CHAPITRE 6 : Préparer le mélange beurre-sucre, il doit être homogène et avoir la même consistance que la pâte.
15h12. Ploudévennec. Rue des Mouettes.
— C’est là, indiqua Morvan en désignant une maisonnette basse, crépi jaune, volets dorés.
— Charmant, commenta Jacky. On dirait une plaquette de beurre.
— Ce n’est pas totalement faux.
Ils sonnèrent. Rien. Puis un grincement. La porte s’ouvrit lentement sur une femme d’environ vingt ans, trapue, cheveux courts décolorés, yeux pétillants sous un trait d’eye-liner violet. Compacte, solide. La silhouette d’un pot de crème épaisse. Méconnaissable sans son costume de la Laitière.
— Armelle Le Cléac’h ? tenta-t-il.
— C’est moi, répondit-elle d’une voix enjouée.
- Capitaine François Morvan et mon collègue Jacques Le Fur. Nous aimerions éclaircir quelques éléments concernant la journée de vendredi.
- Je vous reconnais ! Entrez, entrez ! Mais enlevez vos chaussures, j’ai ciré.
Ils s’exécutèrent, mal à l’aise dans leurs chaussettes. Un gendarme sans ses bottes, c’est comme une carte de Bretagne sans la Loire-Atlantique. Incomplet.
Puis ils pénétrèrent dans un salon transformé en studio. Trois anneaux lumineux, deux trépieds, un micro-cravate pendu à un cintre, une table en bois. Des pots de lait rustiques en déco. Des slogans calligraphiés sur les murs :
"Le gras, c’est la vie." Un classique. “J’aime me beurrer la biscotte”. Un autre classique. “Avec un peu de beurre, tout devient meilleur”. Moins connu, mais efficace.
— J’adore votre intérieur, murmura Jacky, sincèrement impressionné.
— Merci, répondit-elle. C’est ici que je tourne mes vidéos. Vous connaissez ma chaîne ?
— On a visionné quelques épisodes, dit Morvan. "Humour, gras et pâté", c’est… un univers.
— Attendez, je vérifie un truc.
Elle s’assit à son ordinateur et tapa sur le clavier.
- Oh, vous n’êtes pas abonné ! Allez, un petit pouce bleu, faites pas les timides.
Dociles, Morvan et Jacky dégainèrent leur téléphone et appuyèrent sur la cloche. Deux abonnés de plus. Une augmentation de 14%, le début de la gloire.
Morvan désigna une reproduction de la Laitière, accrochée au mur.
— Je vois que vous aimez Vermeer !
- Qui ça ?
- Bah, celui qui a peint la Laitière.
— Hein ? Ah non, ça, c’est la Laitière de Yoplait. Vous confondez.
Morvan lui adressa un sourire consterné. Elle détourna le regard et dansa d’un pied sur l’autre. Sa soudaine nervosité alerta Morvan, mais il ne laissa rien paraître.
- Vous permettez ? Je m’absente une minute et je suis toute à vous.
Elle eut un petit rire et ajouta.
- Besoin pressant, précisa-t-elle cuisses serrés et mains jointes sur le ventre..
Elle disparut dans la pièce d’à côté. Morvan perçut un discret bourdonnement électrique. Puis un bruit de chasse d’eau.
— Elle a allumé ses caméras, murmura-t-il.
— J’ai vu un voyant rouge dans un des pots à lait, confirma Jacky.
— On joue le jeu.
Elle revint, sourire grand angle.
— Bon, alors, inspecteurs, on parle de quoi ? Je suis toute à vous, mais sachez que j’ai déjà répondu à votre charmant collègue vendredi dernier.
Morvan sortit son carnet.
— Oui, nous avons son rapport. Vous avez filmé quelque chose, ce jour-là ?
— Evidemment. C’est mon boulot.
— Nous aurions besoin d’une copie de ces images.
La Laitière eut un mouvement de recul. Elle mit la main sur le cœur.
— Ah ! Vous avez un mandat ? Je connais mes droits !
Morvan s’attendait à ce qu’elle cherche à provoquer un excès d’autorité à filmer, pour le buzz. Il coupa court avant que Jacky ne dégaine le traditionnel mandat factice – il lui en restait une dizaine dans la poche. La vieille école.
- Vous avez raison. Article 706-95 du Code de procédure pénale : seul le procureur ou un juge peut ordonner une réquisition.
- Ouais, ouais, ça doit être ça, maugréa la Laitière.
- … Et je respecte vos droits, vraiment. Mais je me disais qu’on pouvait éviter une procédure lourde et une nouvelle visite demain... à moins que vous n’ayez quelque chose à cacher ?
Elle leva les bras au ciel et surjoua l’indignation en jetant des coups d'œil aux caméras cachées.
— Quoi ? Vous m’accusez ! C’est une atteinte à ma dignité de femme ! C’est une honte ! En plein Meetoo !
Jacky se pencha vers elle, un sourire en coin.
— Dites, madame Le Cléac'h, j’espère qu’on passe bien à l’image. Parce que vous avez oublié de nous maquiller pour votre tournage clandestin.
Il pointa du doigt les trois caméras braquées sur eux.
Elle blêmit.
— Oh… euh…
Morvan baissa d’un ton.
— Écoutez, on sait que vous aimez le buzz. Mais là, vous flirtez avec une infraction : captation non déclarée d’un entretien avec des agents publics. On ne va pas s’attarder là-dessus. Vous nous donnez les images, et on passe à autre chose.
Un silence. Elle déglutit.
— Bon… OK. Mais vous me promettez de me tenir au courant de l’avancée de l’enquête, hein ? En exclusivité ?
- Bien évidemment que non, répliqua Jacky. Secret défense.
Elle soupira, vaincue, se leva, tapota sur son clavier, inséra une clé USB.
— Voilà. Tous les rushs. J’ai rien coupé. Pas eu le temps de faire le montage.
Morvan sortit une enveloppe kraft, y glissa la clé, puis y apposa une étiquette : Pièce à conviction n°1 – vidéo témoin – affaire Véron. Il la scella d’un adhésif rouge avec un sourire satisfait.
— Merci pour votre coopération.
Il jeta un œil à sa montre. 17h03. Parfait. Il restait tout juste le temps de taper un compte-rendu et de repasser en mode papa.
— Dis, tu m’accompagneras à l’EHPAD ? demanda Jacky. La soupe, c’est à dix-huit heures pétantes. C’est pas que c’est bon, mais j’ai faim.
— Bien sûr.
En chemin, Morvan ralluma son téléphone : vingt appels manqués, douze messages. Il répondit d’un laconique : « L’enquête avance. Rapport à 17 h 30. ». L’instant d’après, son supérieur l’appelait. Il raccrocha illico et souffla un bon coup.
Morvan se sentait bien. L’enquête avançait, l’équipe tenait la route, les horaires de Jacky s’alignaient avec les siens. La soirée promettait d’être calme.
Les rushs de la Laitière attendraient demain. Ce soir, c’était cinéma en famille.
Annotations
Versions