Une rencontre fortuite

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En plus de l’escrime, je me réfugiais dans la peinture qui, elle, m’avait été enseignée par ma mère. Les murs des couloirs étaient constellés de ses œuvres les plus réussies. Des portraits, majoritairement. Cela paraissait futile aux yeux de mon père et des autres nobles, mais elle avait tenu à immortaliser les visages du personnel avant de suspendre les toiles dans la demeure, à la vue de tous. Mère était très appréciée, aussi bien par les habitants de Rosemere que par nos gens. C’était une femme à l’âme charitable et au cœur noble. Sa disparition avait creusé un vide si profond que l’essence même de la maison s’était éteinte avec elle.



Dans mes appartements, je pouvais m’exprimer librement. Ma chambre était mon refuge. Les murs étaient tapissés d’un bordeaux profond, de larges tapis recouvraient le sol, étouffant les pas, et de grandes fenêtres entourées de beaux rideaux laissaient entrer la lumière naturelle. Non loin de la porte, un lit à baldaquin se dressait majestueusement, tandis que la garde-robe, en retrait, protégeait les vêtements des regards. Une coiffeuse ciselée offrait miroirs et compartiments soigneusement ordonnés. Je disposais également d’une salle de bain spacieuse où il était agréable de prendre des bains. Je m’étais approprié un cabinet, bien plus modeste, sanctuaire de ma passion pour la peinture, où reposaient mes œuvres inachevées ou celles que je jugeais indignes de voir le jour. Si M. Greaves, notre portier, m’avait encouragée à les poursuivre, toujours très enthousiaste à l’idée de s’aventurer dans mon repaire, Margaret Blyth, en terminant sa besogne quotidienne, avait déclaré que je manquais clairement d’inspiration. Et à vrai dire, elle n’avait pas tort. Je m’étais spécialisée dans les paysages et les natures mortes. Étant une De Rosemere, j’éprouvais un profond et sincère amour pour les roses. Les jardins, foisonnant de trésors floraux, mettaient à ma disposition de magnifiques spécimens. Mais ma peinture manquait clairement de diversité. Les toiles qui s’empilaient dans mon cabinet étaient relativement semblables. Tout me paraissait si fade en dehors de la flore… Les fleurs, notamment les roses, sont d’une beauté inaltérable. Comme dessinées par le ciel, elles n’ont pour égale que la nature elle-même, mystérieuse et fascinante. Comment ne pas se perdre à la contemplation d’une fresque aussi harmonieuse et en constante expansion ?



Je retrouvai mon pupitre, placé devant l’une des fenêtres, d’où s’étendait une vue somptueuse sur les jardins. Orientée de sorte à pouvoir admirer les extérieurs ainsi que la rivière longeant la colline, la maison offrait de magnifiques tableaux vivants. Cette dernière ayant beaucoup d’ouvertures, différents points d’observation étaient propices à la contemplation. Mais ma chambre était indubitablement l’endroit le plus agréable pour une artiste. Ma toile m’attendait. Azurite, vermillon, terre de Sienne, blanc de plomb... ma mère m’avait tout enseigné sur les pigments. Elle m’avait également appris l’art de la peinture flamande, tout en m’encourageant à développer mon propre style.

« Tu es pleine de fougue et d’audace, ma fille. N’hésite pas à surprendre celui qui admirera ton travail. »

Mais je me cantonnais à ce que l’on m’avait appris, sans jamais m’éloigner des sentiers battus. Après tout, peindre n’était qu’un passe-temps : jamais mes œuvres ne quitteraient cette demeure !



Mes pinceaux s’animèrent. J’étais très satisfaite de la reproduction des parterres et des haies. Je réfléchissais à la prochaine étape de ma toile, tapotant machinalement le manche de mon pinceau contre ma joue, lorsque des mouvements au niveau de la roseraie m’interpellèrent. Plissant les yeux, je distinguai une jeune femme accroupie, occupée à examiner les fleurs avec une attention méticuleuse. Elle ne m’était pas familière. L’accès était interdit aux visiteurs s’ils n’étaient pas invités. J’espérais qu’elle n’était pas en train de décapiter les roses ! Il me fallait m’en assurer. La demeure des De Rosemere ne pouvait être digne de son nom si la roseraie était profanée.



Sans perdre un instant, j’arpentai les couloirs à vive allure, croisant plusieurs domestiques en proie à la panique. Prenant la direction des jardins, je croisai Réginald Ashworth, toujours impeccable sur lui, sa moustache lustrée et proprement taillée, ses cheveux grisonnants reflétant la lumière du soleil.

— Réginald ? l’interpellai-je.

— Oui, Lady Aveline ?

Sa voix était molle et lointaine. Et puis, il avait cette attitude empruntée à mon père — l’assurance et l’autorité en moins. Discuter avec lui relevait de l’épreuve.

— Une inconnue s’est introduite dans les jardins ; je crains qu’elle ne soit venue saccager la roseraie. Assurez-vous qu’il n’y ait pas d’autres intrus. Quant à cette femme, je m’en occupe personnellement.

Une grimace parcourut brièvement son visage ridé, mais il la réprima aussitôt. Hautain et couard !

— Il serait peut-être préférable que les soldats s’occupent de débusquer l’intrus et veillent sur les jardins... vous ne pensez pas, madame ?

Irritée, je levai les yeux au ciel avec désinvolture et poursuivis ma route.

— Inutile, je vais m’en charger. Merci, Réginald.



Les extérieurs étaient traversés par de petits chemins proprement délimités, permettant de déambuler à travers la végétation et de profiter de chaque recoin. Çà et là, des bancs, des sculptures et des fontaines taillés dans la pierre sublimaient l’œuvre de plusieurs générations. C’était un héritage intemporel. J’aimais m’y égarer des heures durant, jusqu’à céder parfois à l’envie d’y faire une sieste. C’était un lieu à part, comme ne manquaient jamais de le souligner nos visiteurs. Je bifurquai sur la droite, effleurant du regard une sculpture de cerf signée Isak Björnsson, un Danois. Chaque détail était si vivant qu’elle semblait prête à s’animer ! Je tombai alors sur l’inconnue, en train de caresser une rose du bout des doigts, visiblement hypnotisée par ce qu’elle admirait. Je me raclai bruyamment la gorge, fulminante.

— Excusez-moi !

Ne m’ayant pas entendue arriver, la jeune femme tressaillit et me contempla avec interrogation. Elle avait une longue chevelure noire qui dévalait son dos et ondulait dans de magnifiques boucles, une peau parfaitement nette, lisse, des yeux de corbeau en amande ainsi que des lèvres pulpeuses et bien dessinées. Elle était grande et svelte. L’inconnue portait une robe de lin sombre, ainsi qu’un tablier de cuir usé, mais aussi une ceinture avec différentes bourses.

— L’accès aux jardins est interdit aux visiteurs ! lui indiquai-je fermement.

La femme m’étudia de la tête aux pieds, comme si c’était la première fois qu’elle rencontrait un être humain, puis joignit ses mains au-dessus de sa poitrine.

— Vous devez être Lady Aveline. Mes salutations distinguées, madame.

Elle m’adressa une courbette souple. Je haussai un sourcil, ne comprenant pas son petit numéro.

— À qui ai-je l’honneur ?

Elle sourit. Ses dents étaient d’une blancheur éclatante.

— Je m’excuse de m’être faite si discrète et d’avoir omis les présentations. Je me nomme Isolde Marrowe, je suis herboriste.

Aucun doute, elle était ici pour dérober les roses ! Le symbole de notre cité.

— Sachez, mademoiselle Marrowe, déclarai-je froidement, que l’accès aux jardins de la villa est interdit, et que tout acte de vandalisme y est sévèrement sanctionné ! Je vous somme de déguerpir sur-le-champ, si vous tenez à éviter les geôles !

La jeune femme se gratta la nuque avec un rire spontané. Se moquait-elle de moi ? Sa désinvolture commençait à m’agacer.

— Je ne suis pas ici pour dérober vos roses, madame, mais pour en prendre soin !

Votre père m’a embauchée pour cela.

Était-ce une entourloupe ? Elle était sûre d’elle et ne manifestait aucune hésitation. Mais elle était peut-être une mythomane très habile… En tout cas, si tout cela était vrai, c’était encore une drôle d’histoire digne de Alistair De Rosemere !

— Monsieur Penbrooke s’occupe pourtant des extérieurs. Pourquoi faire venir une herboriste ? Savez-vous seulement ce que représentent les roses, ici ? C’est un symbole, une identité. Et cette roseraie est celle de notre famille ! Veiller sur elle est un devoir qui ne peut incomber à n’importe qui…

Isolde Marrowe se remit à caresser les fleurs qui semblaient frémir au contact de ses doigts. Une légère brise vint balayer doucement ses cheveux noirs.

— Il me semble que la demeure De Rosemere va prochainement accueillir de prestigieux invités. Lord Alistair souhaite que la villa soit digne de la réputation qu’elle entretient depuis des années, expliqua-t-elle doucement. Il porte une attention particulière aux roses, tout comme vous ainsi que votre famille, et il tient à ce qu’elles soient resplendissantes pour l’arrivée des convives. Leur beauté dépend de leur santé, Lady Aveline. Je les connais très bien. Je suis là pour veiller sur elles.

À travers ses gestes d’une douceur maternelle, la jeune femme semblait communiquer avec les fleurs. C’était hypnotique et déconcertant.

— Je ne vous ai jamais vue auparavant… notai-je, suspicieuse.

— Je suis arrivée à Rosemere il y a peu. J’ai très vite fait parler de moi, et visiblement, cela n’a pas échappé aux oreilles de Lord Alistair ! Je crois que ma présence en ville a été un argument convaincant pour pousser les Français et les Italiens à traverser la mer, rit-elle.

‘’Quelle modestie !’’

— Et… vous allez rester longtemps parmi nous ?

— Votre père m’offre le gîte et le couvert durant le séjour de vos invités. Bientôt, grâce à son soutien financier, j’ouvrirai une boutique en ville pour y proposer mes services.

J’eus un sursaut de surprise. Père, investir dans le commerce d’une personne fraîchement débarquée ? Il croyait bien plus en une étrangère qu’en sa propre fille…

— Visiblement, le duc a de l’or à jeter par les fenêtres ! m’exclamai-je, un goût amer emplissant ma bouche. Soit ! Mais sachez que s’il arrive malheur à la roseraie, je me chargerai personnellement du choix de votre sentence, mademoiselle Marrowe...

L’herboriste approuva d’un mouvement de tête avant de m’adresser un sourire qui se voulut rassurant. Je repris le chemin dans l’autre sens.

— Madame !

Je fis volte-face pour l’interroger du regard. Elle désigna sa joue droite de son index.

— Il me semble que vous avez de la peinture sur le visage.

Écarlate, je me débarbouillai à la hâte, frottant ma paume contre ma peau immaculée, remerciai Isolde, puis quittai les lieux à toutes jambes. Quelle honte ! J’espérais que tout cela reste dans les jardins. Décidément, Père misait énormément sur cette réception. Son sens du détail et son perfectionnisme excessif m’apparaissaient d’autant plus comme des obsessions absurdes...

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