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PAOLO

Au retour de l’îlot, nous avons partagé un léger repas et tout le monde a aussitôt regagné sa couche pour se gaver de sommeil, encore.

Il pleut. Pas de ces averses clairsemées auxquelles la baie nous a habitués : une pluie grasse, lourde, serrée. Le crépitement des gouttes sur le pont m’a réveillé, puis je me suis rappelé des chaussures oubliées dehors, de la claire-voie de la cale arrière restée ouverte, de la cambuse que Iouri a omis de refermer après y avoir pioché les quelques légumes qui flottent encore dans la gamelle de soupe. Soupir, effort : je m’arrache aux tiédeurs de mon lit pour me hisser à l’extérieur et mettre un peu d’ordre avant que l’eau n’engorge tout.

Il fait nuit, froid, vent. Dans mon dos, les lumières de Iolmouth semblent se moquer de nous, pauvres petites âmes qui dessaoulent à bord de leur foyer flottant, à la merci des éléments. Je range le pont, mets à l’abri de la pluie ce qui peut l’être. L’annexe s’est remplie d’eau : encore quelques heures de ce déluge et elle coulera. J’ourle mon pantalon jusqu’au genou et descends précautionneusement dans la Coquille pour écoper. Je me sens amer d’être encore une fois le seul à me soucier de toutes ces petites choses qui nous entourent, de ce bateau qui est notre maison et que les autres, si l’amour, l’alcool ou l’aventure les appellent ailleurs, oublient de choyer.

Lorsque je remonte sur le pont, une silhouette m’apparaît. C’est Nouche ; elle est assise dans le filet du bout-dehors, capitonnée dans une cape de pluie. Je m’étonne de la trouver là par des conditions pareilles et m’approche.

- Ça va ?

- Oui. Je crois que j’ai assez dormi.

Des gouttes s’accrochent à mes cheveux, dégringolent le long de mon cou et se glissent dans mon col. Tout mon dos est déjà parcouru de rigoles et de petites cascades glacées. Je n’ai aucune envie de rester là, et la nonchalance de Nouche m’irrite : elle a eu l’inspiration d’aller dehors ruminer ses pensées, mais n’a prêté aucune attention à toutes les menues nécessités dont je viens de m’acquitter.

Nouche est étourdie, et moi, trop exigeant, sans doute. Des remords me viennent, m’apaisent et me fatiguent. Je m’assois à côté d’elle sans rien dire. Elle semble perdue en elle-même et n’a probablement aucune idée des sentiments qui m’habitent. Sans doute se confondrait-elle en excuses le cas échéant, elle qui a toujours eu si peur de mal faire ou de ne faire pas assez…

Au fil de ces semaines ensemble, il m’apparaît de plus en plus clairement que l’on ne fait jamais mal ou bien. On ne fait que faire. Avec son bagage à soi, sa compréhension du monde, ses façonnements et ses intuitions, sa sensibilité et ses conventions. Ses peurs aussi, bien sûr. On ne fait que faire ; comme on le peut, comme on le croit. Aux autres le soin d’interpréter en termes de mal ou de bien. Aujourd’hui, maintenant, cette nuit, je ne veux pas juger Nouche pour son manque d’attention. Je ne peux que me juger moi-même ; moi et ma sécheresse, et par-dessus tout, cet invraisemblable écran dont je me suis fait une carapace et qui m’empêche de parler. Comme j’aimerais pouvoir oraliser, m’autoriser à couler en mots vrais qui diraient tout ce qui m’habite. Je n’ai jamais su. J’ai un peu peur, sans doute.

- Tu penses à la proposition de Zam ?

Elle acquiesce.

- Je crois qu’on devrait accepter, répond-elle, les yeux dans le vague.

- Ce n’est pas toi pourtant qui ne voulais pas trop qu’on mette notre nez dans les affaires des gens d’ici ?

Aussitôt, je regrette d’avoir prononcé ces paroles qui pourraient être prises pour des reproches dissimulés.

- C’est différent, fait-elle avec un regard liquide et un petit sourire tendre, loin de se vexer. Là, ce n’est pas nous qui nous invitons dans leur histoire, c’est eux. Pour la transformer.

Il me semble parfois que Nouche a tant de respect pour le monde qu’elle s’empêche à tout prix d’y apposer son empreinte. De quoi as-tu peur au juste, Nouchka-de-la-lune ? D’être décriée sans doute. De déplaire à tous ces gens qu’elle n’aspire qu’à connaître, comprendre et aimer.

Aujourd’hui, pourtant, je la regarde et la vois enfin convaincue, habitée par une cause pour laquelle elle accepte de braver l’ordre établi. Au risque de quelques secousses. Au risque d’être désobligeant, de déconvenir. Au risque de chambarder un petit bout d’univers.



MIA

Alors, voilà : nous avions dit oui. Ça me paraissait évident, à moi. Comment aurait-on pu répondre autre chose que oui, allons, ruée ! droit dans le barda ?

Je me rappelais les années d’avant. D’avant la mer, d’avant le Tupaco ; et je voyais bien qu’on la portait tous déjà en nous, cette petite graine de zizanie. Les plus belles bizarreries de ma vie, elles avaient toutes germé de là. Nous nous étions trouvés, Pao, Choune, Riou et Moi-Mia, et à quatre nous avions bourgeonné ensemble sur un même terreau. Même qu’on était partis ! Même que ce petit grain que l’on avait en commun nous avait poussé à prendre le large et à entreprendre ce… ça !

On avait poussé, un peu. On avait pris l’eau et le soleil, quelques segments de temps – on était sans doute quelque chose de ce genre là, aujourd’hui : un lierre touffu, quatre branches entremêlées, une drôle de verdurerie multiple qui ne demandait qu’à essaimer, à répandre son ivraie sur le monde entier. Et pour sûr qu’avec Zam et ses saboteries, on était du même bois têtu, de la même engeance rétive – d’une même semence, quoi ! Les pieds dans la même gadoue, les yeux tournés vers les mêmes soleils.

Il y a des tournants comme ça parfois, faut choisir qui l’on est et comment on s’imprime à la surface du monde. Décidez-vous, dissidencez-vous ! Et dansez, gardez la cadence, diversifiez, cultivez la divergence.

Alors oui, oui, oui, on avait dit oui. La petite graine continuerait à pousser indocile. Et peut-être qu’elle en contaminerait d’autre ; et peut-être qu’un jour on serait des milliers.



NOUCHE

Hier soir au Grand Large – décidément, nous y traînons nos savates plus que de raison ces temps-ci – Pietro nous a regardés avec son air broussailleux habituel, et en nous servant nos bières, a jeté la bouteille à la mer que nous attendions.

- Au fait, les jeunes, vot’ amigot racleur m’a dit de vous dire qu’il vous attendrait demain au mi-jour sur la jetée du port pour les plongeries.

Nos quatre silences superposés ont trahi notre incompréhension, puis Iouri en hissant ses sourcils tout haut sur son front a fait :

- Ah, mais oui, bien sûr ! Merci du relais, Pietro.

Ça venait de Zam. Aucun doute possible. L’heure des causeries était venue.

Ce matin il a fallu secouer les couchés-tard dans leur bannette. Nous avons avalé quelques tasses de café réchauffé, coupé des tranches de pain englouties à la hâte, puis nous nous sommes mis en mer.

La Coquille amarrée à la jetée, nous quatre débarqués : Zam est déjà là, debout dans une flaque qui lui arrive à mi-botte. Il fume nonchalamment une de ces grosses cigarettes qui dégage une puissante odeur de bois mort et d’humus brûlé. C’est la première fois que je le revois depuis la nuit passée ensemble ; plus que jamais, il me fait l’effet d’être une montagne éboulée, un caillou chaud et pugnace.

Il s’approche et adresse à chacun de nous un regard vert âpre. Je patauge dans une gêne que je peine à dissimuler, j’ignore comment il conviendrait de le saluer. Il m’ôte cette peine en ne saluant personne et nous fait signe de venir marcher à son côté. Sans mot dire, nous emboîtons nos pas dans les siens et prenons le chemin de la grève en convoi silencieux.

Tandis que Iouri et Zam échangent des banalités à l’avant, j’observe le large dos de l’homme que j’ai aimé une nuit, il y a trois jours à peine, dans un autre monde. Malgré la veste brune trempée de pluie qui le couvre, j’ai encore en mémoire tous les nœuds de ce corps sec et puissant, les deux collines cagneuses de ses épaules, la plaine râpée de son ventre et la chaleur moite de son cou lorsque je m’y enfouissais.

Zam n’a plus rien d’un amant, à présent : il est pilote, hardi, meneur. Il nous traîne je ne sais où pour nous entretenir de nous-savons-quoi ; tout ceci est bien loin de l’intimité que nous avons partagée. Je ne m’attendais pas à autre chose, pourtant j’en conçois un peu de tristesse. A quoi avons-nous servi, mon corps et moi, si ce n’est à favoriser la prise de position ? Zam m’a attrapée pour faire de moi l’ambassadrice de son projet, à coups de baisers ; et cours, Nouche ! Retourne vite chez les tiens, dis-leur que j’ai besoin d’eux, et peut-être que si tu me satisfais je t’aimerai encore.

J’ai un peu d’amertume sous la langue en m’asseyant sur le gravier.

Nous sommes tous les cinq, à quelques mètres de l’eau : il n’y a que nous, les vagues et les oiseaux. Paolo trace nonchalamment des motifs étranges au sol, Iouri se dandine, Mia a groupé ses jambes, enlacé ses genoux, et elle regarde, écoute le silence avec le plus grand sérieux. Zam est assis sur ses genoux, il laisse couler un chapelet de secondes lourdement suspendues dans le temps. Et enfin, il parle.

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