Le poids du nom

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« Que celui qui lit ou entend ces mots sache que la maison De Rosemere, fondée dans la pierre ainsi que le sang de ses enfants, demeure forte comme la colline sur laquelle elle repose, et fière comme les roses ».

Printemps 1605

Cette devise qui subsistait dans ma famille depuis presque 200 ans n’avait jamais quitté mon cœur. Et bien plus qu’elle était gravée dans la roche de la villa, elle soufflait telle une douce brise dans toute la ville. Mais ces jours-ci, elle occupait mes oreilles plus que partout ailleurs.

— Il faut nous hâter, ma fille, répétait-il depuis plusieurs jours. Nous accueillons des convives d’exception, nous nous devons d’être irréprochables.

Voilà des semaines que Père courait en tout sens, ses jambes dignes d’une danseuse semblant infatigable, arpentant les couloirs de la demeure en large et en travers pour donner de nouvelles consignes au personnel. Réginald Ashworth, notre intendant, habitué aux demandes extravagantes et pressantes de Père, demeurait d’un sang froid inébranlable. En plus de 25 ans de bons et loyaux services, il en avait vu d’autres ! Sous ses ordres, Lady Margaret Blyth, la maîtresse de maison, ainsi que tous les domestiques œuvraient quant au grand entretien de la villa. Sols, tapis, rideaux, literie… tout était méticuleusement passé au crible au point où pas une poussière n’échappait aux yeux de félin de Margaret. En cuisine, notre maître des plats épicés, Benedict Crowe se creusait déjà la tête concernant les mets pointus et goûteux qu’il allait devoir proposer aux convives. Heureusement, il pouvait compter sur son second, le jeune Ewan Tressel, facilement distrait, mais talentueux pour les desserts. Mais il n’y avait pas que la maisonnée qui devait être présentable, les extérieurs également ! Alfred Penbrooke, pour qui chaque recoin des jardins n’avait plus de secret, travaillait jour et nuit sans faillir. « On reconnaît l’élégance et la noblesse d’un homme à l’apparence de ses extérieurs ! » clamait-il, sans une pointe de modestie. Rowena Clay, la jeune palefrenière fougueuse, prenait plus que jamais soin des chevaux. Quant à Matthew Greaves, notre vieux portier, il ne semblait affecté par toute cette précipitation. Après tout, nous avions déjà reçu de nombreux invités… mais jamais de telles pointures ! J’ignorais pourquoi Père s’était entêté à faire venir des familles nobles de pays européens, mais il s’agissait sûrement d’une histoire d’affaires. Bien que le commerce et l’économie prospéraient à Rosemere, il était prévoyant et préférait avoir plusieurs cartes dans sa main. En plus du commerce actif fleurissant avec l’Espagne et les Pays-Bas, Père voulait désormais collaborer avec l’Italie et la France. Pourtant, il semblait les craindre. Lorsqu’il parlait d’eux, il avait toujours les dents serrées. Était-il vraiment prêt à mettre de côté une rancœur dont j’ignorais l’origine pour commercer avec eux ? De toute manière, il n’y avait plus moyen de rebrousser chemin. Les convives étaient en route. Leur arrivée était très proche.

— Père, n’en faites-vous pas trop ? le questionnai-je tout en le suivant d’un pas hâtif. Je veux dire… cette invitation était-elle réellement nécessaire ?

Pour la première fois depuis le début de la journée, il mit un terme à sa course effrénée pour dialoguer.

— Qu’entends-tu par là ?

Bien que le ton de sa voix ne trahissait aucune émotion, je sentais qu’il était à fleur de peau, et que je devais mesurer mes mots pour ne pas m’attiser ses foudres.

— Les commerçants et les guildes de Rosemere craignent une… appropriation des marchés, tels sont leurs dires. La tension est palpable dans les rues, je crains que cette réunion ne mette le feu aux poudres.

Alistair De Rosemere prit une grande inspiration, comme il le faisait lorsqu’il était profondément exaspéré. Quand j’étais petite, cela me faisait peur, alors je préférais ne pas le contrarier, mais maintenant que j’étais une femme, je ne le craignais plus. Ce n’était pas tant ma réflexion qui l’agaçait, mais le simple fait d’être contesté par une femme qui était sa propre fille. Bien que les dames De Rosemere avaient toutes eu une place importante au sein de la famille ainsi que de la ville, aucun homme n’avait pu s’y faire. Mais tous avaient été contraints de témoigner un profond respect envers ces personnes qui, dans ce jeu de pouvoir qui durait depuis belle lurette, avaient sauvé ce qui était autrefois un modeste hameau de pêcheurs et de tisserands, jonché de roses sauvages.

— J’ai connaissance des nombreuses interrogations que soulève cette invitation. Il est vrai que je n’ai pas encore pris la parole concernant les événements récents, mais je compte bien clarifier tout cela, répondit-il froidement, sa voix plus tranchante que du verre. Le commerce est vital pour Rosemere, il est donc primordial de le faire prospérer, ce qui implique de s’intéresser aux richesses voisines. Je n’éprouve pas plus de sympathie pour les Italiens que pour les Français, mais il s’agit simplement d’affaires, Aveline. Des poignées de mains cordiales, quelques banalités, un accord commun et tout le monde chez soi. Rien de plus.

Et Père repartit, d’une marche toujours plus rapide, visant à me distancer. De nombreux éléments m’échappaient, dans cette histoire. Pourquoi inviter aussi précipitamment des pays voisins afin de commercer ? Je sentais que tout cela dissimulait autre chose. J’étais profondément agacée. Père ne m’écoutait pas… ou plutôt, il ne m’avait jamais écoutée. Depuis la mort de mère, emportée par un mal qui me demeurait inconnu, il était devenu oisif et méprisant. Il ne sortait que très peu, lui qui, autrefois, déambulait dans les rues de Rosemere pour tenir des discours, rencontrer les commerçants et les guildes, assister à la messe ou faire des emplettes. Pire que cela, il n’accordait plus aucune attention aux doléances et besoins de la population, ce qui avait amené à des débordements frôlant la révolte. Alistair De Rosemere passait le plus clair de son temps dans ses appartements à étudier des cartes et des globes, ou dans la bibliothèque avec du vin et des récits de voyageurs. Tout le monde au sein de la demeure s’était habitué à l’isolement ainsi qu’au mutisme du Duc. Même moi. C’était pourtant lui qui m’avait poussée à commencer l’escrime, m’apprenant des bases solides. Je maniais habilement la rapière en grande partie grâce à Sir Rowan Alcott, ancien soldat aux ordres de la famille, ayant troqué le combat contre l’enseignement, mais aussi grâce à Père. Je revoyais nos premiers échanges, maladroits pour moi, assurés pour lui. Pourquoi s’était-il totalement effacé ? Qu’avais-je fait au ciel pour que ce jour-là, je perde mes deux parents ? Mais… avais-je réellement eu un père un jour ?

En plus de l’escrime, j’avais pour échappatoire la peinture qui, elle, m’avait été enseignée par ma mère. Les murs des couloirs étaient constellés de ses œuvres les plus réussies. Des portraits, majoritairement. Marian de Rosemere appréciait profondément notre personnel, tous sans exception. Bien que cela paraissait futile aux yeux de mon père ainsi que d’autres nobles, elle avait tenu à immortaliser leurs visages sur des toiles avec de la peinture à l’huile, pour ensuite les suspendre dans la demeure, à la vue de tous. Mère était très appréciée, aussi bien par les habitants de Rosemere que par nos gens. C’était une femme à l’âme charitable et au cœur noble. Sa disparition avait créé un vide profond. Je me permettrais même de dire que toute l’essence de vie de la maison s’était envolée avec elle.

Dans ma chambre, je pouvais m’exprimer librement. Je m’étais approprié un petit cabinet dédié à ma passion artistique, dans lequel je conservais des peintures inachevées ou peu réussies, à mon goût. Si M Greaves m’avait encouragée à les poursuivre, toujours très enthousiaste à l’idée de s’aventurer dans mon cabinet, Margaret Blyth, en terminant sa besogne quotidienne, avait déclaré que je manquais clairement d’inspiration. Et à vrai dire, je devais reconnaître qu’elle n’avait pas tort. Je m’étais spécialisée dans les paysages et les natures mortes. L’héritage de l’ancienne Rosemeria coulant dans mes veines, j’éprouvais un profond et sincère amour pour les roses. Les jardins possédant une roseraie, j’avais de magnifiques modèles à portée de main. Mais je ne me diversifiais jamais. Les toiles qui s’empilaient dans mon cabinet étaient relativement semblables. Je sortais pourtant, contrairement à Père, mais tout me paraissait si fade en dehors de la flore… Les fleurs, notamment les roses, sont d’une beauté inaltérable. Comme dessinées par le ciel, elles n’avaient pour égale que la nature elle-même, mystérieuse et fascinante. Comment ne pas se perdre à la contemplation d’une fresque aussi harmonieuse et en constante expansion ? J’ignorais qui était l’artiste, mais il avait un très bon coup de pinceau. Je retrouvai mon pupitre, installé devant la fenêtre, offrant une vue somptueuse sur les jardins. Orientée plein sud afin d’avoir une vue d’ensemble sur les extérieurs ainsi que sur la rivière longeant la colline, la maison baignait toujours dans les rayons du soleil. Cette dernière ayant beaucoup de fenêtres, différents points d’observation étaient propices à la contemplation. Mais ma chambre était indubitablement l’endroit le plus agréable pour une artiste. Ma toile m’attendait, partiellement peinte. Azurite, Vermillon, Terre de Sienne, Blanc de Plomb, ma mère m’avait tout enseigné sur les pigments. Elle m’avait également appris l’art de la peinture flamande, tout en m’encourageant à développer mon propre style.

« Tu es pleine de fougue et d’audace, ma fille. N’hésite pas à surprendre celui qui admirera ton travail. »

Elle avait raison. Je me cantonnais à ce que l’on m’avait appris, sans jamais m’éloigner des sentiers battus. Puis après tout, je peignais pour moi, jamais mes œuvres ne quitteraient cette maison. Je pris le pinceau ainsi que la palette reposant sur mon chevalet et me remis au travail. J’étais très satisfaite de la reproduction des parterres et des haies. Alors que je réfléchissais à la prochaine étape de ma toile, en tapotant vivement le manche de mon pinceau contre ma joue, je fus déconcentrée. Des mouvements au niveau de la roseraie m’interpellèrent. En plissant les yeux, défiant la lumière éblouissante du soleil, je vis une jeune femme, accroupie, entrain d’étudier les rosiers sous toutes leurs coutures. Elle ne me disait rien. C’était la première fois que je la voyais. Et puis, l’accès était interdit aux visiteurs s’ils n’étaient pas invités. J’espérais qu’elle n’était pas en train de décapiter sauvagement les roses ! Je devais m’en assurer. La demeure des De Rosemere ne pouvait être digne de son nom si la roseraie était profanée. Sans perdre un instant, j’arpentai les couloirs de la demeure à vive allure, saluant aux passages les domestiques qui s’activaient en transpirant à grosses gouttes. Alors que je prenais la direction des jardins, je croisai Réginald Ashworth, toujours impeccable sur lui, sa moustache lustrée et proprement taillée semblant avoir été sculptée.

— Réginald ? l’interpellai-je.

— Oui, Lady Aveline ?

Il avait une voix molle et lointaine. Et puis, il avait cette attitude inspirée de mon père, l’assurance et l’autorité en moins. Discuter avec lui était pour moi une véritable épreuve.

— Une inconnue s’est introduite dans les jardins, j’ai peur qu’elle soit venue pour saccager la roseraie. Pourriez-vous débusquer de potentiels intrus supplémentaires ?

Je vis un début de grimace étirer les rides de son visage, mais il se hâta à la morfondre. Hautain et couard. Il ne s’était pas totalement inspiré de Père, finalement !

— Il serait peut-être préférable que nous fassions venir une patrouille pour s’occuper de l’inconnue ainsi que de la surveillance, vous ne pensez pas, madame ?

Irritée, je levai les yeux au ciel avec désinvolture et prit le chemin de la roseraie.

— Inutile, je vais m’en charger. Merci, Réginald.

Les jardins étaient traversés par de petits chemins proprement délimités, permettant de déambuler parmi ces derniers et de profiter de chaque recoin. Ci et là, des bancs, des sculptures, mais aussi des fontaines, tous taillés dans la pierre, venaient sublimer le travail de plusieurs générations. Chaque De Rosemere y avait mis du sien. Tout comme la villa ainsi que la ville, c’était un héritage intemporel. J’adorais arpenter ces chemins, longer les haies, caresser l’eau fraîche des fontaines, m’assoupir sur l’un des bancs. Ces moments semblaient figés dans le temps, comme si le simple fait de pénétrer dans les jardins faisait s’arrêter le sablier. C’était un endroit particulier, et beaucoup de visiteurs n’hésitaient pas à le faire remarquer. Je bifurquai sur la droite, après être passée non-loin d’une sculpture de cerf, réalisée par un Danois nommé Isak Björnsson. Elle était si réaliste qu’à tout moment, elle aurait pu prendre vie. Je tombai alors sur l’inconnue, en train de caresser une rose du bout des doigts, visiblement hypnotisée par ce qu’elle admirait. Je me raclai audiblement la gorge.

— Excusez-moi.

La jeune femme tressaillit, ne m’ayant entendue arriver, et me contempla avec surprise et interrogation. Elle avait une longue chevelure noire qui dévalait son dos et ondulait dans de magnifiques boucles, une peau légèrement caramélisée, lisse, des yeux de corbeaux en amande ainsi que des lèvres comme dessinées au crayon. Elle était grande et svelte. L’inconnue portait une robe de lin sombre, ainsi qu’un tablier de cuir usé, mais aussi une ceinture avec différentes bourses.

— L’accès aux jardins est interdit aux visiteurs.

La jeune femme m’étudia de la tête aux pieds, comme si c’était la première fois qu’elle rencontrait un être humain, puis joignit ses mains au-dessus de sa poitrine.

— Vous devez être Lady Aveline. Mes salutations distinguées, madame.

Elle m’adressa une courbette souple. Je haussai un sourcil, ne comprenant pas son petit numéro.

— À qui ai-je l’honneur ?

Elle sourit. Ses dents étaient d’une blancheur éclatante.

— Je m’excuse de m’être faite si discrète et d’avoir omis les présentations. Je me nomme Isolde Marrowe, je suis herboriste.

Une herboriste ? Aucun doute, elle était ici pour dérober les roses ! Le symbole de Rosemere.

— Sachez, Mlle Marrowe, rétorquai-je sur un ton ferme, qu’il est formellement interdit de vandaliser les jardins de la villa De Rosemere ! Toute dégradation entraîne de lourdes sanctions.

La jeune femme se gratta la nuque avec un rire témoignant d’une gêne. Se moquait-elle de moi ? Je n’aimais pas sa désinvolture.

— Je ne suis pas ici pour dérober vos roses, madame, mais pour en prendre soin ! Votre père m’a embauchée pour cela.

Embauchée ? Encore une drôle d’histoire digne de Alistair De Rosemere !

— M Penbrooke s’occupe pourtant de l’entretien des extérieurs, dont les roses. Pourquoi faire venir une herboriste ?

Isolde Marrowe se remit à caresser les fleurs du bout des doigts. Étonnamment, je trouvais ses gestes hypnotiques, presque reposants. Les fleurs semblaient frémir au contact de ses doigts. Une légère brise vint balayer doucement ses cheveux noirs.

— Il me semble que la demeure De Rosemere va prochainement accueillir de prestigieux invités. Lord Alistair souhaite que la villa soit digne de la réputation qu’elle entretient depuis des siècles. Il porte une attention particulière aux roses, tout comme vous ainsi que le reste de votre famille, et il tient à ce qu’elles soient resplendissantes pour l’arrivée des convives. Leur beauté dépend de leur santé, madame. Je suis là pour veiller sur elles.

En étudiant ses gestes, j’eus l’impression qu’elle communiquait avec les fleurs. C’était déconcertant.

— Je ne vous ai jamais vue auparavant… notai-je, suspicieuse.

— Je suis arrivée à Rosemere il y a peu. J’ai très vite fait parler de moi, et visiblement, cela n’a pas échappé aux oreilles de Lord Alistair. Je crois que ma présence en ville a été un argument convaincant pour pousser les Français et les Italiens à traverser la mer, rit-elle.

— Eh bien, vous m’avez l’air d’être une prodige dans votre domaine. Vous allez séjourner ici longtemps ?

— Lord Alistair m’offre le gîte et le couvert le temps du séjour de nos invités. Je vais prochainement ouvrir une boutique en ville, afin d’offrir mes services, grâce à sa participation financière.

J’eus un sursaut de surprise. Père, investir dans le commerce d’une inconnue fraîchement débarquée ? C’était inhabituel. Mais ce n’était pas mes affaires.

— Tout cela a l’air très prometteur, déclarai-je d’une voix monotone. Continuez-bien, alors, la saluai-je en reprenant le chemin.

— Madame !

Je fis volt-face pour l’interroger du regard. Elle désigna sa joue droite de son index avec un sourire.

— Vous avez de la peinture sur la joue.

J’eus un sursaut et ne pus empêcher mon visage de s’empourprer. Je frottai hâtivement mon visage, remerciai Isolde et quittai les lieux à toutes jambes. Quelle honte ! La fille du duc De Rosemere couverte de peinture. J’espérais que tout cela reste dans les jardins. Décidément, Père misait énormément sur cette réception. Son sens du détail et son perfectionnisme m’apparaissaient d’autant plus comme des obsessions absurdes.

Ayant été sortie de ma peinture par l’herboriste, je ne me sentais de poursuivre mon travail. Cela faisait quelque temps que je n’avais pas travaillé mon escrime, il me fallait une bonne séance d’entraînement pour me dégourdir, mais aussi pour me décharger de toute cette pression qui pesait sur mon cœur. En traversant l’allée principale, j’espérais trouver Rowan Alcott dans la salle d’armes. Il y passait le plus clair de son temps, entretenant rapières et protections en cuir, épluchant les manuscrits d’escrime les plus pointus, et méditant de temps à autre afin de se recentrer. Il sortait peu, préférant, par allégeance à la famille De Rosemere, demeurer à notre disposition. C’était un homme fermement accroché à son éducation ainsi qu’à ses principes fondamentaux. Il était loyal. Et bien qu’il pouvait paraître austère, il était très dévoué et se montrait d’une oreille attentive. J’aimais me confier à lui. Je le retrouvai plongé dans ses ouvrages. S’introduisant par les grandes fenêtres de la pièce, le soleil me paraissait moins lumineux, à cet endroit du domaine. Ma famille était très fière de cette salle d’armes ornée de magnifiques tapisseries estampillées du cachet de Rosemere. Toujours aux aguets malgré sa retraite, l’ancien soldat de patrouille fit de l’ordre dans ses documents avant de se hisser sur ses jambes fines et musclées.

— Lady Aveline, me salua-t-il poliment, un sourire paternel sur son visage au teint irrégulier et habituellement froid.

— M Alcott.

— Une éternité me semble s’être écoulée depuis notre dernier entraînement…

Bien que sa voix semblait enjouée, je sentais qu’il m’adressait un reproche.

— Il n’y a pas que les hommes qui sont occupés, M Alcott.

Il approuva de la tête et m’invita à m’équiper. Respectueux des procédures, il me fit vérifier l’intégralité de mon attirail afin de confirmer sa conformité. Nous fîmes ensuite les habituels exercices d’échauffement, puis commençâmes l’entraînement. Parade, riposte, feinte, dégagement… M Alcott avait beau être pédagogue, il n’y allait pas de main morte et ne me faisait de traitement de faveur. Visiblement rouillée, j’avais beaucoup de mal à suivre les exercices, ce qui commençait progressivement à agacer mon professeur. Il finit par me tourner le dos et à faire des cercles dans la pièce.

— Vous manquez de discipline, Lady Aveline. Votre manque de régularité vient saboter tout l’enseignement que je vous apporte.

J’abaissai mes yeux sur le sol. Ce n’était pas le moment de me faire des remarques désobligeantes.

— Ce n’est pas comme si les femmes pouvaient participer aux tournois…

Rowan frappa deux fois la pointe de sa rapière contre le sol.

— Il n’est nullement question de compétition, mais de tradition familiale. Tout De Rosemere doit recevoir un enseignement à l’escrime. C’est un noble privilège perpétué depuis des générations. Auriez-vous oublié l’histoire de votre famille, pour outrepasser ouvertement cette tradition ?

— J’ai conscience de l’histoire de cette tradition… mais je sais aussi de quoi elle résulte, répliquai-je. D’un acte sanglant.

— Votre famille a abandonné les armes pour l’escrime afin d’absoudre le crime commis par Lord Thomas De Rosemeria. Aujourd’hui, le maniement de l’épée n’est plus destiné à tuer, il est là afin de rappeler aux héritiers que leur pouvoir repose sur la maîtrise de soi, la retenue et la rigueur. L’escrime est un symbole de discipline, de droiture et de justice, Lady Aveline.

— Pour combien de temps notre famille résistera-t-elle à l’appel des combats ?

Rowan fit tournoyer son épée d’une main leste et se mit à l’admirer, revenant finalement sur moi.

— Je vous sens tourmentée, Lady Aveline. C’est au sujet de votre père et des futurs accords qui s’annoncent, n’est-pas ?

Je ne sus quoi répondre. Notre maître d’armes lisait en moi comme dans un livre ouvert. Rien ne pouvait lui échapper, même lorsque je me montrais fermée.

— Je pense qu’échanger quelques coups pourrait vous libérer de votre mutisme. Je pourrais aisément mettre les mots sur ce qui vous tracasse, mais je veux que tout cela vienne de vous.

J’approuvai d’un hochement de tête. Après un bref salut, nous nous mîmes en garde et entamèrent un combat amical au rythme soutenu.

— C’est un véritable mur depuis le départ de Mère. J’ai l’impression de vivre, de souper et de boire le cidre avec un parfait inconnu !

Rowan avait une parade parfaite. Rien qu’à sa garde, on savait que cet homme était quasiment impossible à toucher. M Alcott ne se voulait pas spectaculaire dans sa technique. Il avait reçu une éducation militaire, il privilégiait donc un style tactique qui, bien qu’il ne payait pas de mine en apparence, s’avérait redoutable. C’était un homme sobre, dépourvu de toute excentricité. Pour autant, sa personnalité demeurait complexe, illisible aux yeux de ceux qui basaient leur jugement sur les apparences ! Or, derrière ce masque d’intransigeance et de froideur, se cachait un individu observateur et sensible à son environnement.

— Ce tragique événement l’a beaucoup impacté, argumenta le maître. Au-delà de la blessure du cœur, Lord Alistair a été touché dans son âme. C’est un homme brisé, abandonné au milieu des décombres d’un idéal disparu.

Je retrouvais progressivement ma technique ainsi que ma précision. Les échanges étaient de plus en plus vifs.

— Il est recroquevillé sur lui-même et ne se préoccupe plus du monde qui l’entoure. J’ai l’impression d’être… sans intérêt pour lui. C’est tout juste s’il m’adresse la parole.

— Il n’y a pas de remède pour le deuil. Tout est une question de temps, d’acceptation et de volonté de se relever. Il lui faut faire ses adieux à son aimée pour trouver la force d’avancer. Il n’est pas encore prêt.

Suite à une parade, je parvins à mener une offensive fulgurante qui, le temps d’un instant, déstabilisa mon adversaire.

— Et moi, j’avais besoin d’un père, à mon jeune âge. Or, j’ai dû vivre comme une orpheline !

Rowan Alcott, d’un sang-froid et d’une maîtrise inégalée, me mit en déroute et toucha mon épaule du bout de sa rapière. J’échappai mon équipement, le visage pourpre, les yeux débordants de larmes.

— Il n’est pas le seul à pleurer Mère en silence. Mais moi, j’ai décidé d’avancer au lieu de me morfondre. Je le devais. Pour Rosemere, mais surtout pour moi. Forte comme la colline sur laquelle repose mon héritage, et fière comme les roses, symboles de notre histoire.

Sir Rowan déposa son équipement sur les râteliers et revint vers moi. D’un geste paternel, il saisit mon épaule tremblante d’une main ferme, mais réconfortante.

— Vous devriez vous entretenir avec votre père, Lady Aveline, mais ce, après le départ de nos invités. Il est beaucoup trop à cran et indisposé au dialogue, en ce moment. L’instant sera plus propice lorsque la demeure aura récupéré son cadre.

Je déposai ma main sur la sienne et sourit.

— Vous avez raison, je dois briser la glace. Il ne le fera jamais lui-même. Nous sommes des De Rosemere, notre famille est notre force.

— De justes paroles.

Sur ce, je remerciai notre maître d’armes. Cet entraînement m’avait fait le plus grand bien. C’est le cœur léger que je regagnai la villa. Revigorée, je prêtai main-forte aux domestiques dans leurs besognes, apportant de ma touche personnelle. Puis, après un dur labeur, je retrouvai Père dans la salle à manger pour partager le souper. Nous dînions toujours l’un en face de l’autre, notre immense table en bois massif maintenant une distance considérable entre nous. J’occupais la place de Mère. Cette pièce, bien qu’elle paraissait particulièrement sombre le soir, simplement éclairée par des chandeliers et des torchères, était particulièrement chaleureuse. Il y régnait des odeurs de pains et de délicieux ragoûts. Le repas nous fut rapidement apporté et nous commençâmes à dîner silencieusement, tel des moines dans un monastère. Je finis par prendre la parole après une petite goulée de vin.

— J’ai rencontré l’herboriste que vous avez récemment engagée, tout à l’heure.

Il leva la tête de son assiette de chevreuil en croûte avec une pointe de curiosité. Ainsi, ses yeux ressemblaient à ceux d’une souris.

— Ah oui ? Elle s’est présentée à toi ?

— Non, je suis allée à sa rencontre dans les jardins. Je l’ai prise pour une vandale.

— J’espère que tu n’as pas été trop dure avec elle, me houspilla-t-il avant d’essuyer doucement sa bouche avec sa serviette. C’est un honneur de l’avoir entre nos murs, ce n’est pas n’importe qui.

Je réprimai un rire, les effluves d’alcool me montaient à la tête.

— Et qui est-elle donc pour susciter un tel intérêt de votre part ?

Père arbora ce sourire victorieux, tel un joueur d’échecs venant de faire un coup décisif dans la partie.

— Nulle autre que celle que l’on surnomme ‘’La main qui fait pousser’’.

Je faillis renverser mon verre. Le vin tangua dangereusement, manquant de tacher mon chemisier. Les mots mirent du temps à me venir.

— Elle ? Mais… bredouillai-je, abasourdie.

Père prit son regard de grand vainqueur.

— Il semblerait que le charme de Rosemere lui ait donné cœur à voyager. Tu connais sa réputation, n’est-ce pas ? Qui n’a jamais entendu parler d’elle, je me le demande bien ! Personne ne sait d’où elle vient, exactement. On raconte qu’elle aurait voyagé plus que n’importe qui pour étudier les plantes ainsi que les fleurs. D’après les dires, elle serait même capable de transformer ces dernières ! J’ai eu écho de sa présence, je lui ai donc proposé de s’installer ici, le temps de la réception, afin de veiller sur ce que nous avons de plus cher en ces lieux.

Je n’en revenais pas. Une femme de cette renommée, ici, à Rosemere !

— Tu as aussi financé son futur commerce, apparemment.

— C’est exact. Il me fallait donner envie de rester à un personnage d’une telle pointure. Bientôt, les clients afflueront dans sa boutique, tout comme les voyageurs étrangers. Rosemere vient d’accueillir sa poule aux œufs d’or !

Je le reconnaissais bien dans ses dires. Père était un homme stratégique et calculateur. Lorsqu’une occasion juteuse se présentait, il se jetait dessus comme un démuni affamé. Bien qu’il ne brillait pas de par des innovations ou des projets d’envergure, Père était respecté pour sa gestion de l’économie locale ainsi que son intérêt croissant pour le commerce. S’installer à Rosemere assurait prospérité et sécurité. Mais lorsque l’on prospère, l’une des craintes les plus grandes est de tout perdre. La future réception inquiétait profondément les commerçants, s’imaginant déjà devoir faire de la place à des concurrents, voire même se faire remplacer pour des raisons économiques. Bien que Rosemere était une citée ouverte, il y régnait un fort sentiment d’appartenance. Une identité propre qui n’existait nulle part ailleurs. Si le commerce maritime et la venue de nouvelles marchandises ne dérangeaient personne, l’afflux soudain de nouvelles puissances créait des tensions. En 200 ans d’histoire, jamais le peuple de Rosemere ne s’était révolté contre la famille ducale. Mais ces derniers temps, un nuage sombre se formait au-dessus de la villa, prémisse d’une potentielle future tempête à laquelle nous n’étions pas préparés.

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