Le poids du nom

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« Que celui qui lit ou entend ces mots sache que la maison De Rosemere, fondée dans la pierre ainsi que le sang de ses enfants, demeure forte comme la colline sur laquelle elle repose, et fière comme les roses ».

Printemps 1605

Cette devise, gravée dans la pierre depuis presque deux siècles, guidait ma famille et Rosemere. Elle m’avait bercée, façonnée. Mais ces dernières années, elle résonnait autrement en moi. Elle n’était plus un repère, mais un rappel glacial. Celui d’un destin qui finirait par m’engloutir...

— Il faut nous hâter, ma fille ! Nous accueillons des convives d’exception, cette maison doit donc être irréprochable.

Voilà des semaines que Père courait en tout sens, arpentant les couloirs en large et en travers pour donner de nouvelles consignes. Réginald Ashworth, notre intendant, croulant sous les demandes extravagantes et pressantes du duc, tentait tant bien que mal de conserver son sang-froid. En plus de vingt-cinq ans de bons et loyaux services, jamais il n’avait eu un tel poids sur les épaules. Le personnel oeuvrait de plus belle pour rendre les lieux impeccables. Des dessous de tapis aux pare-terres de fleurs, tout était passé au crible. L’organisation était militaire. Tout le monde avait une pression colossale sur les épaules. Car au-delà des remontrances de Margaret Blyth, notre maîtresse de maison, planait une menace bien plus terrifiante : le regard tranchant de mon père. Ses yeux d’aciers, qui faisaient parfois s’évanouir les domestiques, donnaient une pâle réputation aux créatures de notre folklore. Le moindre manquement pouvait déclencher une tempête. La villa De Rosemere était particulièrement épineuse, ces jours-ci. Nous avions déjà reçu de nombreux invités… mais jamais de telles pointures ! Bien que le commerce et l’économie prospérassent, le duc était prévoyant et préférait avoir plusieurs cartes dans sa main. En plus des accords avec l’Espagne et les Pays-Bas, Père voulait désormais collaborer avec l’Italie et la France. Pourtant, il craignait ces pays comme la maladie. Lorsqu’il parlait d’eux, il avait toujours la mâchoire crispée. Était-il vraiment prêt à mettre de côté son ressentiment afin de marchander avec des nobles à la réputation sulfureuse ? De toute manière, il n’y avait plus moyen de rebrousser chemin. Les convives étaient en route.

— Père, ne devriez-vous pas investir votre énergie ailleurs que dans ces préparatifs ? lançai-je, essoufflée, peinant à suivre cet homme qui m’écoutait à peine. Je veux dire… êtes-vous certain d’avoir pris toutes vos dispositions ?

Dans le hall de la demeure régnait l’effervescence. Les domestiques nous saluaient sans s’attarder sur les politesses, redoutant de se faire harponner par le duc. Leurs pas hâtifs résonnaient contre le marbre aux motifs complexes, tandis que leurs ombres se projetaient sur les murs lambrissés dans un ballet désordonné. Pour la première fois depuis le début de la journée, mon père interrompit sa course effrénée. Il daigna enfin me regarder, joignant ses mains derrière son dos, sa posture droite et rigide.

— Qu’entends-tu par-là, Aveline ?

Le ton de sa voix ne trahissait aucune émotion, mais ses traits démontraient qu’il était à fleur de peau. Il me fallait choisir méticuleusement mes mots afin de ne pas m’attirer ses foudres.

— Les futurs accords inquiètent nos citoyens. Ils craignent de voir disparaître l’identité de la cité. La tension est palpable dans les rues. J’ai peur que les événements ne mettent le feu aux poudres...

Alistair De Rosemere prit une profonde inspiration, comme il le faisait toujours lorsqu’il était exaspéré. Quand j’étais petite, cela me faisait peur, alors je préférais ne pas le contrarier, mais maintenant que j’étais une femme, je ne le craignais plus. Ce n’était pas tant ma réflexion qui l’agaçait, mais le simple fait d’être contesté par la gent féminine. Qui plus est sa propre fille ! Les dames De Rosemere, pour la plupart, avaient joué un rôle majeur dans la famille, mais les hommes supportaient mal d’être confrontés à leur autorité. Pourtant, ils durent témoigner un profond respect envers celles qui avaient façonné la grandeur de ce qui n’était autrefois qu’un humble hameau de pêcheurs et de tisserands, enlacé de roses sauvages.

— J’ai conscience des nombreuses interrogations que soulève cette invitation. Il est vrai que je n'ai encore donné aucune explication, mais je compte bien clarifier tout cela... Lorsque je l'aurai décidé, répondit-il d’une voix froide, tranchante comme du verre.

Il fit une courte pause, comme pour démêler ses idées. Il voulait expédier cette conversation, se débarrasser de moi au plus vite pour retourner à ses véritables préoccupations.

— Le commerce est vital pour Rosemere. Il doit prospérer. Pour cela, il faut s’intéresser aux richesses voisines. Je n’éprouve aucune sympathie pour les Italiens et les Français. Ce sont des affaires, ma fille. Quelques poignées de mains, quelques formalités, un accord, et chacun rentre chez soi. La gestion de l’économie fait partie du pouvoir. Lorsque tu me succéderas, cette cité reposera entièrement sur toi. Chacun de tes choix comptera. La moindre faiblesse te sera fatale...

Et le duc s’éloigna, accélérant le pas, déterminé à me distancer. Cependant, sa dernière phrase demeura, m’étranglant dans une étreinte glaciale...

De nombreux éléments m’échappaient, dans cette histoire. Pourquoi inviter aussi précipitamment ces nobles afin d’établir de nouvelles routes commerciales ? Et que signifiait ce mépris envers son peuple ? Ignorait-il, ou se moquait-il de la colère qui grondait en ville ? Le sang se mit à fouetter mes tempes. Père ne m’écoutait pas… il ne l’avait jamais fait. Mais depuis la mort de Mère, emportée par un mal qui me demeurait inconnu, il était devenu oisif et méprisant. Il ne sortait que très peu, lui qui, autrefois, déambulait dans les rues de Rosemere pour tenir des discours, rencontrer les commerçants et les guildes, assister à la messe ou faire des emplettes. Pire que cela, il n’accordait plus aucune attention aux doléances et besoins de la population, ce qui avait amené à des débordements frôlant la révolte ! Alistair De Rosemere passait le plus clair de son temps dans ses appartements à étudier des cartes et des globes, ou dans la bibliothèque avec du vin et des récits de voyageurs. Tout le monde au sein de la demeure s’était habitué à l’isolement ainsi qu’au mutisme du duc. Et à vrai dire, je préférais son silence à ses innombrables reproches. Car oui, Père était toujours insatisfait. Il lui en fallait toujours plus, et les gens qui l’entouraient devaient impérativement répondre à ses attentes, même les plus futiles. Combien de fois m’avait-il houspillée parce que je préférais les tenues plus simples aux robes ? Chaque fois qu’il s’adressait à moi, je me préparais à recevoir des salves de réflexions piquantes ! Nous étions si différents. Si distants. Et pourtant, il était celui qui m’avait initiée à l’art de l’escrime. Je revoyais nos premiers échanges, maladroits pour moi, assurés pour lui. Rigoureux et intransigeant, Père me faisait répéter inlassablement les mêmes mouvements jusqu’à l’épuisement, n’hésitant pas à me priver de dîner si je n’atteignais pas ce qu’il exigeait. Peu à peu, ma peur envers cet homme s’était muée en une colère vive, me poussant à toujours me surpasser, à ne plus lui offrir la moindre victoire. Ce qui, autrefois, relevait du mauvais traitement avait en réalité forgé ma détermination. Je maniais habilement la rapière en grande partie grâce à Gareth Alcott, ancien soldat aux ordres de la famille ayant troqué le combat contre l’enseignement, mais aussi grâce à Père. Pourquoi s’était-il toujours montré distant avec moi ? J’avais pourtant besoin de lui, lorsque Mère a rendu son dernier souffle ! Or, après ses obsèques, j’étais restée seule avec mon deuil — flottant sur un radeau de fortune au milieu d’un océan de mélancolie, tandis que ma tristesse levait des vagues scélérates prêtes à m’engloutir. Où était celui qui aurait dû me prendre dans ses bras pour me réconforter ? Cet homme qui parvenait à occuper la place de duc, mais pas celle de père… On attendait de moi d’être une femme forte, inébranlable, prête à endosser d’importantes responsabilités. Or, j’étais morcelée. Ayant poussé sans tuteur, je demeurais voûtée, recroquevillée sur mes craintes les plus profondes, et personne n’était là pour les entendre ! Qu’avais-je fait au ciel pour me retrouver privée de mes parents ? Mais… avais-je seulement eu un père ?

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