Une réception houleuse

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Je fus de nouveau d’aplomb trois jours plus tard. La tisane de Mlle Marrowe était sacrément efficace ! Cela n’avait pas échappé à Père. Épaté, il lui accorda une parcelle de terre afin qu’elle puisse y faire pousser des plantes médicinales. Mais en plus de cela, dans un véritable coup de théâtre, il confia l’intégralité des massifs de fleurs à l’herboriste, reléguant Alfred Penbrooke, notre jardinier, au rang de simple agent d’entretien. Les directives du duc ne laissèrent indifférent le personnel, dont M Penbrooke qui fut outré par cette décision hâtive.

« J’ai préservé la vie de ces extérieurs sans jamais faillir à mon devoir, et voilà qu’une inconnue me vole cette tâche qui me tenait tant à cœur ! Je me sens humilié… »

Père eut beau assurer à l’homme que tout ceci était temporaire et que Isolde se contentait de lui apporter son aide, celui-ci n’en démordit pas. Dans les couloirs de la villa, la méfiance régnait. Le personnel était aux abois. L’herboriste était désormais crainte comme la peste. Pire encore ! Une rancœur virulente envers le duc s’installait. Les privilèges accordés à la jeune femme ne plaisaient pas du tout. Malgré tout, le domaine poursuivit son train de vie. Le jour de la réception, tout fut prêt.

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Parée de ma robe sur mesure, j’attendais aux côtés de mon père, au sommet des marches, que nos invités franchissent les grilles pour les accueillir. Quatre diligences pénétrèrent la demeure familiale. À tour de rôle, assaillies par les domestiques qui s’empressèrent de les saluer puis de prendre leurs bagages, Français et Italiens mirent pied à terre. En raison des tensions diplomatiques entre les deux pays, ils s’évitaient méticuleusement. Espérer une réconciliation ici revenait à croire qu’un blaireau puisse se mettre à filer de la soie ! Impatient, il finit par descendre les marches, me laissant derrière lui. Vint alors se poster à mes côtés Mlle Marrowe, vêtue d’une étoffe brodée. J’enviais sa tenue. Elle n’était pas contrainte à porter des robes en raison de son rang, au moins.

— Eh bien, ces gens n’ont pas l’air d’avoir fait bon voyage ! ricana-t-elle.

Depuis que nous nous voyions le soir, afin de mettre sur toile son portrait, une forme de complicité s’était installée entre l’herboriste et moi. Elle était telle, que c’était comme si nous nous connaissions depuis toujours. En sa présence, je me permettais de relâcher le poids de mon cœur concernant mon père, ma famille, ainsi que le climat au sein de la villa. Pleine d’humour, Isolde dédramatisait la situation, ce qui me faisait le plus grand bien. Elle était si positive. Et puis, je devais reconnaître que son imitation burlesque de Margaret Blyth était franchement très réussie et hilarante.

— Attendez-vous à les voir arborer ces mines jusqu’à la fin de leur séjour, lui marmonnai-je, déjà lassée de devoir supporter leur présence et de converser avec eux.

— Vous allez tenir le coup, Lady Aveline ? me lança-t-elle avec sarcasme.

— Ai-je vraiment le choix ? Et vous, alors ? En quelque sorte, vous êtes l’attraction principale de cette réception !

Elle esquissa son sourire plein d’assurance qui, j’ignorais pourquoi, me procurait des fourmillements dans le ventre.

— Ne vous en faites pas pour moi !

La première famille à se présenter fut les Morosini, de Venise. La comtesse, Bianca Morosini, était une femme raffinée aux airs espiègles. Elle était venue avec son mari ainsi que ses deux enfants qui gardaient le silence et suivaient aveuglément leurs parents. Le Chevalier Étienne de La Rivière, ainsi que son frère, Marc, se tenaient à l’écart. Ils étaient aux aguets, craignant visiblement de subir une tentative d’agression. Les deux hommes nous venaient tout droit d’Anjou. Lorenzo Bardi, de Florence, accompagné de sa délicieuse épouse, semblait très proche des Morosini. Les familles échangèrent quelques mots en italien — sans doute pour se moquer des Français, puisqu’elles lancèrent un regard à peine discret aux frères d’Anjou avant de rire à gorge déployée. Le comte Armand de Montreuil, après avoir consciencieusement évité les autres invités, esquissa un large sourire en contemplant la villa, puis déclara à ses fils — trois jeunes hommes d’une grande élégance— :

— Et voici l’œuvre architecturale de Rosemere dans toute sa splendeur !

Lord Alistair se résolut à m’annoncer, et je dus bien évidemment me forcer à sourire pour paraître polie. Mais l’échange fut vite expédié, car celle que Père souhaitait avant tout mettre à l’honneur était l’herboriste. Il prit la voix d’un prestidigitateur sur le point de dévoiler son tour le plus accompli.

— Mesdames et Messieurs, la cité de Rosemere ainsi que la famille ducale ont l’immense honneur d’accueillir mademoiselle Marrowe, surnommée par tous ‘’la main qui fait pousser’’ !

Il exhiba Isolde telle une œuvre d’art. Dommage... j’aurais presque attendu des serpentins et quelques confettis ! Les convives se ruèrent sur la jeune femme, me bousculant au passage. Je m’éloignai, bien contente de ne pas être le centre de l’attention. Habituée à la célébrité, l’herboriste ne se laissa nullement troubler par l’agitation.

Les présentations terminées, Père, en hôte d’exception, fit naturellement visiter la villa, en commençant par les extérieurs, vantant le travail de nos prédécesseurs. Il poursuivit par l’intérieur, s’attardant dans le grand hall, la bibliothèque, ainsi que la galerie d’art. Il survola brièvement les cuisines, fit faire le tour de ses quartiers, puis des miens, mais évita ceux du personnel. Il présenta les appartements des invités. Avec un total de 22 chambrées, il y avait de la place ainsi que suffisamment d’espace pour les séparer les uns des autres. Puis, après avoir exposé quelques modestes réussites de notre famille — avec l’habileté de passer les femmes sous silence — le duc invita la troupe à le suivre jusqu’à la salle de réception. Pour l’occasion, celle-ci avait été décorée avec soin. Les domestiques s’étaient impliqués jour et nuit pour offrir le meilleur des accueils. Les familles furent époustouflées. Père avait déployé d’importants moyens pour ériger ce somptueux endroit. Hans Keller, maître architecte germanique très prisé pour son savoir-faire équilibré entre monumentalisme et fonctionnel, n’avait cessé de mettre son grain de sel dans le projet. Il avait avoué à mon père — le vin rendant cet homme froid et silencieux tout à coup bavard comme une pie — que sa vision de la grande salle hantait ses nuits, le privant de sommeil. Parmi nos artisans locaux, tailleurs de pierre et ébénistes avaient usé de leur talent, conférant à la pièce confort et noblesse. Jan Van der Steen, un peintre flamand, avait recouvert les murs d’imposantes fresques en lien avec la villa ainsi que l’histoire familiale. Chaque détail, de la décoration à l’argenterie, rappelait où l’on se trouvait. Un succulent banquet était dressé sur la table massive. Pour l’occasion, le duc avait fait venir des musiciens afin d’animer le repas. La comtesse Bianca Morosini se tourna vers lui, admirative.

— Je dois avouer que cette maison ne cesse de nous surprendre !

Une fois tout le monde installé — Français et Italiens méticuleusement séparés — Père se leva et fit tinter sa coupelle à l’aide d’une fourchette pour réclamer le silence. Assise à ses côtés, j’étais habitée par la désagréable sensation que tout le monde scrutait mes moindres faits et gestes. À ma droite, Isolde, que l’on avait cessé de solliciter pour des conseils ou de petits services, semblait aux anges.

— Mes très chers invités, je tiens à vous remercier encore pour votre présence en ces lieux. La villa De Rosemere est ravie de vous accueillir en son sein, et nous espérons que votre séjour sera fleurissant. Bien plus que pour savourer un succulent dîner, c’est pour établir un climat de paix et de confiance que nous sommes réunis. Afin de fixer un accord concernant les voies commerciales, je propose que nous fassions table rase du passé ainsi que de nos rancœurs historiques. Je suis persuadé que nos cités respectives ont beaucoup à s’apporter, mais aussi à s’apprendre ! Alors, profitez de ce moment parmi nous. Remplissez-vous la pense, buvez, et surtout, vivez un agréable séjour ! Le banquet peut désormais commencer.

Père de nouveau assit, tout le monde se précipita sur la nourriture. Les mets des cuisines embaumaient la pièce d’odeurs alléchantes. Benedict Crowe notre chef, et Ewan Tressel son second, s’étaient vraiment surpassés ! Cygne farci, lamproie au vin, tourtes de légumes, poires pochées et oranges confites ornaient notre magnifique table. Père avait fait venir une importante quantité d’hydromel parfumé aux roses d’une production locale. Ce précieux nectar dont s’abreuvaient les plus sensibles à la boisson se dégustait comme du lait frais. Cependant, il faisait très vite son effet ! Ce fut au bout de mon troisième verre que je me sentis divaguer.

Comme à son habitude en présence de convives, Père retraça l’histoire de notre famille. Et évidemment, il arrangea certains événements à sa convenance, craignant d’entacher notre image à travers les récits. La prise de pouvoir de l’ancienne Rosemeria ? Une simple passation, bien sûr ! Mais ce qui me fit voir rouge, à ce moment précis, fut la façon dont il évita de mentionner les femmes de la famille, dont Éléonore De Rosemere, qui était considérée comme la duchesse la plus digne du titre ! Comment osait-il ignorer ses exploits ? Vaseuse, mais déterminée, je lui coupai la parole, m’attirant des regards outrés.

— Vous glorifiez les hommes au détriment de celles qui ont fait de cette ville ce qu’elle est aujourd’hui, Père.

Même Isolde Marrowe bondit de sa chaise, frappée par mon intervention. L’ingrate future héritière venait de déclencher un nouveau scandale ! Les mains du duc se cramponnèrent à la table. Son regard d’acier était braqué sur moi tel un canon prêt à tirer. Malgré sa colère qui atteignait le stade de l’ébullition, il maintint son calme. Il ne pouvait me faire de remontrances devant de prestigieux invités fraîchement arrivés. Tout cela allait me coûter, mais je m’en moquais. Bafouer la mémoire des femmes de Rosemere était un affront que même le peuple n’aurait pu pardonner.

— Je te prierai de ne pas interrompre mon récit, chère enfant.

Sa voix, qu’il voulut très calme, cachait une note que je pus aisément déceler. Celle de l’amertume.

— Et moi, je vous prierai d’honorer la mémoire des femmes qui ont bâti la cité dont vous avez hérité.

La main de l’herboriste se posa discrètement sur mon bras. L’eau se mit à déborder de ce vase bien trop rempli. Une rage sourde fouettait mes tempes, et une sueur brûlante, bien plus salée que la mer, constellait mon front. Il faisait si chaud sous cette robe, tout à coup ! J’eus envie de l’arracher, de la mettre en pièce, tout cela devant Père et son regard qui ne m’inspirait que du mépris. À quelques places de moi, Lorenzo Bardi, avachi sur sa chaise, tenant sa coupe d’hydromel, adressa un hochement de menton à l’attention de mon père.

— Est-il commun que les dames répondent aux hommes, par chez vous ?

Je lui lançai un regard noir. Cet homme — ou plutôt ce jeune héritier illégitime — qui s’était emparé de Florence et de ses richesses grâce à un mariage politique avec sa femme, encore frêle de l’adolescence, me révulsait au plus haut point.

Par chez nous, les femmes ont toujours occupé une place importante, le corrigeai-je. Le respect leur est dû. Vous devriez profiter de ce séjour pour vous inspirer, Monsieur Bardi, votre magnifique cité de Florence ne s’en porterait que mieux.

Ce coup-ci, Père ne put se contenir. Son poing s’écrasa contre la table, faisant bondir plats et couverts.

— Silence, Aveline ! As-tu oublié à qui tu t’adresses ? Présente tes excuses, immédiatement !

Folle de rage, je me levai avec désinvolture, manquant de tomber à la renverse en raison des vertiges.

— Je ne laisserai quiconque souiller l’honneur de nos mères ! Elles sont l’emblème de cette cité. C’est grâce à elles que notre devise a du sens ! Mais visiblement, vous avez une mémoire défaillante, Père.

Sur ces mots, je quittai la pièce en trombe, jetant au feu les politesses.

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