CHAPITRE 9 : On s'hydrate avant de reprendre le fil de la recette

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Morvan attendait devant l’école Diwan, les mains dans les poches, à côté d’un panneau en breton qu’il ne comprenait qu’à moitié : Skol Diwan - Plijadur ha deskadurezh. Il supposait que ça disait quelque chose comme « École Diwan - Apprendre en s’amusant », ou alors «École Diwan - Interdit de stationner », allez savoir.

Il ne parlait pas breton.

Pas un mot. Mais trois, en réalité : kenavo, kouign-amann et fest-noz. Ça ne l’empêchait pas d’avoir inscrit ses enfants à l’école en breton. Par conviction. Ou peut-être par envie secrète de rattraper quelque chose. Il n’avait pas eu cette chance, lui, et il savait que si plus personne ne transmettait la langue, elle finirait dans un musée poussiéreux entre les cassettes VHS, les photos jaunies et les sabots en bois. Une langue ne méritait pas ça.

La cloche sonna. Sa fille jaillit de nulle part comme un goéland affamé sur un cornet de frites. Elle sauta dans ses bras.

— Salud, tadig ! lança-t-elle.

— Tu viens de m’insulter, là ? demanda Morvan, faussement vexé.

— C’est « bonjour, petit papa », en breton. Et tu dois répondre “Salud, ma bugel a garan”.

Il s’y reprit à trois fois pour le dire correctement. Sa fille le félicita avec une tape sur le ventre.

— Tu vois, tu peux apprendre !

  • Tu es la meilleure des professeurs !

Ils descendirent la rue ensemble. Elle lui tenait la main.

— Ce matin, on a eu un spectacle ! Un cercle celtique est venu danser. Et y’avait une mascotte de kouignette géante ! Elle a dansé un an dro et tout le monde rigolait… sauf moi. Moi, j’ai tout de suite su qui c’était.

— Dans le costume ?

— Ouais. Notre instit ! J’ai reconnu ses chaussures. Les mêmes qu’il a toujours, avec les bouts carrés et une vieille tache jaune.

— T’as l’œil. Tu es la digne fille de ton père !

— C’est comme à Noël. Tu te souviens quand j’ai dit que je croyais plus au Père Noël ?

Morvan hocha la tête.

— C’était à cause de ta montre ! T’aurais pu faire un effort…

Elle gloussa. C’était le genre de détails qu’il ne fallait pas louper, dans une enquête.

  • Je veux faire gendarme, comme toi ! Traquer les méchants !

— oh, tu sais, le métier est beaucoup plus calme qu’il n’y paraît. Mais On en reparlera dans quelques années. Et en attendant, continue à me donner des leçons de breton. Un mot par jour.

Elle leva fièrement le pouce.

— Marché conclu, tadig.

Une fois arrivé à la maison, Morvan posa ses clés, sa fille fila enlever ses baskets et rejoignit sa sœur. Elles échangèrent des mots en breton sous son regard amusé. Avec cette langue, elles pouvaient communiquer comme des agents secrets.

— Alors, cette enquête ? lança sa femme depuis le bureau, le regard fixé sur son écran.

—Toujours classée confidentiel défense, répondit Morvan en se dirigeant vers la cuisine.

— Ton chef est passé à la maison, tu sais ? Pour “prendre de tes nouvelles”. Il avait l’air… inquiet pour toi.

Morvan attrapa une courgette et commença à la découper avec une précision chirurgicale. Il imagina, un instant, le visage de son Commandant à la place. Une petite grimace lui échappa.

« Il manque pas d’air… Venir harceler Françoise à la maison. Je devrais porter plainte pour atteinte à la vie privée ou pour tentative de contamination psychique. »

— Tout va bien ? répéta sa femme avec douceur. Ta courgette… Tu l'as massacrée.

Il observa la bouillie devant lui, inspira profondément, posa son couteau, et sourit.

— Tout va bien. Mais je plaide le silence conjugal. Je ne veux pas te compromettre.

  • Oh, tu nous la joues comme dans un film de gangsters, j’aime ça !

Il enfourna ses courgettes à la crème, lardons et emmental râpé, prépara une omelette de secours au cas où le gratin serait raté, mit la table.

Une demi-heure plus tard, ils mangèrent l’omelette tous ensemble, sans un mot sur le meurtre, le carnet volé, Robert le pâtissier ronchon et le gratin catastrophique.

On parla plutôt d’un exposé sur les volcans (menez-tan, montagne de feu), d’une dispute à la récré, d’un projet de randonnée dans les monts d’Arrée. L’aînée annonça fièrement qu’ils étudiaient Harry Potter en breton. Dans la version traduite, Poudlard s’appelait Kérambréou et les moldus, les “mougoul eud”. Personne ne sut quoi faire de cette information, alors ils éclatèrent de rire.

Morvan regarda sa femme. Ses filles. Cette table banale et chaleureuse. Il savait qu’il devait prendre ces moments comme ils venaient. Des moments précieux, purs. “Chérissons les instants, qui se meurent aussitôt, et qu’on ne reverra plus jamais…”, disait la chanson. Il aurait juste ajouté “... et ne cessons jamais, d’en créer de nouveaux”.

Il s’endormit, le cœur léger, reposé et heureux, sans une pensée pour l’enquête et se prit à rêver en breton.

Le lendemain, frais et dispos, Morvan poussa la porte de la brigade. Le commandant l’attendait, bras croisés, en embuscade au milieu du couloir.

— Où est ton sidekick ? lança-t-il, sans même un bonjour.

Morvan le regarda comme s’il venait de demander si la pluie tombait vers le haut.

— Ah, vous voulez parler de Jacky ? Il ne viendra pas tant qu’il ne sera pas régularisé.

  • Mais…
  • Vous pensiez que je plaisantais hier ? Je ne suis pas du genre à plaisanter sur la procédure. Et surtout pas quand il s’agit de la sécurité de mes coéquipiers. Vous avez pensé aux assurances ?

Le commandant plissa les yeux, mais Morvan n’en avait pas terminé.

— Au fait, vous êtes passé à mon domicile, hier ?

  • Allons, Morvan… Je m’inquiétais pour toi… Tu ne vas pas me reprocher de me soucier de mes subordonnés ? mentit le commandant.
  • Je vous le dis une fois : il n’y en aura pas deux. Ma famille, c’est ma ligne rouge. Ce genre d’intrusion ne se reproduira plus. Est-ce clair ?

Le Commandant tenta de soutenir le regard de Morvan, puis se perdit dans la contemplation de ses souliers cirés, à la recherche d’une miette de son autorité perdue

  • C’est bien clair.
  • Bon, maintenant, ce n’est pas le travail qui manque. J’ai de la paperasse, des PV à tamponner, des rapports à trier, des procès-verbaux à relire. Regardez les dossiers sur mon bureau, ils s’empilent, on dirait ma pile à lire, sur ma table de chevet.

Il attrapa un dossier au hasard.

— Tenez, un vol de casiers de pêche. J’espère que le voleur n’a pas… de casier !

Il s’autorisa un sourire.

  • Vous voyez que je peux plaisanter quand même, lorsqu’il ne s’agit pas de procédure.

— Et le crime ? siffla le commandant.

  • Bah, le crime attendra le retour de mon “sidekick”.

Le commandant ouvrit la bouche, puis la referma.

— Très bien. Je vais m’en occuper.

Morvan le salua et s’installa à son bureau en allumant son ordinateur avec un soupir de contentement.

— Enfin un peu de vrai travail, murmura-t-il. Merci, l’Administration française.

En fin d'après-midi, Jacky surgit, essoufflé et les joues rouges.

— Désolé du retard. J’étais absorbé par Derrick, je n’ai pas entendu les appels du Commandant. C’était un de mes épisodes préférés, celui où il met sa ceinture de sécurité avant une course-poursuite. Et il respecte les vitesses. Bref. En le regardant, j’ai eu une révélation.

Morvan leva les yeux de sa pile de procès-verbaux.

— Par rapport à l’enquête du Kouign ?

Jacky hocha la tête de gauche à droite.

— Ah, non ! Franchement, pour l’instant, on est un peu dans le brouillard. Non, je me disais qu’on est un peu les Derrick bretons, tu trouves pas ? On fait pas d’excès de vitesse, on enquête à la cool, on fait nos heures. Pas d’alcool, pas d’écart. D’ailleurs, Derrick, ça sonne un peu breton, non ?

Morvan sourit, malgré lui.

— Derrick dormait debout, Jacky.

  • Moi aussi, parfois, avoua Jacky avec une pointe de fierté dans la voix.

Un silence complice s’installa.

  • Bon, c’est pas tout ça, reprit Morvan. Il est trop tard pour commencer l’analyse du carnet. Demain, on s’y met, sans faute.

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