La colère d'un peuple abandonné
Ce fut une soudaine agitation qui me réveilla. La diligence était à l’arrêt, non loin de la sortie de la cité. À l’extérieur, des voix s’échauffaient. Margaret se contorsionnait pour observer la scène.
— S’il vous plaît, messieurs, gardons notre calme, clamait Matthew, visiblement en difficultés.
Je mis un pied à terre. Une horde d’individus bloquait l’allée principale et commençait à encercler le carrosse. Mon cœur battait trop fort et mes mains tremblaient. Le danger ne se mesure qu’au moment où il frappe à la porte. Je devais rester calme.
« Rigueur et maîtrise de soi… voilà sur quoi repose le pouvoir. »
— Bonjour, que nous vaut votre présence ? lançai-je, diplomate.
Un homme à la mine furieuse et à la stature imposante prit la parole.
— Nous souhaitons parler au duc.
Avançant pour me rendre visible, je sentis les yeux de chacun m’accuser silencieusement.
— Mon père est malheureusement indisposé.
Le visage du géant se crispa. Des veines saillantes serpentaient le long de ses avant-bras, et de larges auréoles assombrissaient sa chemise jaunie par le temps. Un tablier de cuir constellé de taches sombres retombait lourdement sur ses jambes. Nul doute possible, c’était un forgeron. Se tournant vers la foule, il s’exclama :
— Lord Alistair est occupé ? Il accorde bien plus d’importance à des visiteurs qu’à son peuple !
Les dires de l’individu furent approuvés par l’assemblée qui se resserrait lentement autour de nous. Même s’il ne s’agissait pas de mon procès, j’étais celle que l’on accablait ; à qui on réclamait des comptes ! Il m’était impossible de leur en vouloir, puisque je partageais leur indignation. J’étais moi aussi la dinde de cette mauvaise farce du duc, dont l’autorité allait de pair avec l’égo. Matthew était descendu, se postant à mes côtés après une caresse aux chevaux pour les rassurer.
— Je peux cependant recueillir vos doléances pour lui en faire part, ajoutai-je, conciliante.
— Pardon, madame, reprit sèchement l’homme, mais c’est à votre père qu’on veut causer. Les affaires, c’est pas pour les demoiselles.
Le sang se mit à fouetter mes tempes avec fureur. Le forgeron fut repris par un nouvel arrivant — un pêcheur, à en juger par son haut de lin imprégné d’odeurs d’eau salée et de poisson — qui brandit le poing avec colère.
— Je vous somme de vous excuser auprès de Lady Aveline et d’employer un autre ton en sa présence, monsieur !
Les deux hommes se firent face, s’adressant injures et provocations. L’air devenait lourd, irrespirable, même. Une bagarre pouvait éclater d’un instant à l’autre. Margaret, qui venait de tendre prudemment la tête hors du carrosse, contempla la scène avec des yeux ronds.
— Les soldats doivent intervenir !
D’un geste sec de la main, je lui ordonnai de se taire.
— Messieurs ! Je vous prie de vous calmer sur-le-champ, grondai-je. Je ne saurais tolérer de tels débordements !
Le forgeron, véritable colosse aux bras semblables à des troncs, revint sur moi, le visage cramoisi.
— Qu’est-ce qu’il prépare encore, le duc, planqué dans sa tour d’ivoire ? À quoi ça rime, tous ces étrangers qu’il fait débarquer ? On est déjà bien trop généreux avec ceux qui viennent par nos routes… lança-t-il en désignant le pêcheur à la chevelure grisonnante. Scandalisé, ce dernier retroussa ses manches.
— Je suis citoyen et commerçant de Rosemere depuis plusieurs décennies ! Je trouve vos paroles profondément outrageantes !
Ils se retrouvèrent fronts collés. Matthew m’attrapa le bras dans un geste sécuritaire.
— Vous devriez remonter dans la diligence, Lady Aveline.
Je me dégageai brusquement.
— Il en est hors de question ! sifflai-je. Je vous le demande une dernière fois, messieurs : calmez-vous, ou je serais beaucoup moins charitable.
Je refusais de fuir comme Père le faisait. Ce genre de comportement n’était pas digne de notre blason. La foule s’était encore rapprochée. La situation échappait totalement à mon contrôle ! Les deux forcenés n’avaient que faire de mes menaces.
— Moi, je suis d’ici, c’est ma terre ! tonna le colosse en frappant sa poitrine. Vous, vous venez d’ailleurs. On n’a pas les mêmes valeurs. Et j’en veux pas, moi, d’étrangers qui débarquent pour salir Rosemere et voler notre pain !
D’autres citoyens vinrent prêter main-forte au pêcheur qui paraissait minuscule et insignifiant face à son adversaire.
— Vous êtes pourtant bien content de profiter de notre artisanat et de nos spécialités, espèce de cochon pesteux !
— De quoi je me mêle, vous ?
Une bousculade et la bagarre explosa. Ils se jetèrent les uns sur les autres, tels des fauves. Mes jambes se figèrent, pétrifiées par toute cette violence. Ces hommes ne se contentaient pas d’échanger des coups, ils s’affrontaient. Comment des différends aussi futiles pouvaient-ils engendrer de telles conséquences ? La rancœur et l’accumulation, sûrement. Alors que mâchoires et nez se brisaient devant mes yeux, les crocs glacés de la culpabilité déchiraient ma chair. J’avais failli à ma responsabilité. À nouveau, la terre de Rosemere se retrouvait imbibée de sang. Matthew me tira en arrière, m’indiquant qu’il fallait faire appel à une patrouille. Mais tandis qu’il faisait mention des soldats, ceux-ci débarquèrent en nombre, armés. L’affrontement redoubla de violence. Les boucliers s’abattirent sur les têtes dans un vacarme qui me fit tressaillir, provoquant parfois des effusions de sang. Mon âme s’évaporait, tirée progressivement de mon enveloppe charnelle par deux doigts invisibles. La scène m’apparaissait désormais comme un mauvais rêve. C’était irréel. Inconcevable.
Peu de temps plus tard, le combat prit fin, et les blessés furent relevés par les soldats.
— Jetez ces gredins dans les geôles ! Ça leur fera pas de mal de plus voir le soleil pendant quelque temps, ordonna le chef de patrouille à ses subordonnés.
Je m’avançai vers eux. Certains citoyens avaient le visage tuméfié, et de leurs orifices s’écoulait le liquide écarlate, souillant encore nos terres, me rappelant qu’elles ne connaîtraient peut-être jamais la paix.
— Emmenez-les d’abord à l’hospice pour qu’ils puissent être examinés et soignés, indiquai-je, fébrile.
L’homme à la tête des soldats me dévisagea.
— Bien, Lady Aveline. Êtes-vous blessée ? s’enquit-il. Faut-il que je fasse un rapport à Lord Alistair ?
— C’est inutile. Contentez-vous de suivre mes ordres.
Je me penchai vers les blessés qui peinaient à me regarder.
— Lorsque vous aurez retrouvé votre liberté, tâchez de faire profil bas, ou je me chargerais personnellement de votre cas.
Je me tournai alors vers la foule, contenant mes larmes, la colère me consumant.
— Cela vaut pour chacun d’entre vous. La violence est un péché sur ces terres, et je ne tolérerai plus le moindre affront !
Les personnes présentes me contemplèrent avec effroi avant de quitter hâtivement les lieux.
Le sujet ne fut abordé qu’au moment du dîner. Je n’avais pas vu Père de la journée. Il semblait particulièrement crispé, ce soir-là. Plus l’arrivée des invités approchait, et plus son humeur se dégradait. D’après les bruits de couloir, il avait houspillé les domestiques suite à un malencontreux incident avec l’un des rideaux de la salle de réception. Après un début de repas dans un silence macabre, il entama la conversation.
— J’ai entendu dire que tu as été prise à partie par des citoyens, cet après-midi.
— C’est exact, Père, marmonnai-je froidement, faisant grincer mon couteau dans mon assiette baignée de sauce.
— Et… que voulaient-ils ? s’impatienta-t-il, ne souhaitant pas s’attarder sur la conversation.
— Ils sont en colère à propos de la réception, comme je vous l’avais expliqué la semaine dernière…
Le duc massa ses tempes avec vivacité, profondément agacé, puis inspira longuement.
— Soit. Je parlerai au peuple sans délai pour calmer les esprits. Je ne peux pas risquer qu’une révolte éclate lors de l’arrivée de nos convives.
Je le contemplai sans la moindre émotion apparente.
— Je me réjouis de vous l’entendre dire.
— Le pouvoir comporte son lot de complications, ma fille. Être à la tête d’une cité, même aussi prospère que Rosemere, est une véritable partie d’échecs où, d’une façon ou d’une autre, tout le monde essaye de décapiter le roi…

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