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NOUCHE

D’abord, Mia était là ; et tout à coup, elle n’y est plus. Elle a filé comme un chat qui aurait vu un oiseau. Je suis seule dans la foule des besognards furibonds, sous presse, comprimée par mille épaules, bras, genoux, torses ; tous ces appendices anguleux, tous ces corps me rentrent dedans, comme pour me fondre en eux, m’entortiller dans leur colère et me traîner dans leur sillage.

Ça gronde dans les yeux et dans les bouches. C’est rauque, guttural, râpeux, ce que chantent ensemble ces dizaines de voix. Je me demande si tout ceci était prévu ou si la scène a éclaté d’elle-même. La nuée est en marche, facile de deviner vers où : les bureaux de la Noccio Corp sont à trois rues d’ici.

Je n’ai jamais prêté attention à cet édifice imposant dont les deux tours semblent escalader le ciel. Elles sont d’une grotesque démesure au vu du reste de la ville. Y a-t-il vraiment quelqu’un qui sévit sournoisement derrière ces hautes fenêtres ? Existe-t-il une personnalité acceptable, de chair et d’os, pour incarner toute la malveillance que l’on prête à la Corp ?

Étourdie par la foule en surchauffe, j’imagine un tyran maigrelet aux sourcils épais, se frottant les mains en ricanant d’un méfait quelconque. Ce serait si commode de disposer d’une figure intégralement, massivement mauvaise, et si facile le cas échéant de l’éliminer. Pourtant, alors que les cris et les protestations fusent autour de moi, déjà je doute de la crédibilité de ces élucubrations. Ici comme ailleurs, tout est multiple, complexe, désincarné : coupez la tête de la Corp, et il en repoussera une autre ailleurs…

- Hé, mais je te connais, toi ! Tu es une du Tupaco, vrai ?

Dans la mêlée, allez savoir comment, une femme m’a reconnue. J’ignore qui elle est, mais son visage s’épanouit en un sourire.

- Les étrangers sont avec nous ! Les venus-de-loin veulent pas de la Noccio non plus !

Elle me crie, elle me brandit à la manière d’un étendard, comme si ma présence donnait plus de crédit à leurs revendications. Je ne sais au juste ce qu’ils sont venus réclamer aux portes de la compagnie. De meilleurs salaires pour les racleurs ? Des mesures pour sauvegarder les côtes et les espèces menacées par les moissons mécaniques ? Je n’en ai aucune idée, mais dans un souffle, je dis :

- Je suis avec vous.

Voilà bien la seule chose dont je sois sûre.

Les gens sifflent, approuvent, s’exclament.

- C’est facile pour toi d’être avec nous, que tu sais pas la vie comme elle est dure. Toi tu plonges et tu es contente, ça te donne l’impression d’être courageuse et engagée. Mais tu ne sais rien, rien, rien, et c’est pas de ça qu’on a besoin.

C’en est un autre ; celui-là n’applaudit pas. Il me regarde d’un de ces airs que je n’oublierai jamais et me crache aux pieds.

Quelque chose en moi tombe en miettes avec cette petite flaque de salive chargée de mépris. Je voudrais lui dire, à cet inconnu, qu’il y a erreur. Que jamais je ne le déposséderai ; ni de sa lutte, ni de son identité, ni de son chagrin. Je ne suis qu’une parmi tous, je ressens un amour diffus pour cette multitude ; je la trouve juste. Si je suis là, c’est au nom de cela et de rien d’autre.

Je voudrais lui dire tout cela, mais rien ne vient. Sans doute parce qu’au fond de moi, je me sens usurpatrice. J’ai l’impression d’avoir joué avec le jouet d’un autre et d’avoir perdu sa précieuse confiance.

- Zam ! T’es-tu pas fou ! Elle est d’accord tout pareil avec nous, c’est pas sur elle qu’il faut cracher.

La femme qui tout à l’heure m’a introduite au monde à grandes gueulées prend ma défense à présent. Et le Zam de reprendre :

- Le jour où elle et sa meute, ils seront venus se fendre le dos et les doigts toute la journée avec nous sur les bateaux, je dirai qu’on sera d’accord. Tant qu’elle sait pas ce qu’on vit, elle peut pas savoir qui on est. C’est ça le tout.

Il n’y a pas de haine dans ses yeux. Ce n’est pas un emporté ni un intolérant ; ce n’est rien d’autre qu’un gars qui a mal. Un gars-galère, que ça esquinte de voir une fille insouciante et bien-portante – même pas d’ici – s’agglutiner à l’essaim de sa souffrance alors qu’elle n’a aucune idée de ce que c’est.

Sa défiance me fait mal. Quelque part, je le comprends. Je ne sais pas comment lui prouver qu’il a tort. Une puérile envie de pleurer me grignote ; ce serait un comble ! Je verrouille toutes les voies d’eau. Si la moindre larme s’échappe, toute chance de gagner le respect du Zam sera perdue, je le sais.

Mia émerge comme par miracle dans la marée humaine. Iok est derrière elle, et, ça alors ! Paolo et Iouri trottinent à leur suite. Cette ribambelle amicale surgie de nulle part m’entoure ; je me retourne, je voudrais dire un mot à Zam, mais il ne me regarde plus et ne m’offre qu’un profil austère. La conversation est close.

La jeune femme qui a pris ma défense salue mes compagnons d’un signe de la tête et pose une main sur mon épaule.

- Fais pas attention à lui, hé, il est fait d’un bon feu mais des fois ça brûle trop vif là-dedans.

Elle me sourit avec bienveillance.

Mais le cortège continue à aller son chemin, et moi, je ne me sens plus assez solide pour continuer à marcher avec lui. Je m’extirpe de la foule ; Iouri, Mia et Paolo me suivent.

- Ça va Nouche ? s’enquiert Mia.

Elle n’a ma perdue de vue qu’une poignée de minutes et s’étonne de me trouver avec la petite mine des grandes chamboulades.

- Oui, oui. Euh. Il y a quelque chose dont j'aimerais vous parler.

IOURI

- Bien sûr que non, ça n’a rien donné, rouspéta Iok. A quoi bon se rassembler pour beugler sur des gens qui n’existent pas !

Tout à sa bougonnerie, il balança son bras en l’air et faillit faucher au passage la pinte moussue qui trônait devant lui.

Nous étions au Grand Large. A cette heure du jour, le peu de lumière que laissaient filtrer les nuages peinait à s’engouffrer par les larges fenêtres. Le pub avait des allures de grotte, et nous, réunis autour d’une des tables de chêne massif, de conspirateurs ourdissant quelque complot secret. Pietro derrière le comptoir faisait mine d’astiquer consciencieusement les choppes grasses ; mais je voyais bien, moi, qu’il s’arrangeait pour qu’une de ses oreilles poilues fût toujours orientée vers nous.

- En fin de compte, qui tire les ficelles dans cette histoire ? s’enquit Paolo.

- Personne... Tout le monde…

Iok soupira et avala une longue goulée de sa bière.

- Pour c’que j’y comprends, moi, de toutes façons... Ils pourraient être mille que je m’en foutrais tout pareil. Ce qu’il y a, c’est que ça fait des années qu’on réclame à ce que les choses changent. Mais c’est pas tout simple : y en a parmi nous qui veulent botter le cul à la Corp pour qu’ils nous débarrassent vite vu, ouste ! Sauf qu’il y a deux centaines de gars qui bossent pour elle, et où qu’ils vont aller, ceux-là, si on éjecte les racleuses de la baie ? Pas possible, non. Le compromis, ce serait de trouver à ce que ça nous abîme moins notre monde, tout ça.

- Oui, vous pouvez déjà mener un combat sur l’aspect environnemental, acquiesça Nouche comme si c’était elle qui venait d’avoir l’idée.

- Mais c’est ce qu’on y fait ! Et depuis long, on vous a pas attendus pour ça.

Sourire gêné. Nouche avait verrouillé sa jolie petite bouche, elle n’osait plus dire un mot. Iok était comme ça : impertinent ; plein de tendresse pourtant.

- Y a quelques sept ou huit ans de ça on a obtenu que la Corp revoie sa technologie de racle. « Avec notre science, on a inventé de nouvelles pelles qui vont tout vous changer » qu’ils nous ont dit ! Des pelles sélectives ! Couillonnades ! Comme si en nous mettant des râtelières avec des grandes dents métalliques au lieu des pelles d’avant ça allait pas nous saccager les côtes tout pareil. Ils ont dit que c’était « respectueux de l’environnement » mais nous on le voit bien, que ça continue de se casser la gueule.

Une nouvelle gorgée, non : deux, trois ! Iok déglutissait bruyamment. Fasciné, j’observais sa pomme d’Adam faire des allers-retours le long de sa gorge robuste à mesure qu’il engloutissait sa bière. Sacrée descente.

- Ils disent, reprit-il, haletant, que c’est le temps que la couche sous-marine se stabilise, que ça va arrêter de s’ébouler tout seul, comme ça. Mais ça s’arrête pas. Ils veulent rien savoir parce qu’ils ont un bataillon de sciencieux qui disent que ça va, que tout est bien. C’est une absurderie pas croyable. Suffit de regarder comme les littoraux sont déchiquetés, quoi !

- Mais toi, tu en penses quoi ? demanda Paolo. D’après toi, qu’est-ce qu’il faudrait faire ?

Iok se tut et lança un regard circonspect à Pietro. Lui continuait innocemment de faire frott frott, torchon à l’appui, mais il nous regardait maintenant avec des grappes de lumière et d’intérêt dans l’œil qui ne trompaient personne. Se sachant démasqué, il haussa les épaules et répondit comme si c’était à lui qu’on avait posé la question.

- Oh bé, c’est tout vu, moi je dis, fit-il en se grattant nerveusement la barbe. Faut qu’on trouve des bateaux et qu’on monte notre prop’ compagnie avec que des gars du coin qui décident, et puis qu’on boycotte les noix de la Corp. Qu’est-ce qu’ils pourront donc faire sans nous, hé ?

- Et où veux-tu qu’on trouve des bateaux ? railla Iok. Puis même si on arrive à un acheter seulement un, ils ont déjà tellement de sous et de contrats partout, la Corp, que t’inquiète pas qu’ils feront venir des gars pour continuer à travailler. Et ça restera tout pareil, sauf que ce sera même plus nous sur les bateaux mais des venus-d’ailleurs.

Iok secoua énergiquement la tête en faisant nt, nt, nt ! Il commanda une autre bière à Pietro qui s’empressa de le servir. Histoire d’accompagner son début d’ébriété, je fis de même. Quelques vigoureuses goulées plus tard, notre maître-plongeur consentit enfin à répondre.

- Moi, je sais que ça plaît pas à tout le monde, mais je suis de croyance qu’il faut dégager la Corp. Qu’on en finisse. Et puis bien sûr que ça mènera plein de problèmes et de souciailles, qu’il faudra trouver des solutions, mais je me dis qu’on les trouvera en temps voulu.

Pietro marmonnait « ça vrai, ça vrai » avec enthousiasme, et se servit même une franche rasade de gnôle qu’il avala d’un trait, comme pour porter allégeance à la parole de Iok.

- Ce que je n’sais pas encore, c’est comment qu’on va les mettre dehors, les Corpocrates. Mais on trouvera, je vous dis, on trouvera. L’existence elle va pas couler comme ça jusqu’à la fin. Que c’est chez nous, ici.

Je vis Nouche frissonner sur cette dernière phrase. Ah, ça, pour sûr, il y avait de quoi la toucher ! Sainte Nouche avait l’âme toute versée de considérations humanistes. Le cri du cœur des nobles racleurs qu’étaient chez eux, ça devait la faire palpiter de partout, la brunette. Je lui adressai un sourire tendre auquel elle ne répondit pas, fuyant mon regard.

Notre Iok n’était pas de ceux qui trimaient à la moisson des noix. Légèrement plus gradé que les manutentionnaires : mécanicien et soudeur, qu’il était ! Les bateaux de la Corp passaient régulièrement entre ses mains expertes, et à l’entendre prophétiser ainsi j’imaginai qu’un jour il saboterait volontairement l’un d’entre eux. A moins que ? Il devait bien y avoir quelque part d’autres bonhommes qui entretenaient la même grande idée, celle d’être à nouveau libres.

MIA

L’Adrio de Niotte était un beau gadjo tout plein de couleurs. Rouges les joues comme celui qui a le coup de sang facile, dorés les cheveux comme qui se fait brûler par le sel et le soleil, brune la peau comme l’ont les travailleurs du dehors et les hommes de la mer. Ah, et puis les yeux ! Bleus comme des petits glaciers fondus. Adrio, le racleur. La trentaine mais déjà la peau plissée par endroits, juste là où ça vous donne l’air sage : commissures des lèvres, coins des yeux, et sur le cuir tanné du front, une ou deux striures.

Un bonhomme épais, solide, un peu fessu comme sa Niotte. Une aura toute chaude de vraie bienfaisance, une bouille confite dans du sirop, mangée d’une petite barbe blonde et revêche. Un beau gars, que si ç’avait pas été celui de Niotte je l’aurais bien croqué.

- Enchanté de te connaître, l’Adrio ! avait fait Iouri en lui claquant des bises sonores.

La boulangère avait fait un plein caquelon de soupe de noix, c’était d’un crémeux que je vous dis pas. Fermée, la boutique : pour une heure ou deux, on les avait rien qu’à nous, ces deux-là, dans l’échoppe qui sentait bon la compote et la pâte tiède. Un repas de famille, qu’on aurait cru. Comme si nous étions les parents, Niotte notre fille qui était toute joie de nous présenter son amoureux... et un peu anxieuse aussi de savoir si on allait l’aimer.

Là-dessus, pas de tracasserie : il n’avait pas fallu plus d’une poignée de secondes pour que tout le monde adopte Adrio.

- C’est ton congé aujourd’hui ? demanda Paolo au racleur entre deux cuillerées de soupe.

- J’ai mon matin, tout à l’heure j’y vais.

On avait mangé comme ça sur la belle nappe verte que Niotte avait dressée pour nous. Elle aurait bien voulu nous inviter dans son vrai chez elle, mais ça faisait quinze minutes de trotte à pieds, et les journées qui filent à une vitesse folle ! On avait dit c’est pas grave, pas grave, une prochaine fois.

Adrio avait la main sûre et solide en coupant des tranches dans la grande miche croûtue de pain noir. Je regardai ses pognes un moment : deux belles pattes dans lesquelles on devinait toute l’habileté du bonhomme, tout son amour de la matière et de la vie. Bien sûr, les cals, bien sûr les ongles noirs et cassés. Mes mains à moi je les trouvais si lisses, si blanches. Mes mains à moi ne racontaient pas d’histoire, pas encore.

- Adrio, tu sais, je voulais te demander quelque chose, fit Nouche à un moment, qu’on commençait tout juste à croquer dans le dessert.

Lui hocha juste la tête et attendit qu’elle fasse sa petite confession.

- Est-ce que tu crois qu’on pourrait venir travailler avec toi – avec vous – une fois, un jour, sur les racleuses ?

L’Adrio avait ouvert de grands yeux ébaudis. Nouche au contraire avait plissé un peu les siens, comme elle faisait quand elle avait de la détermination.

- J’ai besoin de savoir. Avec mon corps.

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