CHAPITRE 11 : Replier une deuxième fois dans le sens de la largeur
Le mairie était aussi modeste qu’une maison de berger.
Deux plants d’hortensias bleus encadraient la façade en granit. À côté, une boîte à livres débordait de romans sentimentaux, de guides de randonnée et de recueils de poèmes auto-édités qui semblaient destinés à demeurer ici pour toujours.
“Un cercueil pour livres abandonnés”, pensa Morvan, mélancolique.
Il en avait sauvé, des livres. Ils reposaient à présent sur sa pile à lire, plus près du lecteur… mais toujours aussi loin d’être lus.
Au-dessus de la porte vitrée, les drapeaux français et breton se chamaillaient au gré du vent.
Au-dessus, une enseigne aux lettres celtiques brillait : Mairie - Ti Kêr. L’accent circonflexe avait été ajouté à la bombe de peinture.
Morvan vérifia que son uniforme était impeccable et entra, suivi de Jacky, qui se hâtait de remettre en place ses trois cheveux sur son crâne luisant.
À l’intérieur, l’air sentait le linoléum chauffé au soleil, les chemises cartonnées et un soupçon d’eau de Javel.
Le bureau d’accueil était occupé par la réceptionniste d’une cinquantaine d’années, le casque audio vissé sur les oreilles.
Elle ne les vit pas tout de suite, trop absorbée par un épisode de série où, à en juger par les cris dans ses écouteurs, un parisien venait de plonger un orteil dans la mer d’Iroise.
Jacky se dirigea vers le présentoir à prospectus régionaux.
Morvan toussota poliment. Rien. Il toussa à nouveau, un peu plus fort. Elle leva enfin les yeux, sans retirer son casque.
— Bonjour messieurs.
— Gendarmerie Nationale, annonça Morvan, professionnel.
— Ah ouais ? Étonnant, j’aurais parié sur des Témoins de Jéhovah.
— Amusant, reconnut Morvan. Nous aimerions voir Madame Le Quellec.
— Attendez deux minutes, je vous prie. J’arrive au twist final.
Jacky et Morvan patientèrent, stoïques. Question de principe : on laisse toujours quelqu’un finir sa série. Et puis, rien ne pressait.
Sa série terminée sur un long soupir, la réceptionniste se leva mollement, passa la porte du bureau et revint en traînant les pieds.
- Elle vous attend.
La pièce était sobre : murs blancs, mobilier bois clair, rideaux couleur sable. Sur les murs, des photos aériennes de Ploudévennec à marée haute, à marée basse, à mi-marée, sous le soleil, dans la brume. Quelques affiches touristiques complétaient l’ambiance : "Championnat du Monde du Kouign Amann de Ploudévennec", "Conserverie de Ploudévennec : un trésor dans chaque boîte"....
Dans un coin, un cadre posé au sol prenait la poussière : “Élue la maire la plus honnête de Bretagne – Bretons Magazine, 2022”.
“Réelle modestie, ou humilité feinte ? “ se demanda Morvan.
Derrière un large bureau épuré où trônait une photo de sa famille, Anne le Quellec releva la tête d’un épais dossier.
Elle portait un tailleur impeccable et une broche discrète en forme de triskell
— On vient pour parler de M. Véron.
Le sourire de la maire se figea net.
— Ah, lui ! C’est pas trop tôt ! Si vous aviez agi à temps, il ne serait peut-être pas mort !
Morvan haussa un sourcil. S’agissait-il d’un aveu ?
Elle enchaîna :
- Vous savez, j’ai déposé cinq mains courantes contre ce monsieur. Il campait littéralement dans mon jardin. Une tente Quechua, derrière les rhododendrons. Il me prenait en photo chaque fois que je sortais les poubelles. Je le voyais poster des lettres anonymes dans ma boîte à lettres. Des photomontages où j’étais transformée en homme, des accusations de corruption totalement fantaisistes. Et ce cirque a duré des mois !
— Vous aviez peur ? demanda Jacky, en griffonnant dans son carnet.
— Non. J’étais furieuse. Ce qui m’a mise hors de moi, c’est que personne ne réagissait. J’ai appelé votre commandant une dizaine de fois. À chaque fois, promesses. Zéro acte. Du blabla. Soit il est incompétent, soit il avait autre chose à faire que son travail.
Morvan serra les dents. Il pensa à ses propres dossiers en attente, à son commandant qui passait plus de temps à cirer les bottes du préfet qu’à gérer ses hommes.
Il opta pour une réponse humble :
— Nous manquons de moyens, madame Le Quellec. Vous savez ce que c’est… nous sommes en sous-effectifs, notre machine à café date de l’époque celtique et nous rationnons le papier. Et je ne parle pas que du papier d’imprimerie, si vous voyez ce que je veux dire.
Elle esquissa un sourire, se dirigea vers sa machine à café et leur servit deux tasses de café noir fumant.
- Il est très bon, vous m’en direz des nouvelles ! Torréfié par une petite entreprise de Ploudévennec, des passionnés !
Morvan but une gorgée et acquiesça par un râle de plaisir. Elle ne mentait pas, il était divin, chaud comme le soleil breton, doux comme de la porcelaine de Quimper et âpre comme un marin revenu de trois mois de pêche. Le Quellec reprit, d’une voix douce :
- Je sais bien que vous faites votre travail et on me dit le plus grand bien de vous.
- Merci, mais les flatteries ne m’atteignent pas. Que faisiez-vous vendredi dernier entre 16h et 17h, pendant la fête du Kouign ?
Anne le Quellec leva les yeux pour fouiller dans ses souvenirs. Son visage s’éclaira.
- Ce jour-là, l’école m’a appelée. Ma fille avait mal au ventre. J’avais juste terminé mon discours. D’ailleurs, Morvan m’a encore embêtée juste avant. Je suis rentrée chez moi à quatorze heures. J’ai quitté la fête et je suis allée chercher ma fille.
- On vous a vu quitter les lieux ?
- Certainement ! Vous pouvez aussi interroger les surveillants de l’école et mon pédiatre.
Morvan prit les coordonnées puis se leva.
— Merci pour votre temps. Et désolé pour ce que vous avez subi. On fera notre travail correctement cette fois. On trouvera l’assassin.
— C’est tout ce que je vous demande. Je ne supportais pas ce qu’il faisait, mais il ne méritait pas ça.
- Et ce genre d’événement nuit à l’image de la commune, n’est-ce pas ? ajouta Jacky, d’un air taquin.
- Aussi, oui. Si vous avez besoin de moi, je me tiens à votre disposition.
Ils sortirent sans un mot. Dans la voiture, Jacky poussa un soupir aussi long que la sirène d’un ferry.
— Tu sais, pour une fois, je crois qu’on tient un suspect... irréprochable.
— Ouais. Ça me fatigue plus qu’un mensonge mal ficelé. J’ai l’impression que les suspects glissent sur notre enquête comme de l’eau sur les plumes d’un canard.
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