CHAPITRE 14 : Replier une troisième fois
La Crêperie Moderne n’était pas ce que l’on appelle une institution locale. Sur l’enseigne, l’ajout “Depuis 2025” en typo Comic sans MS en témoignait.
Jacky et Morvan se garèrent sur le front de mer, inspirèrent un bol d’air marin en guise d’apéritif, puis se dirigèrent vers l’établissement, une maison typiquement bretonne avec ses deux cheminées symétriques et ses volets bleus. Devant, une pancarte en ardoise indiquait le menu du jour :
Galette Yogi - Détox - Chou Kale, tofu grillé, houmous de betterave, main de Bouddha.
Dessert : Boule de glace au chocolat de Dubai, galette de spiruline.
25€
Morvan haussa les sourcils, intrigué.
- Honnêtement, ça n'a pas l’air mauvais, moi, ça me tente bien, un peu d’originalité, déclara-t-il.
- J’espère qu’il fait des galettes complètes. Une crêperie sans galette complète, c’est une crêperie incomplète.
Ils entrèrent. La salle était vide, ambiance concept nordique avec musique jazzy en fond. Ils s’installèrent face à la mer. Le serveur arriva, tablier amidonné, béret ajusté, moustache sculptée au taille-crayon.
- Vous désirez ? demanda-t-il avec un accent qui sonnait plus Montmartre que Morlaix.
- Bonjour ! Pour moi, ce sera une galette complète, se lança Jacky sans même regarder le menu.
- Et moi, je vais tenter la galette Yogi-Détox.
- Et de l’eau du robinet, ajouta Jacky.
Le serveur approuva d’un hochement de tête et tourna les talons vers la cuisine, avant de revenir avec deux verres d’eau tiède. Une rondelle de concombre surnageait à la surface. Jacky la retira du bout des doigts comme une preuve à charge et la déposa sur sa serviette.
Le serveur revint quelques minutes plus tard avec les deux assiettes fumantes.
Du bout du couteau, Jacky ouvrit la crêpe et poussa une exclamation.
- C’est pas une crêpe complète, s’offusqua-t-il. Où sont le jambon, le fromage râpé et le jaune d’oeuf qui pleure ?
Le sourcil du serveur se fronça, sa moustache se raidit à l’horizontale.
- Mais voyons, je l’ai revisitée ! C’est une galette végane. J’ai remplacé le jaune d’oeuf par une émulsion de patate douce au curcuma, le jambon par de l’aubergine fumée façon pastrami et l’emmental par du tofu mariné dans du lait d’amande. Il faut vivre avec son temps, monsieur !
Morvan posa calmement la main sur le bras de Jacky, qui fulminait déjà.
Ils mâchèrent en silence. La pâte résistait comme un pneu, le tofu crissait comme du polystyrène, l’aubergine fumée façon pastrami semblait avoir séjourné dans de l’eau de vaisselle. Clairement, le chef avait plus fréquenté Powerpoint que les fourneaux.
- Si c’est ça, vivre avec son temps…ronchonna Jacky, je préfère vieillir. La purée de l’Ehpad est meilleure que ça.
- C’est vrai que la dégustation n’est pas à la hauteur des attentes du visuel, topchéfa Morvan. Ca manque de croquant, de gourmandise, et je ne peux pas dire non plus que c'est régressif.
- C'est surtout dégueulasse.
Ils finirent à contrecœur, car ni l'un ni l'autre n'avaient été élevé dans une famille qui jetait de la nourriture, même infecte.
- Bon, murmura Jacky en essuyant sa moustache, on le joue comment ?
- Avec tact. Il faut qu’il parle de lui-même. Je te donne carte blanche pour ta dernière enquête. C’est toi le patron. Tu tournes autour du pot, tu poses des questions larges. Tu laisses venir.
- “Tu laisses venir”. Je vois. On fait de la pêche sans appât. On attend que le poisson vienne et on donne un grand coup d’épuisette.
- Voilà.
- Et après, on va dans une vraie crêperie ?
- Oui.
En fin de service et alors que la crêperie ne se vidait toujours pas, faute de s’être remplie au préalable, Jacky s’approcha du comptoir, les mains dans les poches.
- Patron ? Une petite question. Rien de grave. On est juste curieux… Véron est un bon amant ?
Le béret bondit d’un centimètre au-dessus de la tête du chef. Derrière Jacky, Morvan se cacha les yeux. Le tact venait de se faire écraser par un semi-remorques lancé à pleine vitesse.
- Qui êtes-vous ?
- Oh, rien, de simples pêcheurs, répondit Jacky en montrant sa carte. Aujourd’hui, on pêche au gros.
- Je n’ai rien à dire ! répondit le chef. Rien du tout !
Il brandit un large couteau de cuisine, donna des coups dans le vide et d’un bond souple, disparut dans la cuisine. Le claquement sec d’un verrou résonna.
Ils entendirent des pas précipités. Des bruits d’escalier. Puis un grincement à l’étage. Morvan et Jacky sortirent. Une lucarne s’ouvrit sur le toit. Le cuisinier, toujours en tablier, se hissa sur lles ardoises, les bras écartés, les yeux affolés.
- Descendez de là ! cria Jacky.
- Je veux pas de problème ! hurla le chef. J’ai rien à voir avec votre affaire, rien du tout !
- Alors descendez !
- J’ai le vertige !
- Fallait y penser avant ! Vous êtes sur une maison ! Vous croyez que c’est Paris ici ? Vous pensiez faire quoi ? Courir entre les cheminées et sauter jusqu’à l’Arc de Triomphe ?
- Faites-moi descendre ! supplia le cuisinier.
Jacky plissa les yeux.
— Je monte pas. Depuis l’affaire du chat, c’est non. J’ai une clause de non-intervention verticale.
— L’affaire du chat ? demanda Morvan.
— En 1976, on m’avait demandé d’aller secourir un chat en haut d’un arbre. Je suis monté, le chat m’a griffé, il est redescendu de lui-même et ce sont les pompiers qui sont venus me chercher. Ils en ont fait un article dans les journaux et des blagues au bureau. Une sale affaire.
- De toute manière, nous n’avons pas l’équipement approprié pour réaliser cette intervention dans les règles de l’art.
- Ah, mon bon François, j’ai l’impression de vivre en immersion dans un Derrick. On campe ici et on attend qu’il tombe comme un fruit mûr ?
- Non, on appelle les pompiers.
- Comme dans l’affaire du chat.
- Oui.
Morvan attrapa son téléphone et composa le 18.
Mais à peine avait-il raccroché qu’un cri retentit.
— AAAAH !
Le cuisiner glissa, battit des bras comme un manchot et chuta droit sur le trottoir. Enfin, pas sur le trottoir. Sur Morvan.
Un bruit mou, puis un silence. Jacky accourut vers le tas humain et tenta de dégager son ami.
- François ? T’es vivant ?
Un grognement. Puis une voix étouffée, sous le corps inanimé du cuisinier.
— J’ai mal au foie…
Jacky sourit, soulagé.
— Je sais, c’est la crêpe au tofu.
Derrière eux, une voix surgit, déformée, comme passée dans un mixeur :
— Voilà qui n’est pas commun.
Morvan tourna lentement la tête vers la silhouette floue.
— Le corbeau… c’est elle… c’est le corb… souffla-t-il dans un dernier soupir, avant de s’évanouir.
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