CHAPITRE 5 : Dans un saladier, mélanger la farine et la levure de boulanger, faire un puits, y verser l'eau tiède. Travailler la pâte, elle doit être tout juste collante aux doigts.

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Lundi, 9h00 pile

Morvan pénétra dans les locaux de la brigade avec l’air d’un homme qui revient de vacances. Fraîchement rasé, les épaules détendues, l’œil vif, la raie bien nette sur le côté. Il avait bien dormi, ramassé des bigorneaux, couru dans les rochers, fait des ricochets, dégusté une glace vanille-fraise, sa préférée, et surtout : il n’avait pas pensé une seule seconde à l’affaire Véron. Une performance olympique qu’il s'apprêtait à savourer seul dans les locaux vidés par les coupes budgétaires.

Dans son bureau, une pile de dossiers bien droite l’attendait. Au sommet, un post-it : “Vous aviez raison, je ne pourrai pas continuer à ce rythme. Bon courage pour l’enquête. Signé : Le Bellec

Avant de craquer, le brigadier avait bossé comme un dingue.

Morvan resta un moment immobile, la note entre les doigts. Il songea à tous ces salariés qui craquent un jour ou l’autre.

“Ceux-là, ce sont les meilleurs. Ceux qui se donnent à fond jusqu’à ne plus pouvoir. J’espère qu’il se remettra.”

Il retira sa veste, s’installa, ouvrit le dossier principal. L’affaire du festival du Kouign prenait officiellement un nouveau départ.

Morvan commença par le rapport médico-légal. Propre, sans fioritures. Mort par asphyxie. La pâte crue avait été enfoncée dans sa gorge avec force. Présence de beurre doux dans la composition. Aucune empreinte autre que celle de la victime. Meurtre probable. Heure estimée du décès : entre 16h30 et 17h00.

“Le meurtrier devait porter des gants. Préméditation ?” nota-t-il dans son carnet.

Il enchaîna avec les photos prises par le Bellec. Bien cadrées, nettes. Le corps du journaliste, la bouche dégoulinante de pâte. En arrière-plan, la foule insouciante, les stands colorés, la mascotte en costume de kouignette. Une poubelle, remplie de pâte à Kouign amann crue. Probablement l’arme du crime. Sur un post-it, Le Bellec avait indiqué : “Analyse de la pâte demandée au labo”.

Morvan aurait mis sa main à couper que cette pâte contenait du beurre doux. La pâte des candidats Normands.

Morvan tourna les pages avec attention, annota deux détails, puis consulta la fiche d’identité de la victime.

Nom : Anatole Véron.

Âge : 43 ans.

Profession : Journaliste indépendant. Formation inachevée d’école de journalisme, diplômé d’une école de Commerce parisienne.

Statut : Célibataire, pas d’enfant. Parents décédés. Pas de famille proche.

Adresse : 23 rue du Général de Gaulle 75020 Paris

Note : fiché S — mouvances anti-béton, écologie radicale, paranoïaque déclaré. Plusieurs condamnations pour intrusions, dégradations, menaces. Séjours fréquents en hôpital psychiatrique.

Il fronça les sourcils. Un fiché S parisien, en plein festival local, la piste de l’incident alimentaire s’éloignait.

En post-scriptum, le Bellec avait ajouté : "Absence de téléphone dans les effets de la victime. Aucun numéro connu."

Morvan nota les informations. Les personnes paranoïaques se méfient de tout ce qui touche de près ou de loin au numérique. Ce n'était pas étonnant, mais cela freinait sérieusement l'enquête. "Comme quoi, les complotistes ont peut-être raison de se faire discret. En fouillant son téléphone, j'aurais tout connu de lui".

Un petit tour sur le site web du journaliste, quelques vidéos de lui avec très peu de vues, des théories fumeuses que l’on pouvait aisément qualifier de “complotistes” complétaient la fiche d’identité de la victime.

Les premières auditions n’apportaient rien : témoins confus, digressions. Trou de mémoire collectif. Personne n’avait rien vu, rien entendu.

Sauf une certaine youtubeuse.

Armelle Le Cléac’h. Créatrice de la chaîne “Humour, gras et pâté”. Influenceuse locale, domiciliée rue des Mouettes à Ploudévennec. Seule à avoir filmé le festival dès les premières minutes, jusqu’à la découverte du corps.

Il entoura son nom. À interroger en priorité. Surtout pour récupérer les images brutes. Sa caméra avait peut-être capté ce que personne n’avait remarqué.

Il passa le reste de la matinée à lire des témoignages sans intérêt et à contacter les hôtels de la région pour savoir où il séjournait. Aucune trace de Véron. À midi, sa montre connectée vibra. Pause.

Il lâcha son stylo et sortit sa boite-repas de son sac. Au menu, salade de pâtes aux bigorneaux et algues marines, pomme et petit sablé en dessert. De quoi se requinquer pour la deuxième partie de la journée.

Il s'assit sur un banc et mangea en silence, concentré sur la mastication. En pleine conscience, comme disait Françoise. Il pensa à elle et sourit.

À 13h, il se brossa les dents, s’essuya les mains et retourna à son poste de travail. Il consulta ses notes avec un oeil neuf et bondit sur son siège. Un détail venait de lui revenir. Lorsqu'il avait croisé Véron, assis sur un banc avec ses lunettes fumées, il avait repéré qu'il tenait un carnet serré contre lui. Il replongea dans le dossier, griffonna : “Pas de carnet retrouvé sur la victime. Pourquoi manquant ? Contenait des infos sensibles ?” Il fixa la phrase. Si quelqu’un voulait faire disparaître quelque chose, c’était peut-être ça.

Alors c’est là que tout commençait. Ce carnet était peut-être la clé du mystère.

Il réfléchissait encore à cette dernière question quand la porte s’ouvrit à la volée.

— Mon p’tit Morvan, tu es là ! lança le Commandant Le Gall, trop jovial pour être honnête.

Derrière lui, un homme entra à pas souples, casquette plate vissée sur un crâne presque chauve, sourire tranquille, veste un peu râpée. Il esquissa un salut militaire.

— Permets-moi de te présenter ton binôme. Jacques Le Fur. Retraité de la maison et volontaire de dernière minute. Il vient t’épauler.

Morvan arqua un sourcil. Le Gall poursuivit :

— Je te cache pas que j’ai cru que tu nous lâchais. T’as pas répondu de tout le week-end et comme le Bellec nous a claqué dans les pattes… Alors j’ai fait le tour des anciens. Et Jacques a accepté de reprendre du service. Sympa, non ?

Le Fur tendit la main.

— Appelle-moi Jacky. Content de remettre les pieds dans une vraie enquête et de quitter ce mouroir d’EHPAD. J’ai toujours rêvé de bosser sur un meurtre. Une fois, j’ai failli. Mais c’était juste un mec qui avait glissé sur une huître. Un accident bête.

Il gloussa.

— Et une autre fois, j’étais persuadé d’avoir croisé Dupont de Ligonnès au Super U de Pont-l’Abbé. J’ai fait une planque de six heures au rayon charcuterie. C’était pas lui. Mais il lui ressemblait vachement. Surtout s’il avait voulu changer de look pour passer incognito. L’infirmière m’a interdit d’en reparler.

Morvan hocha lentement la tête. Jacky semblait sympathique. Un peu bavard. Mais après tout, il avait l’œil vif, et surtout : il était là. Ils ne seraient pas trop de deux pour résoudre cette affaire.

Le Gall les laissa, mais pas sans lancer une dernière consigne, sèche comme un coup de règle :

— Et surtout, n’oubliez pas : priorité au projet immobilier. Véron creusait une histoire de corruption. On parle de millions, d’autorisations suspectes, et de la maire. Surtout de la maire… L’ordre vient d’en haut : on veut des noms. Et vite.

Il claqua la porte en partant.

Morvan fixa les dossiers, puis Jacky.

— Bon, Jacky, on ne va pas se laisser dicter notre conduite. Allons interroger la Laitière.

  • La Laitière ?
  • Je te raconterai en route. On y va à pied ?
  • Avec plaisir, j’aime quand y a de l’action !

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