CHAPITRE 8 : Etaler le mélange beurre/sucre sur la pâte.

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Morvan regarda sa montre. 14h45. Lui et Jacky n’avaient pas vu le temps passer. Les délicieuses crêpes de chez “Crêpe Diem”, le bagou de Jacky et le petit café noir de fin de repas avaient mis les enquêteurs de choc en retard.

Guidés par l’odeur alléchante, ils n’eurent pas de mal à trouver la pâtisserie de Robert qui donnait sur la place du village. A la surface des vitrines, juste à côté des autocollants “Champion du monde de kouign-amann” – dix années d’affilée –, des traces de nez aplatis formaient une constellation de gras à différentes hauteurs, cartographie des appétits locaux : ici, même les plus dignes finissaient le nez collé à la vitre.

Morvan poussa la porte. Une clochette retentit.

À l’intérieur, un parfum de vanille, de sucre cuit et de beurre demi-sel tourbillonnait dans l’air. Sur les étals : des palets bretons en bataillon, des pyramides de meringues au chocolat, des escadrons de kouignettes, des fars aux pruneaux, des forteresses de gâteaux bretons fourrés à la framboise. Un kouign-amann fumait doucement sur un plat. Le paradis des bouches sucrées. Pas de prix. Ici, la qualité se payait les yeux fermés.

Morvan fit un signe discret au visage déformé de Jacky, écrasé contre la vitre.

Jacky se recomposa un air professionnel et le rejoignit lorsque Robert sortit de l’arrière-boutique, torchon sur l’épaule, blouse tâchée, moustache enfarinée.

— Félicitations pour ta nouvelle victoire au championnat du Kouign Amann, lança Morvan avec un sourire complice. Je l’ai lu dans le journal.

Robert poussa un grognement. Morvan ne venait pas acheter un pain au chocolat, le boulanger semblait l'avoir compris.

— T’aurais une minute ? demanda Morvan en désignant l’arrière-salle d’un coup de menton.

Robert hésita, puis, d'un geste bourru, l'invita à le suivre. Jacky resta devant le présentoir, concentré sur un mille-feuille.

Dans la petite pièce carrelée, Morvan ne sortit ni carnet ni ton péremptoire. Il avait mieux : son calme. Celui-là même qui, à cinq kilomètres à la ronde, lui valait une réputation de roc inébranlable, ou d’emmerdeur patient, selon les points de vue. Rien ne résiste à la combo légendaire : patience et obstination molle.

— On a visionné les vidéos, Robert. On t’a vu avec un carnet. Celui de Véron.

Robert ne répondit pas tout de suite. Il prit le temps de s’essuyer les mains, puis ouvrit un placard en hauteur et en sortit un petit carnet en cuir.

— Je comptais le rendre. J’ai... j’ai paniqué, souffla-t-il.

Morvan sortit ses gants, prit le carnet sans un mot et sans l’ouvrir, le plaça dans un sachet à scellés. Sans un mot, il attendit les confidences de Robert.

— C’était pendant le concours. Le journaliste rôdait autour de mon stand. Toujours à gribouiller dans son carnet, à poser des questions idiotes, à se moquer de nos traditions... Tu vois le genre : “ils ont des chapeaux ronds”, ou “salut les alcoolos”. Déjà que ces abrutis de Normands avaient démoli mon mur de beurre le matin, j’étais à cran. Je pensais qu’il essayait de me chiper ma recette pour la revendre.

— Et t’as chopé le carnet ?

— Disons que je l’ai un peu provoqué et le carnet m'a sauté dans les mains… Je pensais y trouver des notes sur mes techniques, mes ingrédients. Mais y’avait rien. Que des noms, des conneries, des schémas. Et après... j’ai vu le corps. Là, j’ai eu peur. Tu comprends ?

Morvan hocha lentement la tête. Robert, c’était un homme fier, un peu soupe au lait, prompt à dégainer la cuillère en bois, mais rien qui laisse penser à un meurtrier. Il n’avait ni détruit le carnet, ni vraiment essayé de le cacher. Et quand on le confrontait, il ne mentait pas - pas comme un coupable qui chercherait à brouiller les pistes. Ces petits détails, faibles en apparence, étaient pour Morvan des signaux puissants. Ce carnet, Robert l’avait pris par instinct de défense, pas pour couvrir un crime. Il avait volé un carnet, pas une vie.

Morvan pesa ces faits comme un pâtissier ajuste le gramme de sucre, en portant une attention extrême à l'excès d'empathie, l'ennemi juré dans son métier. Il y ajouta une pincée de réflexion et les fruits de ses expériences passées, touilla le tout, servit sa conclusion sur un plateau : la vérité était ailleurs. Peut-être dans ce carnet.

— Merci de me l’avoir donné. T’aurais pu le planquer, ou le brûler.

Robert haussa les épaules.

— Je suis ronchon, pas idiot.

Un léger sourire fendit le visage de Morvan.

— C’est ce que je dis toujours, fit-il en se relevant. Je vais juste prendre le carnet. Pas de descente, pas d’ennuis. La prochaine fois, promets-moi de garder ta colère pour toi, même si les Normands te cherchent des noises.

Robert esquissa un sourire.

— Je promets rien.

Morvan le salua poliment.

  • Je t’offre une douzaine de crêpes ? proposa Robert.
  • Désolé, mais je suis incorruptible, s’amusa Morvan.

Quand il ressortit avec le sachet à scellés en main, les coupelles d'échantillons gratuits de biscuits étaient vides et Jacky se tenait toujours au milieu de la boutique, des miettes constellaient son veston. À côté de lui, le Commandant, rouge comme une cocotte prête à exploser, tapait du pied. Les croissants et pains au chocolat tressautaient derrière les vitrines.

— Ah ! Je te tiens enfin, Morvan ! gronda le Commandant.

— Bravo, mon Commandant, vous m'avez retrouvé, comme un fin limier. Ca se voit que vous êtes de la Maison Poulaga, répondit Morvan, placide.

— Ça fait une heure que je t’appelle !

  • J’étais occupé.

Le Commandant désigna le sachet.

  • C'est quoi, ça ?

—  Une pièce à conviction. Le carnet de la victime.

Une ride creusa le front du Commandant. Il tendit la main.

  • Donne-la moi. Tout de suite.

— Vous reprenez l’enquête ?

— Quoi ? Non ! Je veux simplement savoir ce qu’il contient.

— Je suis désolé, mais selon l’article 97 du Code de procédure pénale, les pièces à conviction sont conservées sous scellés, et je suis responsable de leur intégrité.

— Et moi je suis ton supérieur !

— Parfaitement. Alors vous savez aussi que subtiliser une preuve sans procès-verbal, c’est une entrave à l’enquête, ça peut entraîner sa nullité. Et ça, je devrais en référer au parquet.

Silence dans la pâtisserie. Même Jacky cessa de mâcher. Le Commandant vira lentement du rouge au violet.

— Tu fais ton malin, Morvan ?

Sa voix tomba dans les graves, avec le bruit sourd d'un bulldozer prêt à raser une cabane construite illégalement sur la plage.

— Jamais. Ce n’est pas mon genre. Je fais juste mon boulot. Et là, mon boulot, c’est de récupérer mes enfants à l’école dans vingt minutes.

Le Commandant pivota vers Jacky comme s'il était monté sur roulettes.

— Jacky ! Tu reprends l’enquête. Lui, j’en peux plus !

— Ah, mais moi je dois rentrer à la maison de retraite. Ce soir, c’est poulet basquaise ! Et j’ai mon atelier origami juste après.

— Mais t’es à la retraite, t’as tout ton temps !

— Le poulet n’attend pas. Et je suis bénévole, alors…

Morvan croisa les bras, réellement surpris.

— Bénévole ? Dans une enquête criminelle ? C’est fâcheux. Selon l’article 16 du Code de procédure pénale, seuls les agents assermentés peuvent mener des actes d’enquête. Je vais devoir signaler l’anomalie au syndicat. Et ça tombe bien, le syndicat, c’est moi.

Le Commandant plaqua ses mains sur son visage, en grommelant des mots à faire rougir une kouignette.

— Vous me faites... grave chier, tous les deux !

— Ça, c’est l’un des effets secondaires du bénévolat mal encadré, commenta Jacky avec un clin d’œil.

— Je veux un rapport demain, sur mon bureau ! Treize heures ! Et foutez-moi la paix !

— À vos ordres, mon Commandant, dit Morvan en empochant le sachet. Mais en attendant… régularisez la situation de Jacky. Tout travail mérite salaire.

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