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IOURI

- Vous pouvez me faire une facture ?

Ce type se moque de moi. Ou alors, c’est un imbécile fini. J’avais à peine fait attention, mais maintenant que j’y suis c’est vrai qu’il a l’air benêt avec son pantalon écru trop grand pour lui et sa marinière minable (la mienne est bien plus seyante). Quant à son petit béret en feutre, c’est d’un ridicule !

Enfin, je ne peux pas pas lui en tenir rigueur : c’est la hiérarchie qui veut ça. A bord de ce monstrueux cargo – à vue de nez, il fait bien deux cent mètres – suffit d’aviser le couvre-chef du badaud pour savoir immédiatement quel genre de respect lui est dû. Bleu paon pour les petits rigolos briqueurs de pont et lanceurs d’amarres, rouge bordeaux pour les sous-officiers et autres chefs de quart, vert bouteille pour les officiers. Que je t’en foutrais, des palettes de couleurs et de grades insensés, moi. Seul le capitaine est exempté de coloris spécifique, à ce qu’il paraît : les galons à sa veste suffisent à le reconnaître comme le dieu du bord.

A la couleur, celui-là doit être un petit mousse de bas étage. De toutes façons, ce n’est pas mon affaire : je n’ai fait que monter à l’échelle de corde qu’il m’a balancée.

- Mon gars (là, je rigole), t’es sûr que j’ai une tête à faire des factures ?

Faut voir que je suis tout poisseux de crachin, pieds nus, le cheveu embroussaillé et trois tresses de noix d’eau sur chaque épaule. C’est même étonnant qu’il m’ait laissé monter à bord, mal mis que je suis. Normalement, quand j’entame ma tournée de cargos, je fais un effort, mais ce matin la sainte flemme m’a prise.

- C’est que, le coq, il a besoin de tenir les comptes de ce qu’il achète pour l’approvisionnement, sinon il se fait disputer après…

- Eh bien, passe-moi un papier et un stylo et je te fais ça à la main, d’accord ?

Le gars s’affole un peu, acquiesce et disparaît. Je reste comme un con, planté sur le pont de ce rafiot titanesque. On pourrait caser vingt Tupaco là-dessus, au bas mot.

Ce cargo est le premier de ma tournée. Le Nuage de Feu, laissez-moi rire ! Étonnant comme les constructeurs de ce machin gris, moche et carré se sont finalement laissés aller à un peu de fantaisie au moment de parachever leur œuvre. Enfin, tout austères qu’ils soient, les bateaux de la marine marchande restent un sacré fond de commerce pour nous.

C’est Mia qui a eu l’idée. Un matin, comme ça, elle s’est levée et elle a dit : « Hé, tous ces cargos qui arrivent et repartent… J’ai remarqué qu’à chaque fois ils restent plusieurs jours au mouillage dans la baie, le temps de décharger leur cargaison. On pourrait aller les voir en annexe et essayer de leur vendre des noix ! ».

C’était l’idée du siècle. Dès la première rotation entre les différents navires, il était apparu que les équipiers – des matelots sérieux, pas comme nous autres – rigolaient comme des ogres à nous voir accoster leurs colosses de ferraille avec notre minuscule Coquille, ce qui nous attirait immédiatement leur sympathie. Bien souvent, plusieurs d’entre eux nous achetaient une tresse ou deux, pour la blague. Parfois même plusieurs kilos d’un coup, pour la cuisine du bord !

Le gars revient avec un papier et un stylo. Tandis que je lui griffonne les conneries de rigueur, j’engage la conversation.

- Et c’est quoi que vous trimballez là-dessus ?

C’était souvent assez dépaysant de faire causette avec ces marins qui n’avaient ni pays ni horizon. Ils venaient des quatre coins du monde, refourguaient leurs containers sur tous les continents et transportaient parfois des denrées hautement improbables. Deux jours plus tôt, j’étais tombé sur un cargo qui s’apprêtait à repartir vers le nord et dont les cales étaient pleines de… noix d’eau. Des tonnes et des tonnes de fruits tout chauds raclés par la Corp, prêts à être revendus au loin pour une bouchée de pain. Aussi incroyable que celui puisse paraître, ils m’avaient acheté deux tresses.

- Heu, des machines de chantier, des outils, des pièces de moteur, ce genre de choses…

- Ah.

Silence. Décidément, ce jeune homme manque de conversation.

- Voilà tes noix et ta facture, tu salueras le coq de ma part ! je fais en lui tendant le pactole.

- D’accord.

Il prend le tout d’une main malhabile et me paie.

- On passe souvent par ici, ajoute-t-il. Si vous êtes encore là la prochaine fois, on pourra vous en reprendre plus. Le capitaine est d’ici et il a entendu parler de ce que vous faites. Ça lui plaît, que vous plongiez comme ces gars, avant.

- Eh bien, mes amitiés à lui aussi.

Sans demander mon reste, je fais ma petite courbette et je saute par-dessus la lisse pour redescendre l’échelle. Mince, c’est impressionnant : l’annexe est à plus de dix mètres en contrebas. Paolo m’y attend en feuilletant un exemplaire des Chroniques de Iolmouth : petite et grande histoire de la baie. Le genre d’ouvrages assommants dont monsieur le capitaine raffole.

- Alors, ils t’en ont pris combien ?

- Quatre tresses de deux kilos. Ils sont intéressés pour nous en reprendre quand ils repasseront.

- Ah, c’est bien.

Il se remet à lire avec concentration. Je me mets aux avirons – c’est qu’il y a encore quatre ou cinq cargos à aller démarcher, et ils ne sont pas tout proches ! Même Nouche, la grande rameuse du quatuor, fatigue lorsque c’est elle qui se colle aux rotations. Il y a une bonne demi-heure de souque entre chaque navire, et pour peu qu’il y ait un peu de vent et de vagues, l’exercice devient très sportif.

Aujourd’hui, on est au mieux de ce que la saison peut nous offrir en terme de météo. Si plusieurs semaines ici ne m’avait pas ôté toute naïveté, je me mettrais presque à espérer l’apparition du soleil. Le ciel est tout aussi bouché qu’à l’ordinaire, mais les nuages sont d’un blanc paisible, promesse de temps calme. La mer est relativement lisse, fripée en quelques endroits par des vagues inqualifiables tant elles sont courtes et petites.

- C’est incroyable, commente Paolo. Depuis que la Corp racle les noix, les côtes s’affaissent de près d’un mètre par an !

Il ne m’a même pas jeté un regard en élucubrant ainsi. Je présume qu’il s’adresse avant tout à lui-même – ce ne serait pas la première fois.

Pao referme le livre d’un coup sec, les pages claquent.

- Tu as déjà été voir les zones de culture, toi ? me demande-t-il.

Tiens, ça y est, le revoilà dans le vrai monde. J’existe à nouveau.

- Non.

- Tu sais, ça fait un moment que je me dis qu’il faut qu’on aille jeter un œil là-bas.

PAOLO

Un peu après le carrefour de Mahénoc, le sentier côtier s’arrête. On voit qu’il s’est éboulé. A partir de là, toute la côte n’est qu’un long pierrier grumeleux qui s’étire presque jusqu’au prochain village, huit kilomètres plus loin. La terre et la roche emmêlées tombent dans la mer qui les avale goulûment pour retapisser ses fonds excavés.

Les bateaux sont là, à quelques encâblures, avec leurs mandibules articulées sur vérins hydrauliques. Ça fait un boucan à démembrer les sirènes. Fracas de la mécanique contre la mer, acier contre roc, moteur contre marée. Un bazar bruyant, destructeur, polluant, et dont on n'ignore pas que quelqu'un quelque part s'en met plein les poches.

Comment en est-on arrivé là ? Comment a-t-on pu laisser s’installer cette petite catastrophe locale ?

Rien n’est jamais simple. J’imagine que lorsque la Corp est arrivée dans ces eaux, elle représentait le virage du monde moderne, le potentiel de la technologie, le futur en marche. Les gens ont voulu tenter l’expérience. Lorsqu’ils ont voulu faire marche arrière il était trop tard. L’affaire était lancée.

J’imagine, je ne peux rien faire d’autre qu’imaginer.

Sur le pont de chaque bateau, on distingue une masse grouillante de fourmis ouvrières : les hommes. Les racleurs. Inlassablement, heure après heure, ils creusent, trient, ratissent, et à leurs dépends grignotent les littoraux sur lesquels, qui sait, ils ont peut-être leur maison.

- L’un de ces bonhommes est Adrio… remarque Nouche, qui m’a accompagné.

Je me sens soudain profondément mélancolique à l’idée que même Niotte, pour laquelle nous avons tous une profonde affection, demeure une inconnue. Nous ne savons rien d’elle en dehors de la petite boutique de la rue du Delta, nous n’avons jamais rencontré Adrio, l’homme avec qui elle partage sa vie !

Le voyage nous offre des bonheurs prodigieux et des visions bouleversantes, mais il nous condamne aussi. A n’être, partout, toujours, que des sauvages ; des oiseaux de passage. Jamais nous ne ferons partie de toute cette beauté que nous traversons, ou pour si peu de temps…

Je vois dans les yeux de Nouche qu’elle s’est perdue à la surface de ce monde qui se couche doucement. Bientôt les racleurs jetteront leur paire de gants et les bateaux regagneront le port pour la nuit. Jusqu’à demain, où tout recommencera inlassablement, et perdurera ainsi pour toujours. A moins que quelque chose, quelque part, ne finisse par détraquer ce quotidien et par le vider de son sens moribond…

MIA

Depuis le bateau, je l’avais vu. L’agglutinement.

Le matin était tout neuf, et il y avait une petite miette de soleil qui débordait d’un nuage. C’était à peine croyable comme ça ruisselait de lumière ; depuis combien de temps je n’avais pas vu ça, moi, l’enténébrée ! Ce n’était rien qu’une minuscule pépite dorée, mais comme je n’avais plus l’habitude, je la voyais grosse ronde gonflée ; violente presque. Elle me saignait les yeux. Puis ça se reflétait sur l’eau, ça faisait comme une fourrure à la mer, en pointillés, brossée d’éclats luminescents. Au creux de chaque vague il y avait mille petits soleils captifs qui clignotaient. Enfin, c’était beau, quoi.

Je me préparais pour la plongée du matin quand j’ai vu. Le long de la rue qui partait du port, un conglomérat humain qui avançait, dos à la mer. D’ici on aurait dit un drôle d’animal rampant, un truc un peu disgracieux, répugnant : ça avait plein de pattes, ça gesticulait de partout, c’était pataud et maladroit comme un mioche debout. A un moment le soleil est tombé pile dessus la cohue et a mis en relief tous les corps qui pullulaient ensemble. C’était presque joli, ce bouquet de silhouettes imprimé sur la ville encore pleine d’ombre. Je me suis dit : « une fête » et, forcément, j’ai voulu joindre. Tant pis pour la plonge.

Les gars étaient déjà à terre. J’ai levé la Nouche et ensemble on est parties flotti-flottantes, rejoindre la rive, voir ce qui se tramait. Même pas encore arrivées, c’était sûr : non non, ce n’était pas une fête. C’était une mêlée criante, raillarde, et en colère.

Dedans le tas j’ai tout de suite vu Iok avec ses épaules comme des brise-lames, et je me suis collée.

- Se passe quoi ? j’ai demandé.

- C’est rapport aux racleuses. Il y a deux gars là qui ont leur maison pas loin du trou, et vu que ça continue de s’effriter, ils ont peur de rentrer un jour et qu’y ait plus rien. Et puis y a les pêchous aussi, je dis, ceux qui pêchent le tourteau, le homard, l’araignée de mer, et tout ça. Avec le bazar que ça y fait, l’affaissement, ils remontent plus rien dans leurs casiers, tu vois. Obligés d’aller loin au large pour pêchouiller, mais même, quoi. Y a plus grand-chose de vivant sur nos littoraux, et ça fait de la colère aux gens.

J’avais peine à entendre son babil dans la bouscule.

- Moi aussi, ça me met colère, me confia-t-il comme si c’était un aveu intime et dangereux.

Mince alors, les gens, les cris, c’était la révolution ! Non Mia, pas d’emballade. Depuis le temps que ça durait, cette affaire, ça devait pas être la première fois qu’ils se réunissaient comme ça pour brailler non ! merde ! fini ! Est-ce que ça changeait grand-chose ? J’en aurais pas parié mes oreilles, à voir comme ils avaient l’air déconfits, tous.

Ce mécontentement, nous autres les petits-venus-d’ailleurs, on le sentait sourdre depuis le jour où on avait posé le pied ici. Leur satisfaction de nous acheter des noix récoltées en apnée n’était que le revers de leur insurrection latente, planquée – ils ne pouvaient pas la laisser éclater, bien sûr. Pas pour de vrai.

S’il ne plongeaient pas eux-mêmes, c’était tout juste que c’était pas possible, qu’il fallait vivre. Et l’usine à raclerie, c’était affreux à dire, elle faisait vivoter un sacré paquet d’entre eux. Toute l’économie de la baie tenait là, en trois syllabes : Noc-cio-Corp. Alors on gueulait, mais on pouvait pas s’en passer non plus. C’était une impasse, une grossière erreur de parcours, un sabotage.

- Iok, tu penses que les gens pourraient nous en vouloir à cause qu’on plonge ? demandai-je, inquiète.

- Que non, que non ! Mia ! A part la Corp peut-être, que si ça se trouve elle a su de vous et qu’elle aime pas bien ça. Sinon, tout le monde trouve ça honnête, je dis. Ça fait plaisir de revoir des plongeurs, depuis le temps.

Il me fit un sourire d’une longueur pas possible, c’était à deux doigts de déborder de son visage.

Il se trompait.

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