CHAPITRE 15 : étaler le jaune d'oeuf au pinceau sur le dessus de la pâte pour faire dorer l'ensemble.
Jacky se redressa péniblement. Ses articulations gémirent. Morvan, toujours étendu sous le cuisinier, soufflait doucement comme une poche de cornemuse qui se vide.
Devant lui se tenait une silhouette courbée. Une femme. Très âgée. Sa peau transparente, presque bleutée, évoquait une statue de verre. Elle portait une robe fleurie, un chignon tenu par des baguettes en plastique et un petit sac tricoté à la main. Elle s’appuyait sur un déambulateur couvert d’autocollants.
Jacky, pris de court, ne sut quoi dire. Elle n’était pas seulement étrange. Elle était belle. Une beauté étrange qui le touchait au cœur.
— Madame… vous avez appelé, c’est bien vous ? La voix au téléphone ?, parvint-il à articuler.
Elle inclina la tête. Ses yeux brillaient comme ceux d’un chat dans un grenier.
Mais à ce moment-là, la sirène des pompiers retentit au coin de la rue. Deux gars en combinaison sautèrent du camion en marche. Jacky s’avança vers eux.
— L’agresseur est sur le trottoir, la victime est dessous, dit-il. Occupez-vous de mon collègue en priorité. Et gardez-moi le crêpier au chaud. Je veux l’interroger dès qu’il pourra ouvrir les yeux.
Puis il revint vers la vieille dame. Elle l’observait en silence, le menton relevé.
— Pourquoi avez-vous appelé ? Qu’est-ce que vous savez sur Véron ?
À ces mots, elle poussa un petit cri aigu, comme une souris effrayée, et fit volte-face. Lentement. Très lentement. Elle enclencha la première vitesse de son déambulateur et s’enfuit.
Jacky resta un instant stupéfait, avant de partir à sa poursuite, ralenti par sa hanche en titane, son arthrose et son dos douloureux.
Ce fut la marche-poursuite la plus longue de sa carrière. Les passants les regardaient, incrédules, à la recherche d’une caméra cachée : un vieux gendarme en civil moustachu poursuivant une grand-mère à deux mètres à l’heure, voilà qui n’était pas commun.
En fin d'après-midi, ils atteignirent le palier d’une petite maison de pierre, à une cinquantaine de mètres de la crêperie. Jacky, essoufflé, les mains sur les hanches, tentait de reprendre son souffle. Elle, imperturbable, tournait déjà sa clé dans la serrure.
— Je rêvais depuis toujours d’être poursuivie par un policier, très séduisant au demeurant ! lança-t-elle dans un éclat de rire cristallin. Vous prendrez bien le thé ?
Jacky rougit et hocha la tête. Il ne pouvait pas dire non. Il avait la gorge sèche et le cerveau en ébullition.
La minuscule maison sentait la violette. Des livres policiers la tapissaient du sol au plafond. Des piles entières d’Agatha Raisin, des Maigret cornés jusqu’au trognon, des romans islandais avec des noms impossibles à prononcer et des polars locaux aux titres improbables. Jacky s'installa dans un fauteuil et feuilleta le roman d'un auteur inconnu au bataillon, intitulé "Crimes et champignons".
Elle s’appelait Marie-Langoustine. Elle s’excusa pour le désordre, puis versa un thé fumant dans deux tasses ébréchées et sortit une boîte de palets bretons d’une armoire bretonne.
— Je suis le corbeau, avoua-t-elle soudain. C’est moi qui ai appelé.
Jacky haussa les sourcils, le cœur battant.
— Je voyais bien que votre enquête s’enlisait. Et moi, j’adore les enquêtes. J’ai tout vu depuis ma fenêtre. Ce cuisinier… Il n’avait qu’un seul client. Le même. Toujours le même. Véron. Je me suis dit, c’est louche.
- Je suis d’accord. On peut venir une fois, par curiosité. Mais on n’y retourne pas pour la cuisine.
- Exactement. Alors, je me suis dit que c’était son amant. Il n’y avait pas d’autres explication, non ? Surtout que j’ai entendu une dispute, un jour que je me promenais à proximité.
- Une dispute ?
- Une scène de jalousie. Un vrai morceau de théâtre ! Ça criait. Ça disait “Tu m’as promis” et “Je ne peux plus continuer comme ça” et “Souviens-toi de ce que nous avons vécu ensemble !”. Alors je me suis dit : c’est un amant blessé. Véron et ce cuisinier ont une liaison ! C’est évident !
Jacky sourit.
— Vous vouliez aider l’enquête.
— J’ai toujours rêvé de ça, vous comprenez ? Être celle qui donne l’indice clé. Je lis au moins un roman policier par semaine depuis cinquante ans. J’ai une théorie sur tous les romans. Rien qu’en lisant le titre, je me fais des idées.
Elle sortit un carnet, sur lequel elle avait griffonné “Pistes et hypothèses - affaire Véron”. Une trentaine de pages serrées, de ratures, d’hypothèses, de dessins dans lesquels Jacky se reconnut ainsi que Morvan, Véron, la Laitière, le Commandant. Elle avait tout deviné à son sujet et l’avait même placé en haut des suspects.
Jacky l’écouta. Longtemps. Elle avait peut-être tout faux, mais elle y croyait si fort que ça devenait presque vrai.
- Il va falloir que j’enquête sur ce cuisinier. Peut-être n’est-il pas aussi coupable que vous le pensez. Cette enquête nous a montré qu’il faut se méfier des apparences.
- Peut-être. Mais j’espère qu’on parlera quand même un peu de moi dans votre rapport. Ou dans un livre. Si jamais cette enquête devient célèbre, j’aimerais qu’on dise que le corbeau avait un flair légendaire.
Jacky se leva, termina son thé.
— Si ça devient un roman, promis, je ferai en sorte que le corbeau ait son heure de gloire. Peut-être même une scène de course-poursuite. Très lente.
Elle éclata de rire.
— Ça me va. Et qui sait… si un jour vous repassez dans le coin, j’ai encore plein de théories à vous soumettre. L’affaire Dupont de Ligonnès vous intéresse ?
- J’ai enquêté sur lui, avoua-t-il d’un ton mystérieux. En privé. Comme un loup solitaire. Il m’a filé entre les doigts, hélas. Le plus grand regret de ma vie. Mais il est tard et c’est une longue histoire. Aurai-je l’honneur de vous la raconter un autre jour ?
Jacky n’avait rien perdu de sa répartie de séducteur. Marie-Langoustine gloussa.
— Avec plaisir. Au fait, Jacky, vous habitez chez vos enfants ?
Les yeux du vieux gendarme s’humidifièrent comme un jaune d'oeuf coulant.
— J’habite là où les poissons volent, et où les cœurs se préparent pour une dernière valse.
Un sourire triste éclaira le visage de Marie-Langoustine. Elle avait compris. Les enfants de Jacky l’avaient abandonné aux Poissons Volants comme on laisse son chien au bord de la route des vacances. Elle posa une main sur son épaule.
- Je serais ravie d’avoir un peu de compagnie.
Jacky sourit, referma doucement la porte. Ses joues étaient un peu roses. Ce n’était pas le thé.
Il avait déjà connu des informateurs plus précis. Mais jamais aussi charmants.
Quand il repartit, le ciel s’était teinté d’orange, et la mer charriait des reflets de cuivre.
Il jeta un dernier regard à la vieille maison. Marie-Langoustine lui faisait un signe derrière les rideaux fleuris.
Et Jacky se surprit à sourire.
Il venait de tomber amoureux d’un corbeau en déambulateur.
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