Une question d'image
— Non, non et non, Lady Aveline !
Les postillons émis par Margaret Blyth s’écrasèrent sur ma joue, faisant frissonner mon échine. Pourquoi me parlait-elle de si près ? Sa voix portait tant que toute la demeure était ouïe de ses remontrances.
— Par pitié, Margaret ! Vous savez pertinemment que je ne supporte pas les robes !
Mais la vieille femme n’eut que faire de mes explications qu’elle balaya d’un revers de la main.
— Je me moque de vos petites exigences, c’est une consigne ! Une De Rosemere doit porter des atours de velours pour les réceptions, surtout celles d’un tel prestige. Votre père y tient… Il a tout de même déversé une petite fortune chez le tailleur le plus en vue pour vous obtenir une tenue sur mesure !
Margaret s’adressait à moi comme lorsque j’étais enfant, avec ce ton moralisateur de parent, articulant chaque mot avec une précision exagérée.
— Il n’y a pas été contraint, je ne lui ai rien demandé… grognai-je, la mâchoire crispée.
— Votre insolence m’horripile, Lady Aveline... trancha-t-elle en détournant les yeux avec désinvolture. Mais je dois de vous accompagner chez Edmund Faircloth pour m’assurer qu’elle convient parfaitement.
« Vous pourriez amplement vous abstenir ! » pensai-je, d’avance épuisée par cet après-midi que j’allais passer en compagnie de la maîtresse de maison.
Mme Blyth réquisitionna la diligence familiale et demanda à Matthew Greaves d’en prendre les rênes, soulignant au passage qu’étant donné qu’il n’avait rien à faire, il pouvait au moins rendre ce service. Enchanté à l’idée de nous promener en ville, il accepta avec joie. La présence de M Greaves me fit plaisir. Le moment allait être moins désagréable que prévu.
Bien que le carrosse fût confortablement aménagé, le regard noir de Margaret rendait le voyage particulièrement long et pénible. C’est à ce moment que je réalisai à quel point son apparence contrastait avec son caractère. Mme Blyth était épargnée par le vieillissement lié à son âge. Elle était incroyablement bien portante, et à première vue, elle avait l’air d’une personne douce et empathique. Toujours bien apprêtée, les joues rosies et rebondies, les lèvres pulpeuses et lisses comme le cuir, le visage exempt de rides, elle inspirait la confiance. Or, c’était une femme autoritaire et profondément hautaine. Elle s’entendait bien avec ma mère, qu’elle accompagnait régulièrement pour faire des emplettes en ville. Les deux femmes s’accordaient sur l’esthétisme et la politique. Mais avec moi, c’était une tout autre relation. La vieille femme nourrissait à mon égard un intense mépris, me considérant à la fois sotte et dédaigneuse des coutumes.
La descente de la colline fut interminable. À travers la petite fenêtre de la diligence, Rosemere se dessinait. Une immense appréhension me nouait l’estomac. La venue en ville de notre famille ne passait jamais inaperçue, et les tensions du moment laissaient présager des incidents avec les citoyens. L’échoppe d’Edmund Faircloth occupait l’allée principale, à proximité de la grande place où le marché se tenait chaque mardi, parmi bouchers, vignerons et artisans. Les mesures pour la robe avaient été prises trois semaines plus tôt. Margaret Blyth, respectant les instructions de Père, avait pressé le tailleur, insistant sur l’urgence de la commande. Faircloth avait promis d’honorer le délai imposé. J’avais essayé de convaincre le duc et la maîtresse de maison d’échanger la tenue contre une tunique tout aussi élégante, mais tous deux étaient restés inflexibles. Lassée du silence, j’ouvris la petite trappe nous séparant de Matthew Greaves.
— Apparemment, c’est toujours un plaisir pour vous de mener les chevaux, lui lançai-je.
Il rit.
— Vous m’auriez vu à mon jeune âge, Lady Aveline, vous n’en auriez pas cru vos yeux. J’étais un cavalier d’exception !
— Il est vrai que vous aviez une belle réputation, soulignai-je avec un sourire amical.
Matthew radotait les mêmes anecdotes, nostalgique de l’époque où il avait une place. À présent effacé et relégué au simple rôle de portier, il tentait d’exister à travers ses souvenirs prestigieux, mais poussiéreux.
— Oh oui ! Et n’oublions pas que j’ai enseigné l’équitation à votre grand-père, Cédric De Rosemere ! C’est grâce à lui que je suis parmi vous.
Le temps emporte les vivants, certes, mais leurs histoires perdurent à travers ceux qui restent. En m’imprégnant des récits de Matthew, je m’assurais qu’il ne tomberait jamais dans l’oubli.
À notre arrivée devant l’échoppe, mon regard parcourut l’allée principale, déjà animée par la curiosité des habitants rassemblés autour de nous. Nous reçûmes quelques salutations enjouées, d’autres plus méfiantes. Un artisan boulanger me fit cadeau d’un pain aux graines, et un boucher d’une côte d’agneau que Matthew Greaves s’empressa de récupérer. Soulagée par l’accueil général, je notai malgré tout quelques murmures au sein de la foule.
— T’as entendu pour la réception ? Le duc prépare un truc… Pourvu que Rosemere ne change pas trop !
Toujours ces mêmes inquiétudes. Père se devait de rassurer nos concitoyens, mais en cette période agitée, il était impossible de le solliciter.
— Lady Aveline ! s’éleva une voix derrière nous.
Il s’agissait d’Edmund Faircloth. C’était un homme trapu soigné de la tête au pied. Il était incontestablement le meilleur tailleur de la région. Les voyageurs les plus fortunés qui traversaient Rosemere s’arrêtaient chez lui pour acquérir ses créations les plus raffinées.
— Bonjour, monsieur Faircloth, le saluai-je timidement, angoissée quant à l’essayage qui allait suivre.
— Je vous en prie, entrez. Votre robe vous attend.
Il me tint la porte de la boutique. Je fus talonnée par Mme Blyth qui somma à Matthew de rester dehors pour surveiller la diligence.
‘’La Soierie des Merveilles’’ portait bien son nom. Comme pour les vêtements, Edmund Faircloth avait un goût prononcé envers la décoration intérieure. Les murs étaient lambrissés d’un bois sombre, de grands rouleaux de soie, velours, taffetas et brocarts peuplaient les étagères, et quelques mannequins arboraient les dernières créations de l’artiste. Des notes subtiles de cire d’abeille et de lavande venaient chatouiller mon odorat. L’homme nous demanda de le suivre dans l’arrière-boutique. Juste derrière un grand paravent se trouvait son atelier. Au centre de ce dernier demeurait une immense table de coupe sur laquelle reposaient ses outils. Sur un autre mannequin de bois se dressait la robe qu’il m’avait confectionnée.
Même si je n’aimais pas porter ce style de vêtement, je devais admettre que celle-ci était magnifique. D’un bleu sombre, presque noir selon la luminosité, elle rappelait la nuit. Sa coupe, inspirée de la mode élisabéthaine, était parfaite. Le corsage, brodé de fils d’or formant des motifs floraux était irréprochable. Les manches étaient bordées d’une dentelle fine. Pour couronner son œuvre, le tailleur avait ajouté à la ceinture un ruban de soie bleu clair, orné d’un fermoir en forme de rose serti d’une pierre de lune. Une véritable merveille.
— Est-elle à votre convenance, Lady Aveline ? me questionna-t-il, me sortant de ma contemplation.
— Eh bien… je dois reconnaître que c’est un travail prodigieux.
À la fois subjuguée par la création, l’inspectant sous toutes ses coutures, et anxieuse quant à l’idée de devoir la porter, je ne savais pas comment réagir.
— Elle est somptueuse, marmonna Mme Blyth, visiblement piquée de jalousie.
Une si belle robe pour une fille aussi insolente, c’était un véritable affront ! L’homme était ravi. Posté à côté de moi, il me lança un regard insistant.
— Il vous faut désormais l’essayer, Lady Aveline !
Ses mots me frappèrent, arrachant un sursaut à mon corps.
— Il s’agit de voir si elle vous convient, et si des retouches sont nécessaires, reprit le tailleur d’une voix apaisante.
Agacée par mon inertie, Margaret désigna la tenue d’un geste sec, une grimace tordant ses traits et révélant sans détour le mépris qu’elle me vouait.
— Bon, très bien, me résignai-je. Mais quittez la pièce, s’il vous plaît.
M Faircloth parut surpris, mais s’exécuta, entraînant Mme Blyth avec lui. Maudites coutumes ! Les robes étaient étouffantes ; de vrais pièges de tissu. Mais si je désirais la paix, il me fallait porter ce cadeau empoisonné. Je pus l’enfiler, non sans difficultés, mais ne parvins à la fermer seule, les lacets m’étant inatteignables.
— Madame Blyth ? Un peu d’aide ne serait pas de refus.
La vieille femme revint, me dévisagea de haut en bas, laissa échapper un soupir d’exaspération, puis noua les liens avec des gestes abrupts et dépourvus de délicatesse. Je m’observai dans le miroir posé en face de moi, lassée. De retour dans la boutique, M Faircloth me contempla avec un sourire touchant ses oreilles. Il paraissait émerveillé, comme si devant lui se dressait la plus belle création du ciel.
— Est-elle confortable ? Les manches sont-elles suffisamment ajustées ? Le corsage ne vous serre pas trop ?
Je ne me reconnaissais pas dans cette tenue. Elle correspondait parfaitement à ma morphologie, certes, mais à travers le miroir, je constatais qu’elle me déformait et me rendait moins authentique. C’était trop.
— Elle est très bien… prononçai-je évasivement.
Cette réception n’était qu’un mauvais moment à vivre. Après cette dernière, la robe retournerait dormir dans la penderie pour longtemps, peut-être pour ne plus jamais servir !
— Vous vous êtes surpassé, monsieur Faircloth, assura Margaret en ajustant le ruban autour de ma taille.
Quelqu’un passa la porte de la boutique. Les regards se tournèrent et j’échappai un cri de surprise.
— Mademoiselle Marrowe ?
— Tiens donc… marmonna Mme Blyth après un instant de silence.
— Gente dame, la salua poliment Edmund.
— Lady Aveline, messieurs-dames.
Isolde s’inclina puis reposa les yeux sur moi avec un sourire.
— J’ignore si je dérange ou si j’arrive au parfait moment, rit-elle d’une voix enjouée.
— Que faites-vous ici ? l’interrogeai-je.
N’avait-elle pas à faire à la villa ?
— Je me dois de convenablement me vêtir pour la réception au sein de la maison ducale.
Margaret Blyth fronça le nez, les yeux emplis de jugement.
— Il s’agit d’un tailleur d’exception ici, pas d’une friperie. Êtes-vous certaine d’avoir les moyens ?
Question cinglante témoignant d’une profonde hostilité. On pouvait facilement être assuré que la vieille femme détestait Mlle Marrowe. Pour quelles raisons ? Je l’ignorais, mais elle en avait sûrement mille et une ! Il était coutume chez la maîtresse de maison de prendre en grippe quiconque dont le faciès ne lui convenait pas. Toujours aussi souriante et cordiale, Isolde répondit doucement :
— Lord Alistair s’en est assuré.
Sans même me tourner vers elle, je sentis que Mme Blyth affichait une moue scandalisée. Je fus moi-même partiellement surprise. Mlle Marrowe n’était pas n’importe qui, c’était certain, mais Père déployait d’importants moyens pour elle. Le prestige n’avait pas de prix, visiblement.
— Nous nous occuperons de vous dégotter une charmante tenue, mademoiselle Marrowe, lança M Faircloth en appuyant doucement sur l’épaule de l’herboriste. Mais en attendant, et en toute franchise, que pensez-vous de la robe de Lady Aveline ?
Isolde, qui semblait me redécouvrir en me parcourant de ses grands yeux de corbeau, ne sut quoi dire sur le coup, ce qui déstabilisa fortement le tailleur qui était accroché à ses lèvres. Allait-elle remettre en question son travail ? Margaret fulminait face au silence de la jeune femme.
— Je trouve Lady Aveline particulièrement charmante et élégante dans cette tenue, trancha-t-elle finalement. Cependant, elle n’a pas l’air très à l’aise.
— Vous croyez ? lui lançai-je avec ironie.
— Sauf erreur de ma part, poursuivit-elle, vous préférez les chemises en lin et les pantalons bouffants, madame.
Quel sens de l’observation ! C’en était trop pour la maîtresse de maison.
— Sans vouloir paraître agressive, mademoiselle Marrowe, il s’agit d’une exigence du duc. Qu’importe si Lady Aveline aime s’accoutrer comme une femme du peuple, les coutumes ne se transgressent pas, dans cette famille ! Et nous nous passerons bien de vos commentaires.
Isolde se gratta la nuque, mais ne perdit rien de sa jovialité.
— Eh bien, cette tenue sera parfaite pour la réception ! Lady Aveline fera sensation auprès des convives.
« Grandiose… » pensai-je, impatiente de pouvoir poser la tenue dont le corsage se resserrait comme un étau, me forçant à respirer par saccades.
La robe rangée dans un coffre de voyage, nous saluâmes le tailleur et l’herboriste qui reprirent leurs affaires. Tandis que la diligence traversait la ville dans l’autre sens, Mme Blyth ne put s’empêcher de cracher son venin, postillonnant dans l’habitacle. Visiblement, l’intervention de Mlle Marrowe l’avait mise dans tous ses états.
— Qui est-elle donc, pour donner son avis ? Comme si elle avait du goût en matière d’habillement !
Sa colère était telle qu’elle ne pouvait s’empêcher de mordiller sa lèvre inférieure.
— Elle a le droit de s’exprimer, Margaret, rétorquai-je, détachée. J’ai l’impression que vous avez davantage de mépris envers son rang que sa personne.
— Elle n’est clairement pas de bonne famille : il suffit de la regarder pour émettre ce constat. Ses cheveux ne sont jamais bien coiffés et ses vêtements sont issus d’une couture maison. Quant à sa posture ainsi que sa démarche, elles n’ont rien de noble. Mais il n’y a pas que son rang, comme vous dites, Lady Aveline, grommela la vieille femme dont une veine venait d’apparaître sur la tempe. Je n’aime pas cette femme. Elle arrive de nulle part, fait sensation, s’installe à la villa et obtient des faveurs du duc. Vous vous rendez compte qu’il a offert une boutique à cette voyageuse ?
— Vous connaissez mon père… Il prend des décisions absurdes et précipitées.
— Jamais Lord Alistair n’a donné de sa bourse à l’un de ses gens pour qu’il puisse se vêtir… marmonna-t-elle en croisant les bras.
J’esquissai un sourire narquois. S’il y avait bien quelque chose dont j’étais sûre au sujet de la maîtresse de maison, c’est qu’elle était envieuse des privilèges dont elle ne bénéficiait pas.
— Est-ce de la jalousie que je décèle chez vous ?
— Je préfère mettre fin à cette discussion puérile, Lady Aveline.
Nous nous tûmes et je fermai les yeux. Mon sommeil fut de courte durée...

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