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PAOLO

Salopettes gesticulantes punaisées sur le petit jour.

S’il me fallait garder une image de Iolmouth, rien qu’une et pour toujours, je choisirais celle-ci. Le morose carnaval matinal de l’entrée en labeur. Dans les salopettes, les véritables héros de cette tragicomédie quotidienne : les hommes, bien sûr. Auréolés de toutes leurs fatigues, exsudant mille crispations et coiffés de leurs propres nerfs, ils nouent, amarrent, attellent, rangent, brossent. Préparent les racleuses à partir en pêche.

De la criée, ils se sont déployés en une longue corde humaine dont ils sont les nœuds, et se font passer les caisses de plastique bariolées. Au bout de la chaîne, une salopette jaune les empile consciencieusement et érige sur le pont de chaque bateau des reliefs aigus et anguleux : montagnes de cagettes carrées qui bientôt accueilleront les noix fraîchement pêchées.

Je n’ai pas osé rire tout à l’heure lorsque nous avons tous les quatre revêtu les tenues de racleur. Adrio a dégotté pour chacun d’entre nous quelques frusques qui traînaient au hangar. Combinaisons étanches, bottes lourdes qui escaladent le mollet jusqu’au genou. Mia et Nouche sont dépareillées au possible ; elles flottent de façon grotesque dans ces habits d’homme. Même ainsi, elles se font manger des yeux. Si peu de femmes ont du se tenir là où elles deux se tiennent aujourd’hui.

On nous a habillés, puis on nous a oubliés. Personne ne nous a rien dit – que faire, où aller, comment aider. Lorsque la valse des pontons s’est achevée et que les chaînes se sont défaites d’elles-mêmes, chacun d’entre nous a sauté sur un raffiot différent. Cela s’est fait naturellement, sans concertation de notre part.

Il fait encore nuit lorsque les bateaux quittent le port. Un halo clair, dans le lointain, commence à peine à peindre sur le grand tableau du monde une ligne ténue : l’horizon. J’ai l’impression de partir en voyage.

MIA

Je ne sais pas le temps qu’a duré la navigation, mais ce qui est sûr, c’est que lorsque les bateaux s’arrêtent il fait jour – si on peut appeler « jour » cet amas de grumeaux poisseux, que ça nous dégoulinerait presque dessus dans pas longtemps, dites donc.

La barcasse grinçante sur laquelle je me trouve est mandibulée d’un long bras rouilleux ; du moins, il avait l’air d’un bras, vu de loin. A présent il me fait plutôt l’effet d’un monstre mécanique. La râtelière évoque furieusement une grande gueule à laquelle il manquerait la mâchoire supérieure. Je meurs d’envie qu’enfin elle s’anime pour vérifier si elle rugit bien comme je m’imagine, la drôle de bête.

Je ne sais pas bien combien il y a de navires : quinze, vingt ? Nous sommes une meute flottante, un essaim, un bataillon. Une nuée vociférante. La violence de cette vision me frappe, je m’étonne de ne jamais en avoir été choquée, toutes ces fois où j’ai observé les racleuses depuis le Tupaco.

Ça y est, ça pleut. Personne ne prête attention à la flotte qui s’écrase sur nous. Eux doivent avoir l’habitude, eux sont des gars d’eau…

- Miezt et Codd ! Vous m’ouvrez la benne ! crie le gars à la barre.

Il a une voix profonde et puissante. Ce doit être le patron. Adrio m’a expliqué hier : sur chaque bateau, il y a un patron de pêche. C’est lui qui manœuvre le navire et le mène sur zone. Il touche une meilleure part sur la pêche de la journée et s’abîme moins le corps que les autres, mais c’est aussi à lui qu’incombe l’entretien de la racleuse, lui le responsable s’il y a un accident, et lui le fautif si la pêche est mauvaise. « J’préfère n’être qu’un petit manutentionnaire » m’avait confié Adrio. « Les patrons, ils se bousillent moins le corps, mais ils se foirent la tête ».

La benne s’ouvre, Patron prend les commandes du bras articulé : ça y est, c’est parti. Ah, mon loup-machine ! Ma gueule-râteleuse ! Ça beugle bien tout comme je pensais. Un boucan effroyable ; lorsque la pelle se met à labourer le sol sous-marin je sens tous mes os vibrionner, comme si c’était moi qu’on allait faucher. Hé ! Doucement !

Sauf que non, ça ne peut pas aller doucement, ça ne pourrait jamais aller doucement.

NOUCHE

Il pleut sur les échines ployées. Le bateau n’est plus que cela : un champ de muscles noués, de colonnes ratatinées et de visages racornis.

Le lourd ballet de la pêche a commencé. La râtelière jaillit de l’eau à intervalles réguliers, chargée des débris de ce qui fut un jour roc. Déjà dans la pelletée on discerne les petites boules dodues. C’est tout à fait invraisemblable, pour moi qui passe mes journées à les tresser, de voir des noix dans le bec de cette machine. Elle semble animée d’une volonté propre : elle a tout d’un animal, avec son long cou, et raille à grande grinceries, pille, brise, détruit.

Une grosse motopompe turbine en permanence, suce de grandes gorgées d’eau de mer et les recrache dans la benne, qui ne désemplit pas d’eau. Lorsque la bestiole y dégueule son chargement, dans une grande giclée, la caillasse tombe au fond. A la surface flottent les noix. Deux gars les pêchent avec de grosses épuisettes en métal avant de les balancer sur le tapis roulant qui court tout le long du franc-bord. Là, quatre autres attrapent les noix par le filin et les nouent ensemble en paquets de sept ou huit qu’ils jettent dans les caisses derrière eux. Un autre loubek se charge de récupérer les caisses pleines et les empile proprement derrière la passerelle.

Enfin, sept bonhommes s’occupent de vidanger la benne. Des commandes mécaniques, sur le côté, permettent d’en contrôler la porte latérale. Ouverture : toute la caillasse et la flotte du container se répandent sur le pont en une cascade bouillonnante. L’eau s’échappe d’elle-même et retourne là d’où elle vient ; la pierre broyée, en revanche, s’amoncelle en un tas humide que les sept pellettent énergiquement et balancent par-dessus la lisse. Pendant qu’ils triment, la benne se remplit à nouveau d’eau, de cailloux et de noix. A peine ont-ils fait disparaître le premier amas que déjà la porte se rouvre et en forme un nouveau à leurs pieds.

Tout ceci est fracassant, lourd et violent. On voit que tout, dans cet orchestre laborieux, a été pensé pour un rendu optimal : chacun ici a appris par cœur les mouvements qu’il répète inlassablement, chaque corps semble parfaitement à sa place. Tout est remarquablement synchronisé. Les hommes ensemble sont une machine nerveuse et rutilante qui abat son travail de titan sans aucune finesse.

Ficeler les noix ensemble est le poste le moins engagé physiquement ; c’est donc celui que l’on m’attribue. En d’autres circonstances, j’aurais sans doute prêché ma capacité à trimer et porter de lourdes charges comme les hommes, mais aujourd’hui je ne dis rien. J’ai l’inconfortable sensation d’être un intrus à bord, je ne souhaite qu’une chose : me fondre dans le paysage. Sans rien dire, je m’installe devant le tapis roulant.

- C’est facile mademoiselle, regarde : tu en prends une bonne grappe, et tu fais un nœud de huit avec tous les filins.

Le gars à ma droite s’exécute à une vitesse ahurissante et balance sa pelote dans la caisse derrière lui.

- Si elles n’ont pas le filin assez long, tu les mets de côté dans une autre caisse : ce sera pour les restaurants et la grande distribution. Si elles sont plus petites que ton poing (il fait le geste), tu les balances.

Sommairement initiée au nouage et au tri, je me lance, et à mon tour je deviens machine.

Mes mains se meuvent bientôt d’elles-mêmes, totalement indépendantes du reste de mon corps. Les doigts occupés, l’esprit libre, je flotte dans un monde de pensées éparses qui me traversent sans que je ne les attrape.

Première pause. J’ai travaillé pendant une heure et demie, mais n’en ai absolument rien retenu. C’est comme si cette tranche de jour n’avait pas existé : je serais incapable de commenter ce qui m’est passé par l’esprit. Dans ma tête, je fais encore des boucles avec des filins poisseux.

Dix minutes de répit. Les moteurs s’arrêtent. Cette absence de boucan qu’il serait exagéré de nommer silence me laisse dans un grand vide. Les gars lâchent leurs outils, s’asseyent, font quelques pas sur le pont, étirent leurs carcasses tourmentées. Plusieurs d’entre eux allument pipes et cigarettes et fument en silence en regardant la mer.

Je sors de ma torpeur et m’assois dans un coin. Et là, alors que j’ai passé toute la matinée à ses côtés sans le remarquer, je le vois. Zam, le bonhomme-colère de l’autre jour.

IOURI

Ils m’ont collé un de leurs haveneaux entre les mains, et vas-y Iouri ! Brasse de la flotte et choppe de la noix. Les premières minutes, je m’amuse follement. C’est un jeu d’adresse et de rapidité : attraper vite vu toutes les boules qui flottent à la surface avant que la benne ne se vide et que la méchante grue ne vienne reposer son fatras de cailloux. Lorsque l’épuisette est pleine, ça fait un sacré poids à remonter à bout de bras. Dix kilos peut-être. Je suis ahuri par la quantité de fruits : hé, moi qui plongeouille, il me faudrait une matinée entière pour ramasser tout ça !

Il n’y a aucune comparaison possible entre le boulot que nous faisons, nous autres, et ce chantier vrombissant. C’est un labeur de fendu, de courbé, d’éclaboussé.

Au bout d’une demie-heure, ça ne me fait plus du tout rigoler.

- Vaille, vaille ! me fait l’autre pêcheur.

Ce doit être un genre d’encouragement. Comment diable fait-il pour continuer à causer en suant ?

- Ouais ouais, je fais ce que je peux.

L’autre se marre. C’est bien le seul ici qui a l’air heureux. Sa moque me met en colère ; je redouble d’efforts, histoire de lui montrer que j’en ai vu d’autres. Rien à faire, il ramasse trois fois plus de fruits que moi ! Je l’observe du coin de l’œil, j’essaie de tenir la cadence. Une compétition muette se met en place dans mon esprit. C’est stupide, mais ça me donne du chien. Dans cette confrontation silencieuse – gringalet venu-d’ailleurs contre gros-bras pêcheur – je trouve suffisamment de force pour continuer à jouer de l’haveneau alors que tout le haut de mon corps crie au supplice. Une longue ligne de douleur court de mes omoplates à mes cervicales ; c’est aigu, pulsant, entêtant. Mes biceps sont tétanisés, les veines sont saillantes sur mes avant-bras. Et ces ampoules qui commencent à déchirer mes mains à la base de chaque doigt…

Toutes les heures et demie, on marque dix minutes de pause, à la suite desquelles les rôles changent. J’ai envie de pleurer de gratitude lorsque l’on m’affecte à l’organisation et l’entrepôt des caisses de noix. C’est tout aussi épuisant, mais au moins, je me tiens droit en portant les cageots.

A la pause de midi, je m’effondre contre le guindeau. Je suis essoré jusqu’à l’os. Tout en moi palpite, tout mon corps se relâche. Seule mon enveloppe charnelle m’empêche de me liquéfier sur le pont en flaques de sueur et de sang.

Revoilà mon pêcheur de noix ! Lui vient de pelleter des cailloux et semble se porter comme un charme. Quelques gouttes de sueur sont encore accrochées à ses tempes, son front et ses sourcils. Il s’assoit à côté de moi et sort deux cigarettes grossièrement roulées de la poche de sa salopette.

- Tu veux ? qu’il me demande.

Je le remercie d’un signe de tête et allume la tabaquerie. La fumée me racle la gorge et m’embrume délicieusement la tête. Sans dire un mot, je fais la paix avec le bonhomme.

Autour de nous, j’avise les autres bateaux qui sont au repos eux aussi. Nous sommes une quinzaine sur chaque navire. Je fais le calcul rapidement : près de deux cents cinquante hommes travaillent en mer. Combien d’autres dans les bureaux, dans les transports, dans le commerce – dans chacune des tentacules de la Noccio pieuvre ?

MIA

- Monsieur, je peux conduire ?

J’ai demandé ça comme une enfant. D’abord, j’ai posé la question à Adrio, évidemment. Il m’a dit que le patron était un bon gars, que peut-être ça ne l’embêterait pas de me faire piloter son engin juste un peu, pour voir.

J’ai les joues violettes d’avoir trop pelleté. J’y ai été à mon rythme, comme une écrevisse qui aurait mangé un escargot, mais j’ai donné de la crampe et du bourre-caillou. Comme les autres. Le patron, je dois l’attendrir un peu, je ne sais pas ; en tout cas il me dit :

- Possible.

Ça doit être ce qui se rapproche le plus d’un « oui », je me dis. D’ailleurs le voilà qui s’écarte pour me laisser accéder aux commandes du bras hydraulique. Ho !

Sous les rires de tous, je manipule le machin, puis pas trop mal, je trouve. Y en a même qui m’applaudissent mais je ne sais pas bien si c’est par sarcasme. Le patron me donne des indications – plus à gauche, là ; descends un peu – mais c’est assez intuitif comme outillerie. Seulement, lorsque le truc est sous l’eau, alors c’est tout à l’aveugle, à l’instinct, au flair. Je dois en manquer un peu : première remontée, je ne ramène qu’une pelletée de flotte avec quelques algues visqueuses. Deuxième : ça y est, un peu de quoi faire ! Les gars sur le pont sifflent et rigolent encore.

C’est drôle, cette grosse raclette articulée, mais je préfère encore plonger. Je rends ses manettes au patron qui reprend le contrôle avec précipitation – faudrait voir à pas laisser trop longtemps les commandes à une petite femme, quand même. Il peut bien penser ce qu’il veut.

Je retourne pelleter. Adrio est à côté, à l’épuisette.

- Faut pas croire que les gens se moquent, il me dit, comme s’il avait peur que je me sois offusquée des rires de ses camarades. Je crois qu’ils sont contents que vous soyez venus sur nos bateaux, faire notre travail qu’est pas drôle.

- Mais, c’est moi qui est contente.

Adrio me jette encore un regard, hésite. Parle.

- Tu crois que vous m’emmèneriez plonger, une fois, aussi ?

Ça alors, c’est la meilleure ! Le type est natif d’ici, c’est un gars de Iolmouth, il est tout pétri de ces noix, de cette baie, de ces traditions… pis c’est moi qui devrait lui apprendre à plonger ?

- Oh, oui, je lui réponds.

- Adrio ! Les causeries, c’est fini ? crie le patron.

Le travail reprend, à rendre maboul. Pelle pelle pelle noix noix noix flotte flotte flotte. Faut pas rester habiter dans son corps, quand on bosse comme ça, je me dis. Faut oublier qu’on est un paquet d’os et de nerfs, oublier même qu’on fait partie de ce monde. Sinon, c’est trop dur. Faut partir, loin, avec la tête, si elle peut encore nous emmener quelque part où on entend pas le fracas de la lutte à mort entre métal et caillou.

Je crois qu’à un moment, j’arrive enfin à décrocher. Mon esprit s’en va loin : là d’où on est partis, il y a longtemps de ça. Un bout de monde que je me rappelle plus bien, avec du soleil, des gens, de la terre. Enfin, c’est plus là-bas, chez moi. Maintenant c’est sur le Tupaco, dans ces eaux-là. Et même un peu ici : Iolmouth et ses racleurs. Je ne veux plus partir d’ici.

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