Tisane et peinture
La fièvre avait beau être soutenable, les vertiges et les douleurs m’obligeaient à tenir le lit. Malheur ! Quelques jours avant la venue des Français et des Italiens ! Les derniers jours ayant été froids, je n’avais pu échapper à la maladie. Bien que je demeurai solide, j’étais régulièrement en proie à la fièvre ainsi qu’au rhume. Après une violente quinte de toux qui me brûla la gorge, je reposai ma tête sur l’oreiller. Au-dessus de moi, Réginald, arborant son habituel air penaud, s’inclina légèrement.
— Souhaitez-vous tout de même manger quelque chose ?
J’avais du mal à garder les yeux ouverts. C’était comme si j’avais traversé la mer à la nage ! Je ne sentais pratiquement plus mes jambes.
— Réginald, articulai-je d’une voix rouillée, avaler ma salive est déjà un vrai supplice…
Il parut navré.
— Puis-je faire quelque chose ?
— Allez prévenir M Alcott que je ne pourrais suivre d’entraînement, aujourd’hui.
Réginald approuva et quitta la pièce de sa démarche de pantin. Sur recommandation de notre maître d’armes, j’avais fait preuve d’assiduité dans mes entraînements qui étaient plus réguliers. Ravi, Gareth avait souligné que bientôt, j’arriverais à un niveau similaire au sien. « Tout est dans la discipline, Lady Aveline ! La discipline ! » m’avait-il répété. Malheureusement, ce jour-ci la maladie l’emportait sur cette dernière. Quelques jours auparavant, j’avais accompagné Père à sa prise de parole sur la grande place. Tout le monde avait répondu présent à son discours. Bien qu’il n’avait rien préparé, Lord Alistair, de par ses grandes qualités d’orateur, su se montrer convaincant. Bien évidemment, il y eut quelques récalcitrants qui manifestèrent leur mécontentement. Je soupçonnai Père, après le discours, d’avoir glissé des bourses garnies dans les poches des quelques détracteurs contre leur silence. Malgré tout, les rumeurs subsistaient, mais après tout, il y en avait toujours eu. Des vertes et des pas mûres d’ailleurs ! Comme les nombreuses liaisons secrètes (et toujours fausses), des femmes de la famille De Rosemere avec des soldats ou des poètes de passage. Ou alors, la légende selon laquelle des tunnels auraient été creusés sous la villa pour y enfouir des trésors inestimables. Pire encore ! Certains racontaient même que des opposants politiques étaient enterrés dans les jardins, et que grâce à la décomposition, et de par le mythe qui entourait Rosemere, la roseraie se nourrissait de leurs dépouilles pour assurer sa beauté ainsi que sa longévité. Une autre rumeur rocambolesque assurait que le théâtre érigé en 1579 par Cédric De Rosemere, était hanté par une femme qu’il avait aimée dans le secret, et que la défunte, attristée de n’avoir pu entretenir une vraie romance avec l’homme, était responsable des rares incidents ayant eu lieu là-bas. Rosemere, en cité digne de ce nom, avait son lot d’histoires et de légendes.
Je n’eus de cœur que pour le sommeil. Dormir était la seule activité à laquelle je pouvais me livrer. Je m’endormis lourdement en m’entendit ronfler. Mais ce fut de courte durée. La porte de la chambre eut beau se refermer doucement, je fus extirpée de mon oreiller. J’eus peine à ouvrir les yeux à cause de la lumière extérieure. Le soleil brillait à s’en brûler la rétine. Mes paupières papillonnèrent et je dus me concentrer pour contempler la personne se tenant à ma porte.
— Mademoiselle Marrowe ?
Ma voix rocailleuse avait une courte portée, mais elle semblait m’avoir entendue.
— Bonjour, Lady Aveline. J’ai eu vent de votre état, je me suis donc permis de vous rendre une petite visite.
Elle s’avança à pas de danseuse.
— C’est gentil de vous soucier de moi.
— Le climat est si tempéré qu’il est facile de tomber malade.
Elle posa délicatement sa main sur mon front. Elle était douce et chaude. Ce court instant fut réconfortant.
— Je crains de ne pas être une fleur, mademoiselle l’herboriste, ris-je, manquant la quinte de toux.
— Pourtant, vous n’êtes pas si différente d’elles...
Je me sentis rougir. Isolde m’examina brièvement puis caressa son menton. Je pouvais imaginer les rouages de son cerveau s’activer et tourner à plein régime.
— Je pense pouvoir vous concocter une infusion médicinale, m’assura-t-elle.
— Décidément, le monde des plantes n’a aucun secret pour vous.
Je crus m’arracher la gorge sur ses paroles. C’était comme si du sable s’était accumulé dans mon gosier et entrait en friction.
— Si vous saviez ! s’exclama-t-elle en m’adressant un clin d’œil. Je reviens rapidement, Lady Aveline.
Et elle tourna les talons pour quitter la pièce en trombe, comme emportée par le vent. Elle débordait d’énergie ! Quelle mystérieuse demoiselle. Je ne cessais de l’observer depuis son arrivée. À vrai dire, j’étais très intriguée. Isolde Marrowe transportait quelque chose avec elle. Ce quelque chose se répandait dans l’air, embellissait la flore et guérissait les maux profond. J’avais très peu échangé avec elle, d’une part car je n’étais pas de nature à entretenir une conversation, mais aussi parce que j’étais… intimidée. Cependant, durant nos échanges de banalités, devant la roseraie ou près d’une fontaine, j’avais ressenti une douce sensation de plénitude. J’étais transportée par la voix de Mlle Marrowe. Était-ce son parfum aux notes de bergamote, de lavande sauvage et de bois de santal qui enivrait quiconque l’humait ? Où était-ce sa personne ? Cette femme était une énigme. Un mystère dans lequel on voulait se perdre. Je ne savais rien d’elle, alors qu’elle semblait tout savoir de moi. Qui était-elle, à l’intérieur ?
Alors que je remuais les centaines de questions qui résonnaient dans ma tête, Isolde Marrowe revint avec une tasse en céramique fumante. Elle s’approcha de mon lit et m’offrit la tisane avec précaution. Je ne puis m’empêcher d’humer ce qu’elle m’avait préparé.
— Cela sent si bon… déclarai-je d’une voix râpeuse, manquant de m’étrangler. Je décèle des notes de miel.
— Vous avez un bon odorat. Il s’agit d’une tisane de sureau, accompagnée d’une petite touche de miel pour apaiser la gorge. Cela devrait faciliter votre convalescence.
Je bus une lampée. La température de l’infusion était parfaite. Elle était douce et facile à boire.
— Merci infiniment, mademoiselle Marrowe. Vous êtes très attentionnée.
Elle esquissa un sourire et admira l’intégralité de la chambre avec des yeux d’enfants. C’était sûrement la première fois qu’elle mettait les pieds dans une chambre de ce genre. Elle se mit à parcourir la pièce, tournoyant sur elle-même.
— Votre chambre est splendide, prononça-t-elle avant de s’arrêter près de mon chevalet. Vous peignez ?
— De temps à autre.
— Vous avez un goût très prononcé pour les détails. Pour preuve, les parterres sont parfaitement symétriques. Et puis, les ombrages sont très appliqués. On dirait que rien ne vous échappe, Lady Aveline.
Encore une fois, elle me connaissait très bien.
— Effectivement… Je peux vous faire une confidence, Mlle Marrowe ?
Elle approuva d’un mouvement de tête, tout ouïe. Je me redressai un peu dans mon lit et sentis ma tête tanguer de gauche à droite.
— Je vous observe beaucoup. De ma chambre, j’ai une vue parfaite sur les jardins, et il m’arrive de vous voir près de la roseraie.
Je dus me racler la gorge pour poursuivre.
— Je ne sais pas comment l’exprimer, mais vous venez parfaire cette fresque que je m’évertue à peindre depuis plusieurs semaines. À vrai dire, je voulais vous rajouter dessus. Puis je me suis dit qu’un portrait vous mettrait bien plus en valeur.
Je la vis passer par plusieurs émotions en quelques secondes. Son regard affichait une pointe de terreur.
— Moi ? En portrait ? Je ne sais pas si je suis un modèle de qualité…
— Nous pourrons vérifier cela une fois que je serais remise sur pieds. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas peint de portrait. Et comme vous êtes indisposée la journée et que je ne sais quoi faire de mes soirées…
Elle se mit à rougir. Son visage paraissait encore plus doux et délicat lorsqu’elle exprimait pleinement ses émotions. Isolde était si authentique. Elle n’avait aucun artifice.
— Eh bien… Ce sera un grand honneur, Lady Aveline !
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