les yeux. Une inspiration profonde. Ancrage. Présence. Gratitude. Deux minutes de pleine conscience, rien qu’à lui, tous les matins et tous les soirs.
Week-end sacré. Pas d’ondes négatives. Pas d’urgences. Pas de crimes.
Sa famille respecta son silence
Pas son téléphone, qui vibra.
Un imperceptible tic crispa la commissure de ses lèvres. Il garda les yeux fermés. Nouvelle vibration. Nouveau tic. Il ouvrit un œil.
Commandant Le Gall.
François soupira. Au fond de lui, il s’attendait à cet appel. D’un doigt ferme, il appuya sur “refuser”, mit son téléphone en silencieux et repartit en méditation.
Au bout de deux minutes, il ouvrit les yeux et sourit. Un homme neuf. Parfaitement détendu. Prêt à savourer son samedi.
Ses filles racontèrent leurs rêves de la nuit — créatures fantastiques pour la petite, angoisses scolaires pour l’aînée. Françoise, elle, évoqua le programme du jour : grandes marées, pêche à pied, et peut-être une glace sur le port. Morvan les écoutait, un large sourire aux lèvres. Il avait de la chance, et il le savait.
Il jeta un coup d'œil à son téléphone. Vingt-cinq appels manqués. Record battu.
— Tu vas finir par devoir répondre, fit remarquer Françoise.
— Je suis chez moi, c’est mon jour de repos. Je fais valoir mon droit au silence et à l’équilibre psychique.
Nouvel appel. Numéro masqué, cette fois.
Il hésita. Croisa le regard de sa femme. Soupira. Et décrocha.
— Morvan à l’appareil.
— Morvan ! C’est Le Gall. La situation est grave. Très grave.
François leva les yeux au plafond. Il avait osé masquer son numéro. Le traître.
— Bonjour Commandant, répondit-il d’une voix glaciale. Qu’y a-t-il donc de si grave qui vaille vingt-cinq appels, pendant mes congés et le petit déjeuner avec ma famille ?
— Le macchabée d’hier, c’est un journaliste !
- Un métier à risque, en effet. Mais je ne vois pas en quoi sa profession justifie que vous me harceliez de bon matin. Je vous souhaite une agréable journée, mon commandant.
Il s’apprêta à raccrocher. Le Gall s’accrocha.
- Attends, Morvan ! Raccroche pas !
- Anatole Véron, c’était un fouille-merde de compète. Un indépendant. J’ai le préfet sur le dos. Il exige une cellule spéciale. Un nom, un mobile. Des résultats. Tout de suite ! Le journaleux enquêtait sur un projet immobilier véreux. De la corruption, du béton, et la maire au milieu de ce tas de merde. Tu dois prendre les choses en main avant que ça nous explose à la gueule ! Interroge la maire ! Anne le Quellec est sûrement mêlée à ça !
- Faites appel à Le Bellec. Il a la main sur le dossier.
- Le Bellec s’est mis en arrêt ! Il veut préserver sa santé mentale, cette mauviette ! J’ai plus personne. J’ai plus que toi, Morvan !
- Si je puis me permettre, le budget de la caserne aurait pu être affecté à des choses plus utiles que des drones à 30000 euros l’unité, que personne ne sait piloter, ou des formations PowerPoint hors de prix. Peut-être aurait-il été plus sage d’investir dans des humains.
Morvan avala une gorgée de café avec une lenteur exagérée et savoura l’amertume. “Et si c’était ça, le goût des larmes de le Bellec” ? pensa-t-il.
- Tire-au-flanc ! Feignasse ! Fonctionnaire ! Syndiqué !
- Ce n’est pas en insultant vos agents que vous allez les remotiver, mon Commandant. Mais vous avez raison sur un point, je vais être obligé d’en référer à mon représentant syndical. Sujet très sensible, en ce moment.
Le commandant étouffa un juron, puis se radoucit.
- Mon petit Morvan, je te le demande gentiment. Remets-toi sur la maire… euh, sur l’affaire.
- Un instant, je vous prie
- Oui, bien sûr, répondit le commandant d’un ton mielleux.
Morvan posa son téléphone sur la table, déploya sa longue silhouette et se leva sous le regard de Françoise et des enfants, si fascinées par la scène que leurs kouignettes fondaient dans leurs mains. Il se dirigea vers la commode, ouvrit un tiroir, sortit un document plastifié placé à côté du carnet de sommeil où il notait la qualité de ses nuits, puis revint vers le combiné
— Commandant, je vous rappelle l’article L3121-1 du Code du travail : la durée légale du travail effectif des agents publics est fixée à 35 heures par semaine.
- Morvan…
- Et selon l’ordonnance de 2017 sur la santé au travail, on ne peut me rappeler que s’il y a danger immédiat pour la population. Or, il s’agit simplement d’une mort suspecte. Et si on part sur un règlement de compte comme vous le supposez, il n’y pas de danger. C’est la loi. Et la loi, c’est nous.
Silence à l’autre bout. Puis un râle.
— Tu me tues, Morvan !
— Justement, Commandant. Je fais tout pour ne pas crever d’épuisement avant la retraite. Question de discipline. Vous devriez essayer.
- Va te faire…
- En tout cas, vous pouvez compter sur moi, lundi, 9 heures pétantes. Je serai frais et dispo, parfaitement concentré sur ma tâche.
Il raccrocha au milieu d’un juron, croqua une kouignette sous les applaudissements familiaux. Elle craquait sous la dent. Petit goût de victoire.
Françoise le regarda avec un demi-sourire.
— Tu es incorrigible, tu sais ça ?
— Apprendre à dire non… c’est plus compliqué qu’on le croit.
Elle s’approcha doucement. Ses lèvres frôlèrent son visage.
— Tu ne dirais pas non à un petit bisou ?
Un éclat complice dans les yeux, il ne résista pas. Sous les protestations amusées des enfants, il l’embrassa.
— Il faut aussi savoir dire oui, parfois.
Puis il se leva.
— Alors maintenant, cap sur les bigorneaux ?
- Oui ! s’exclamèrent les enfants en chœur.
- Alors, enfilez vos bottes et vos cirés, la marée n’attend pas !
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