Les maux d'une orpheline

8 minutes de lecture

Ayant été sortie de ma peinture par l’herboriste, je ne me sentais plus de poursuivre. N’ayant pas pratiqué l’escrime depuis quelque temps, il me paraissait judicieux de m’entraîner. En traversant l’allée principale, j’espérais trouver Gareth Alcott dans la salle d’armes. Il y passait le plus clair de son temps, entretenant rapières et protections en cuir, épluchant les manuscrits d’escrime les plus pointus, et méditant de temps à autre afin de se recentrer. Il sortait peu, préférant le calme à l’animosité extérieure. C’était un homme fermement accroché à son éducation ainsi qu’à ses principes fondamentaux. Et même s’il semblait austère, il était dévoué et toujours à l’écoute. J’aimais me confier à lui.



Ma famille tirait une grande fierté de cette salle d’entraînement, ornée de magnifiques tapisseries arborant le cachet de Rosemere. Toujours aux aguets malgré sa retraite, l’ancien soldat de patrouille fit de l’ordre dans ses documents avant de se hisser sur ses jambes fines et musclées.

— Lady Aveline, me salua-t-il poliment, un sourire paternel sur son visage au teint irrégulier.

— Monsieur Alcott.

— Une éternité me semble s’être écoulée depuis notre dernier entraînement…

Il m’adressait un subtil reproche.

— Il n’y a pas que les hommes qui sont occupés, vous savez.

Il approuva de la tête et m’invita à m’équiper. Respectueux des procédures, il me fit vérifier l’intégralité de mon attirail afin d’en confirmer sa conformité. Nous fîmes ensuite les habituels exercices d’échauffement, puis commençâmes l’entraînement. Parade, riposte, feinte, dégagement… Le maître d’armes avait beau être pédagogue, il n’y allait pas de main morte et ne me faisait pas de traitement de faveur. Visiblement rouillée, j’avais beaucoup de mal à suivre les exercices, ce qui commençait progressivement à agacer mon professeur. Il finit par me tourner le dos et à dessiner des cercles dans la pièce.

— Vous manquez de discipline, Lady Aveline. L’absence de régularité vient saboter tout l’enseignement que je vous apporte.

Mes yeux fixèrent le vide. Ce n’était pas le moment de me faire des remarques désobligeantes.

— Ce n’est pas comme si les femmes pouvaient participer à des tournois…

Gareth frappa deux fois la pointe de sa rapière contre le sol.

— Il n’est nullement question de compétitions, mais de traditions. Tout De Rosemere doit recevoir un enseignement à l’escrime. C’est un noble privilège perpétué depuis des générations. Auriez-vous oublié l’histoire de votre famille, pour outrepasser ouvertement cette coutume ?

— J’ai conscience de mes racines, monsieur Alcott… Et je sais de quoi résulte ce rite : d’un acte sanglant, répliquai-je sèchement.

— Votre famille a abandonné les armes afin d’absoudre le crime commis par Lord Thomas De Rosemeria. Aujourd’hui, le maniement de l’épée n’est plus destiné à tuer ! Il est là pour rappeler aux héritiers que leur pouvoir repose sur la maîtrise de soi, la retenue ainsi que la rigueur. L’escrime est un symbole de discipline, de droiture et de justice, Lady Aveline.

Le simple fait d’entendre parler de Lord Thomas me crispa davantage.

— Il est tout de même difficile de porter le poids de cet héritage…

Gareth fit tournoyer son épée d’une main leste et se mit à l’admirer, revenant finalement sur moi.

— Je vous sens tourmentée. C’est au sujet de votre père et des futurs accords qui s’annoncent, n’est-ce pas ?

Je ne sus quoi répondre. Notre maître d’armes lisait en moi comme dans un livre ouvert. Rien ne pouvait lui échapper, même lorsque je me montrais fermée.

— Je pense qu’échanger quelques coups pourrait vous libérer de votre mutisme, poursuivit-il calmement.

J’approuvai d’un mouvement de tête. Après un bref salut, nous nous mîmes en garde et entamâmes un duel amical au rythme soutenu.

— C’est un véritable mur depuis le départ de Mère, finis-je par gronder. J’ai l’impression de vivre, de souper et de boire le cidre avec un parfait inconnu !

La colère de mes mots me brûlait l’estomac. Mon ressentiment se déversait à travers chaque coup. Gareth Alcott, escrimeur de renom, dont les exploits étaient chantés à travers les contrées, possédait une parade parfaite. Rien qu’à sa garde, on savait que cet homme était difficile à toucher. Il ne cherchait pas à être spectaculaire. Son entraînement militaire le conduisait à un style tactique qui, derrière sa simplicité, s’avérait redoutable. C’était un individu sobre, dépourvu de toute excentricité. Pour autant, sa personnalité demeurait complexe, illisible aux yeux de ceux qui basaient leur jugement sur les apparences ! Or, derrière ce masque d’intransigeance et de froideur, se cachait un individu observateur et sensible à son environnement.

— Votre père a toujours été un homme distant. Et puis, il est focalisé sur ses responsabilités. Elles priment sur tout... c’est une vraie mule !

— Il est recroquevillé sur lui-même. J’ai l’impression d’être… sans intérêt pour lui. C’est tout juste s’il m’adresse la parole.

— Le duc ignorait aussi votre mère, vous savez. Ce n’est pas qu’il ne vous estime pas… simplement, il vit dans une bulle si étroite qu’il n’y a guère de place pour quiconque à ses côtés. Sur son trône comme dans sa maison, il n’a jamais su accueillir une famille. Il ne s’est jamais vraiment tenu à sa place, ni comme mari, ni comme père.

Je retrouvais progressivement ma technique ainsi que ma précision. Les échanges étaient de plus en plus vifs. Une jeune femme ne méritait donc pas d’avoir une place dans le coeur de son père ? Qu’étais-je pour lui ? Une formalité ? Je méritais tous les reproches du monde, mais pas une once d’affection ? Mon maître eut beau choisir ses mots avec soin, une lame invisible taillada mes entrailles. Suite à une parade, je parvins à mener une offensive fulgurante qui, le temps d’un instant, déstabilisa mon adversaire.

— J’avais besoin d’un père, à mon jeune âge. Or, j’ai dû vivre comme une orpheline ! criai-je, faisant exploser ma colère.

Gareth Alcott, d’un sang-froid impressionnant, me mit en déroute et toucha mon épaule du bout de sa rapière. J’échappai mon équipement, le visage pourpre, les yeux débordants de larmes.

— Il n’a jamais versé une larme pour Mère, et il ne pleurerait pas davantage pour moi ! C’est un enfant gâté, immature et capricieux. C’est donc cela, les valeurs de la famille De Rosemere ? Notre devise a-t-elle encore le moindre sens dans de telles circonstances ?

Le maître d’armes déposa son attirail sur les râteliers et revint vers moi. D’un geste paternel, il saisit délicatement mon épaule tremblante.

— Je comprends votre colère, Lady Aveline. Mais ce n’est pas dans le regard de votre père que vous trouverez votre valeur. Vous n’êtes pas définie par son absence ou son mépris. Vous portez en vous la force qu’il n’a jamais su voir, et comptez sur moi pour vous rappeler qu’elle existe chaque fois que vous en douterez.

Ma main enlaçai la sienne, absorbant sa chaleur et sa tendresse.

— Merci, M Alcott…

Il sourit.

— La leçon d’aujourd’hui est terminée, ma jeune élève.



Afin de me vider l’esprit, je prêtai main-forte aux domestiques dans leurs besognes, apportant de ma touche personnelle. Puis, après un dur labeur, je retrouvai Père dans la salle à manger pour partager le souper. Nous dînions toujours l’un en face de l’autre, notre immense table en bois massif maintenant une distance considérable entre nous. J’occupais la place de Mère. Cette pièce, bien qu’elle parût particulièrement sombre le soir, simplement éclairée par des chandeliers et des torchères, était chaleureuse. Il y régnait des odeurs de pain et de ragoût. Le repas nous fut rapidement apporté et nous commençâmes à dîner en silence, tels des moines dans un monastère. Je pris finalement la parole après une goulée de vin.

— J’ai rencontré l’herboriste que vous avez engagée, tout à l’heure.

Il leva la tête de son assiette de chevreuil en croûte avec une pointe de curiosité. Ainsi, ses yeux ressemblaient à ceux d’une souris.

— Ah oui ? Elle s’est présentée à toi ?

— Non, je suis allée à sa rencontre dans les jardins. Je l’ai prise pour une vandale.

— J’espère que tu ne t’es pas montrée véhémente, me houspilla-t-il avant d’essuyer doucement sa bouche avec sa serviette. C’est un honneur de l’avoir entre nos murs, ce n’est pas n’importe qui.

Je réprimai un rire sarcastique. Les effluves d’alcool me montaient à la tête.

— Et qui est-elle donc pour susciter un tel intérêt de votre part ?

Un sourire victorieux étira ses lèvres. Le même que celui d’un joueur d’échecs au moment où la partie bascule inexorablement en sa faveur.

— Nulle autre que celle que l’on surnomme ‘’La main qui fait pousser’’.

Ma coupe faillit se renverser. Le vin tangua dangereusement, manquant de tacher mon chemisier. Les mots mirent du temps à me venir.

— Elle ? Mais… bredouillai-je, abasourdie.

— Il semblerait que le charme de Rosemere lui ait donné cœur à voyager, reprit fièrement l’homme. Tu connais sa réputation, n’est-ce pas ? Qui donc n’a jamais entendu parler d’elle ? Personne ne sait réellement d’où elle vient. On raconte que cette femme aurait parcouru plus de contrées que quiconque pour étudier les plantes et les fleurs. Certains murmurent même qu’elle serait capable de les transformer. Ayant eu vent de sa présence, je lui ai proposé de séjourner ici, le temps de la réception, afin de veiller sur ce que nous avons de plus précieux.

Je peinais à y croire. Une femme d’une telle renommée foulait nos terres !

— Tu as aussi financé son futur commerce, apparemment… balbutiai-je, me voulant piquante.

— — C’est exact. Avec quelqu’un d’une telle réputation, il fallait s’assurer qu’elle ait envie de rester. Sa boutique attirera du monde, c’est certain. Nous venons d’accueillir une poule aux œufs d’or, ma fille !

Père était un homme stratégique et calculateur. Lorsqu’une occasion juteuse se présentait, il se jetait dessus comme un démuni affamé. Il ne se distinguait ni par ses innovations ni par de grands projets ; le duc était respecté pour sa maîtrise de l’économie locale et son intérêt implacable pour le commerce. S’installer ici assurait richesse et protection. Mais prospérer comporte son lot de frayeurs, dont celle de voir s’effondrer en un instant ce que l’on croit acquis. La future réception inquiétait profondément les marchands locaux, s’imaginant déjà devoir faire de la place pour des concurrents, voire même se faire remplacer. Bien que Rosemere fût une citée ouverte, il y régnait un fort sentiment d’appartenance. Une identité propre qui n’existait nulle part ailleurs. Si l’importation de marchandises ne dérangeait personne, l’afflux soudain de nouveaux arrivants créait des tensions. En 200 ans d’histoire, jamais le peuple ne s’était révolté contre la famille ducale. Mais ces derniers temps, un nuage sombre s’était formé au-dessus de la villa, présage d’une tempête à venir pour laquelle nous n’étions nullement préparés.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Clarence Alston ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0